L’antisémitisme en question. Réflexions sur le respect de l’Autre.

Les attaques terroristes du Hamas sur le territoire israélien le 7 octobre 2023, et la sanglante répression que l’armée israélienne mène sans relâche depuis ce jour-là à Gaza ont provoqué de violentes polémiques au sein du monde intellectuel français. Je les analyserai dans mon blog d’aujourd’hui en me limitant aux 2 textes parus dans la revue en ligne AOC, le 1er et le 13 novembre 2023.

Le premier – publié par Didier Fassin sous le titre « Le spectre d’un génocide à Gaza » – a suscité une réaction collective de Bruno Karsenti, Jacques Ehrenfreund, Julia Christ, Jean-Philippe Heurtin, Luc Boltanski, et Danny Trom, intitulée: « Un génocide à Gaza ? Une réponse à Didier Fassin ».

J’ai centré ma réflexion sur cette polémique parce qu’elle concerne au premier chef le petit monde des sciences sociales, et plus précisément l’institution dont je fais encore partie, à savoir l’EHESS. 5 des 7 auteurs impliqués dans cette polémique sont, en effet, rattachés à des centres de recherches de l’EHESS, et deux d’entre eux (Didier Fassin et Luc Boltanski) appartiennent au même institut (l’IRIS).

Pour prendre la mesure de l’extrême gravité de ce conflit interne, il faut commencer par présenter précisément les arguments de chacun des deux camps (j’ai mis entre guillemets les propos tenus par les uns et les autres).

1. Présentation des arguments.

« Le spectre d’un génocide à Gaza » (Didier Fassin)

1. « L’annihilation du Hamas, que la plupart des experts jugent irréaliste, se traduit de fait par un massacre des civils gazaouis ». « Pendant les trois premières semaines de la guerre à Gaza, les représailles ont fait 7 703 morts, dont 3 595 enfants (….). Pour les plus de 20 000 blessés, dont un tiers d’enfants, ce sont des mutilations, des brûlures, des handicaps avec lesquels il leur faudra vivre ». « Un siège total a été imposé, avec blocus de l’électricité, du carburant, de la nourriture et des médicaments ».

2. « Un nombre croissant d’organisations et d’analystes voient le spectre d’un génocide » dans ces massacres.

3. En 1904, dans le Sud-Ouest de l’Afrique, les colons allemands ont voulu créer «  »une Allemagne africaine » où les peuples autochtones seraient parqués dans des réserves ». Ils ont massacré les Hereros qui s’étaient rebellés parce qu’ils étaient « traités comme des animaux ». Ce fut « le premier génocide du XXe siècle, considéré par certains historiens comme la matrice de la Shoah ».

4. « Comparaison n’est pas raison, mais il y a de préoccupantes similitudes entre ce qui s’est joué dans le Sud-Ouest africain et ce qui se joue aujourd’hui à Gaza. Des décennies d’une colonisation qui réduit les territoires palestiniens à une multiplicité d’enclaves toujours plus petites où les habitants sont agressés, les champs d’oliviers détruits, les déplacements restreints, les humiliations quotidiennes ».

5. La colonisation israélienne réduit les territoires palestiniens à l’état d’enclaves. « Le droit de tuer » est légitimé par les propos officiels niant l’existence du peuple palestinien et les présentant « comme des animaux ».

6. « Dans ce contexte, les attaques palestiniennes contre des Israéliens se sont produites au fil des ans, culminant dans l’incursion meurtrière du Hamas en territoire israélien le 7 octobre, faisant 1 400 victimes civiles et militaires et aboutissant à la capture de plus de 200 otages, ce que le représentant permanent d’Israël aux Nations unies a qualifié de « crime de guerre » ».

7. La répression aveugle de l’arméee israélienne a conduit « 880 universitaires du monde entier » à signer un texte « alertant sur un potentiel génocide à Gaza ». « L’organisation états-unienne Jewish Voice for Peace » implorant de son côté « toutes les personnes de conscience d’arrêter le génocide imminent des Palestiniens ».

« Un génocide à Gaza ? Une réponse à Didier Fassin » (Bruno Karsenti, Jacques Ehrenfreund, Julia Christ, Jean-Philippe Heurtin, Luc Boltanski, et Danny Trom).

1. « Le 7 octobre 2023, l’État d’Israël a été attaqué sur son territoire souverain ». Par conséquent, « le soutien à la guerre qu’Israël mène actuellement contre le Hamas à Gaza est légitime, dans les limites posées par le droit international humanitaire ».

2. Si « Israël a le devoir absolu d’épargner chaque vie civile dans la mesure de ses possibilités et de respecter le droit humanitaire, cette obligation devrait s’imposer également au Hamas ». « À ce titre lui incombe le devoir de protéger la population sous sa responsabilité plutôt que de l’exposer volontairement, de libérer immédiatement les civils israéliens, (..) et de traiter les soldats capturés en accord avec la convention de Genève ».

3. Dans son texte, Didier Fassin reprend à son compte « la narration » affirmant qu' »Israël n’a pas été attaqué par un groupe terroriste, mais a été la cible d’un acte de résistance à l’occupant ». « À cette aune, le crime de masse devient un motif de gloire ». « En présentant les Juifs comme « des colonisateurs allochtones, dans une logique génocidaire », Didier Fassin « s’efforce de saper la légitimité même de l’existence de l’Etat d’Israël ».

4. La référence au massacre des Hereros introduit « une comparaison particulièrement perverse, au sens propre du terme, qui consiste à imputer à la victime la responsabilité du crime qu’elle a subi ». « Didier Fassin souligne que la répression en Namibie passa aussi par l’empoisonnement des puits d’eau des Héréros afin de les éliminer ». « Allusion indigne » car « faut-il le rappeler, l’accusation d’empoisonner les puits portée contre les Juifs du Moyen-Âge était à chaque fois le prélude à leur expulsion ou à leur massacre ». « On frémit à l’idée qu’un professeur, doté des plus hauts titres, déchoit à ce point ».

5. « Dans ce récit, les Juifs sont donc étrangers à la Palestine. À l’instar des colonisateurs français, belges ou britanniques partout où ils dominaient, ils « occupent » ce qui ne leur appartient pas ». Didier Fassin « réactive ainsi un geste antisémite classique qui procède toujours par inversion ». « Alors que la relativisation de la Shoah fut longtemps portée par l’extrême-droite allemande, (…) elle est aujourd’hui devenue l’affaire des idéologues décoloniaux qui prolifèrent et dont Didier Fassin est l’un des prophètes les plus éloquents ».

6. Pour Didier Fassin, « une vie juive vaut bien moins que toute autre, et la réalité de la violence antisémite doit s’effacer derrière le racisme et l’islamophobie ».

7. Il est peut-être irréaliste de croire à l’élimination du Hamas, « mais cela ne doit pas servir de paravent à ceux qui, sans jamais le confesser publiquement, prêchent les vertus du cessez-le-feu et de la paix en fantasmant la destruction de l’État d’Israël ».

2. Analyse de la polémique.

Didier Fassin a répondu à ces violentes critiques dans un texte intitulé « Ne pas renoncer à penser » (AOC, 15 novembre 2023) par des arguments qui me semblent pertinents pour l’essentiel. Loin d’affirmer qu’« une vie juive vaut bien moins que toute autre », il a insisté sur la disproportion entre le nombre de victimes dans chaque camp: « le rapport entre le nombre de tués israéliens et palestiniens était d’un à cent, plus élevé encore si l’on s’en tient aux seuls civils ». S’il a évoqué le risque de « génocide », comme l’ont fait beaucoup d’autres organisations humanitaires, c’est pour alerter les gouvernements occidentaux qui ont dénoncé – à juste titre – la barbarie des crimes commis par le Hamas, mais sont restés – pendant un long moment – quasiment silencieux sur la mort de milliers d’enfants gazaouis. Didier Fassin a raison aussi de préciser que son texte ne remet nullement en cause l’existence d’Israël et qu’à aucun moment il ne relativise les horreurs de la Shoah. Loin de justifier les crimes du Hamas, son article avait pour but de les expliquer en les replaçant dans l’histoire longue du conflit israélo/palestinien.

L’accusation d’antisémitisme paraît donc totalement déplacée. Et dénoncer celles et ceux qui exigent un cessez-le-feu immédiat pour mettre un terme aux souffrances de la population palestinienne comme des gens qui « sans le confesser publiquement (…) fantasment la destruction de l’État d’Israël », c’est s’enfermer dans des procès qui ne peuvent que desservir la cause israélienne car ils sont en contradiction avec les principes humanitaires dont se réclament pourtant les auteurs de ce texte.

Il est donc légitime que Didier Fassin ait jugé « intolérable le flot de calomnies » déversées contre lui. Il a eu raison aussi d’affirmer que « le rôle des sciences sociales est de contribuer à la compréhension du monde » car « le travail du chercheur repose sur l’enquête et sur l’interprétation » en mobilisant « ce qui caractérise toutes les disciplines scientifiques, à savoir l’esprit critique ».

Le problème de Didier Fassin, c’est qu’il n’applique pas toujours à lui-même les principes qu’il oppose aux autres. Nous en avons fait l’expérience, Stéphane Beaud et moi, lors de la sortie de notre livre Race et sciences sociales (Agone, 2020) dans lequel nous critiquions certaines de ses analyses sur la question raciale. Alors que l’un des objectifs essentiels de cet ouvrage était de plaider pour que les chercheurs travaillant sur des sujets qui font constamment la une de l’actualité prennent du recul, afin de pouvoir y réfléchir sereinement, il s’était contenté d’ironiser sur cette revendication d’autonomie. Son compte rendu intitulé « Un vent de réaction souffle sur la vie intellectuelle » (AOC, 23 février 2021), n’avait pas d’autre but que de nous discréditer en nous accusant de faire le jeu des réactionnaires qui nient ou qui minimisent le racisme. Nous lui avions répondu dans un article intitulé « Pour une éthique de la discussion » (AOC, 15 mars 2021), dans lequel nous disions déjà, ce qu’il répète quasiment mot pour mot dans sa réponse à Karsenti et alii: « le débat scientifique suppose le respect de ses interlocuteurs et l’intégrité des arguments qu’on leur oppose ».

Cette nouvelle polémique confirme ce que j’avais analysé dans ma réponse aux critiques de Fassin. (Cf « Les médias sociaux, le journalisme et la crise des sciences sociales. 2. Un livre à brûler? »).Les sciences sociales sont minées aujourd’hui par une confusion de plus en plus forte entre la fonction du savant et celle de l’intellectuel. Ce problème – qui concernait surtout les philosophes et les historiens jusqu’à la fin du XXe siècle – affecte fortement désormais les sociologues. Il y a plus de vingt-cinq ans, Pierre Bourdieu avait écrit, dans ses Méditations pascaliennes (Le Seuil, 1997) : « je n’aime pas l’intellectuel en moi ». Cette petite phrase signalait la contradiction que doivent affronter les « chercheurs engagés », c’est-à-dire ceux qui interviennent dans le débat politique car ils croient à l’utilité civique ou sociale de leurs recherches.

Il existe en effet des différences essentielles entre la fonction du savant et celle de l’intellectuel. Le savant maîtrise ses propres questionnements pour produire des connaissances issues de recherches spécialisées, en se tenant à distance des jugements de valeur qu’impose l’actualité. La critique scientifique repose sur le respect des arguments avancés par les autres chercheurs du même domaine pour faire progresser leur intérêt commun pour la vérité. Voilà pourquoi les divergences entre savants sont des controverses et non des polémiques.

L’intellectuel mobilise, quant à lui, son intelligence pour éclairer l’opinion sur les problèmes politiques du moment. Il ne s’adresse pas à ses pairs, mais à l’ensemble des citoyens. Comme je l’ai montré dans un ouvrage ancien, il existe plusieurs figures d’intellectuels (Dire la vérité au pouvoir. les intellectuels en question, Agone, 2010). Depuis Durkheim, les sociologues ont privilégié celle que Pierre Bourdieu a appelée, à la fin de sa vie, « l’intellectuel responsable ». Ce terme désigne le chercheur engagé qui n’intervient publiquement que sur des questions qu’il a lui-même étudiées. Dans cette perspective, se contenter de mettre en avant ses titres universitaires ou sa notoriété pour intervenir sur d’autres sujets, est un comportement irresponsable. C’est même un abus de pouvoir car légitimer ses opinions personnelles au nom de la science est une manière de rompre avec le contrat d’égalité qui lie les citoyens dans l’espace public.

Ce qui frappe dans la polémique entre Didier Fassin et ses contradicteurs, c’est la confusion qui règne aujourd’hui, même dans les instances les plus élevées des sciences sociales françaises, entre le savant et l’intellectuel. Le principal point commun entre les deux camps réside dans leur manière de convoquer la science pour justifier leur point de vue. Cela apparaît d’abord dans l’exhibition de leurs titres universitaires. Karsenti et ses collègues s’abritent derrière leur fonction de directeur d’études, de professeur d’université, de chercheur au CNRS etc. Quant à Didier Fassin, il pousse à l’extrême cette présentation de soi en signant son texte ainsi: « Anthropologue, sociologue et médecin, Professeur au Collège de France et directeur d’études à l’EHESS ». Cette énumération de titres prestigieux l’autorise ensuite à faire la leçon à ses contradicteurs sur ce que devraient être les règles du « débat scientifique ».

Pourtant, aucun des protagonistes de cette polémique ne fournit des arguments venant des recherches spécialisées qu’il aurait lui-même produites sur l’objet qui les oppose, à savoir les crimes du Hamas et les massacres de l’armée israélienne. Les uns et les autres mobilisent des données issues des reportages journalistiques, des communiqués des organisations humanitaires, ou des références que connaissent (ou peuvent connaître) tous ceux qui se sont documentés sur la longue histoire du conflit israélo-palestinien.

Ces sources apportent, bien évidemment, leur lot de vérités sur la situation actuelle – car il n’y a pas que les savants qui produisent des vérités – mais celles-ci sont mobilisées de façon contradictoire par les polémistes car ils s’expriment en tant qu’intellectuel et non en tant que savants. Je ne cherche pas ici à discréditer la fonction de l’intellectuel, car elle est indispensable dans une démocratie. Il est compréhensible que les horreurs d’un tel conflit puissent inciter les universitaires qui se sentent concernés à intervenir publiquement pour alerter l’opinion. Ce qui est contestable, c’est qu’ils le fassent au nom de leur science.

Etant donné que l’intellectuel cherche à mobiliser l’ensemble des citoyens pour défendre la cause qu’il croit juste, il doit utiliser un langage qui frappe, c’est-à-dire un langage qui touche les émotions du public. C’est ce qu’avait déjà fait Emile Zola avec son fameux article intitulé « J’accuse » pour dénoncer l’injustice dont avait été victime le capitaine Dreyfus. Voilà pourquoi, dans son texte, Didier Fassin reprend à son compte l’accusation de « génocide » contre l’armée israélienne et voilà pourquoi ses contradicteurs l’accusent « d’antisémitisme ».

Il est vrai qu’au sein du monde universitaire, les accusations sont rarement aussi violentes. Elle sont souvent plus feutrées, plus euphémisées, au point de se rapprocher parfois des controverses entre savants. Néanmoins, Michel Foucault avait raison quand il écrivait: « La polémique n’ouvre pas la possibilité d’une discussion égale ; elle instruit un procès ».

Ce qui caractérise le texte de Karsenti et de ses collègues, c’est ce qu’on pourrait appeler le recours systématique à des procès d’intention. Bien qu’ils ne puissent citer aucun passage dans le texte de Didier Fassin qui soit explicitement antisémite, ils établissent des liens entre des propos qui ne sont pas reliés entre eux pour l’accuser d’alimenter l’antisémitisme de façon implicite, voire inconsciente.

On peut néanmoins comprendre les raisons de ce procès d’intention quand on analyse le raisonnement de Didier Fassin. Comme je l’ai dit plus haut, sa volonté d’alerter l’opinion sur le massacre d’enfants palestiniens explique l’usage du terme « génocide ». Mais comme il s’efforce de justifier son engagement d’intellectuel par des arguments scientifiques, il s’expose aux critiques de ses contradicteurs. Au lieu d’instruire un procès en antisémitisme à Fassin, Karsenti et ses collègues auraient dû réagir comme l’a fait Eva Illouz dans un article récent (« Génocide à Gaza ? Eva Illouz répond à Didier Fassin », Philosophie magazine, 13 novembre 2023).

Elle rappelle d’abord que « ce qui se passe à Gaza est une catastrophe humanitaire sans précèdent dans l’histoire du conflit. Fassin a raison de le rappeler ». Mais elle explique ensuite pourquoi ses arguments contreviennent aux principes scientifiques dont il se réclame. Elle s’appuie sur des travaux sociologiques concernant la méthode comparatiste pour conclure que la démarche de Fassin est d’ordre rhétorique, plus que scientifique. La comparaison entre les colonisateurs allemands du début du XXe siècle et l’armée israélienne d’aujourd’hui n’est pas pertinente pour une grande raison. « Il y a eu une présence juive ininterrompue en Palestine depuis l’Antiquité ainsi qu’une affinité historique et mémorielle entre les Juifs et cette terre où se situait le Temple, qui était le centre de la vie religieuse juive. Une telle affinité religieuse et culturelle était tout simplement inexistante dans le cas des Allemands en Namibie ».

Selon Eva Illouz, c’est parce qu’il présente, à tort, les Israéliens comme des colonisateurs comparables aux Allemands en Namibie, que Fassin peut justifier l’usage du mot « génocide » pour caractériser ce qui est en réalité une opération militaire ayant, sans doute, provoqué des crimes de guerre. Elle rappelle que l’article 2 de la Convention internationale contre le génocide adoptée en 1948 « déclare de façon claire que l’intention de tuer en partie ou entièrement un peuple est nécessaire pour établir un génocide ». Ce qui n’est pas le cas ici, puisque l’armée israélienne a appelé les civils à évacuer la zone de combat.

N’étant pas moi-même spécialiste de cette question, je n’en dirai pas plus. Ce qui m’importe, c’est d’insister sur l’importance des mots pour qualifier ce genre de tragédies. Eva Illouz a raison de conclure que « dans la période tourmentée que nous vivons, choisir les mots justes est un devoir moral et intellectuel ». Mais Didier Fassin n’en a pas tenu compte, parce que – comme je l’avais déjà dit dans un précédent blog – il ne s’intéresse pas à la réception sociale des discours qu’il produit. Or, l’une des raisons essentielles des protestations qu’a suscitées son texte tient à l’emploi du mot « génocide » pour dénoncer les massacres commis par l’armée d’un peuple ayant subi le pire génocide de l’histoire. C’est ce manque de prudence et de tact qui explique que ses adversaires l’ait accusé d’inverser la relation entre victimes et criminels. Dans le contexte émotionnel actuel, il est évident qu’accuser les Israéliens de « génocide » ne pouvait que heurter profondément celles et ceux qui éprouvent de la compassion pour les victimes des actes criminels du Hamas.

3. Les raisons de fond

Le fait que ce genre de polémiques insultantes puisse se répéter aujourd’hui au sein même d’une institution regroupant d’éminents chercheurs en sciences sociales pose un problème de fond que nos institutions préfèrent refouler alors qu’il faudrait y réfléchir en mobilisant les outils qu’ont forgés nos propres disciplines. Au-delà des individus impliqués dans ces querelles sans fin, le problème crucial concerne la question de l’autonomie des sciences sociales dans un monde qui a été bouleversé, depuis une vingtaine d’années, par les normes de communication qui règnent dans un espace public obéissant aux lois du numérique.

Ce nouvel espace public numérisé affaiblit l’autonomie du monde savant car des propos qui relevaient auparavant de la communication privée prennent une dimension publique ou semi-publique. Par le biais des réseaux sociaux, des jugements de valeur ou des raisonnements visant à dénoncer des criminels ou à défendre des victimes, éloignés des règles qui définissent le langage scientifique, se diffusent de plus en plus au sein du milieu universitaire. Le phénomène a été accentué par le développement des publications en ligne, comme Médiapart ou AOC, auxquelles contribuent un grand nombre d’universitaires qui deviennent, de ce fait, une composante du journalisme intellectuel.

Certes, la « communauté savante » n’a jamais été un monde de bisounours. Mais auparavant, les insultes, les accusations, les dénigrements étaient généralement cantonnés dans l’entre soi des conversations orales, confinés dans l’espace privé des discussions de couloir. La remise en cause de la frontière séparant le privé et le public qu’a provoquée le développement de la communication numérisée a changé la donne. Les propos intimes prennent une dimension publique, ce qui change leur définition et leurs effets.

A cela s’ajoute le fait que l’omniprésence de la communication numérique, diffusée via nos ordinateurs et nos téléphones portables, a donné naissance à une nouvelle forme de « colonisation du monde vécu » (pour reprendre une expression de Jürgen Habermas). Cette « colonisation » joue un rôle essentiel dans la violence des polémiques d’aujourd’hui, car elle affecte l’identité des personnes qui s’estiment mises en cause. Comme les réseaux sociaux leur donnent la possibilité de répondre publiquement, de façon immédiate, sans prendre le recul qu’exige toute réflexion savante, ce sont les réactions émotionnelles plus que des arguments rationnels qui prennent le dessus.

Ces bouleversements dans les formes de communication entre universitaires expliquent la place de plus en plus grande qu’occupent les réflexes identitaires dans les polémiques entre les chercheurs en sciences sociales travaillant sur le racisme et l’antisémitisme. Alors que jusqu’à la fin du XXe siècle, les deux questions étaient vues comme deux facettes d’un même problème, désormais elles sont de plus en plus souvent conflictuelles car chacun tend à défendre la cause et l’identité de son propre groupe d’appartenance.

Etant donné que j’ai moi-même beaucoup travaillé sur ces questions, je constate avec effarement l’écroulement du modèle d’intellectuel auquel je m’étais identifié au début de ma carrière, modèle qui m’a donné envie d’exercer ce métier. Et puisqu’il est question aujourd’hui d’antisémitisme, je rappellerai les propos de Jacques Derrida, qui fut lui aussi directeur d’études à l’EHESS.

Dans un entretien avec Catherine David paru dans le Nouvel Observateur du 9-15 septembre 1983, sous le titre « Derrida l’insoumis », celui-ci évoque son enfance à El-Biar dans la banlieue d’Alger. « Je savais d’expérience que des couteaux pouvaient sortir à chaque instant, à la sortie de l’école, sur le stade, au milieu du cri raciste qui n’épargnait personne, l’Arabe, le Juif, l’Espagnol, le Maltais, l’Italien, le Corse ». Il se souvient des « enfants juifs qui sont expulsés de l’école. (…) Les copains qui ne vous connaissent plus, les injures, le lycée juif avec les enseignants expulsés sans un murmure de protestation des collègues ». Mais bien qu’il ait été directement confronté aux rejets antisémites, Derrida ajoute que cette stigmatisation vécue dans l’enfance a eu des effets contradictoires sur lui. D’un côté, « une vigilance nerveuse, une épuisante aptitude à déceler les signes du racisme, dans ses configurations les plus discrètes ou ses dénégations les plus bruyantes. Symétriquement, parfois, quelque distance impatiente à l’égard des communautés juives, quand j’ai l’impression qu’elles se referment en se posant comme telles. D’où un sentiment de non-appartenance que j’ai sans doute transposé ».

C’est certainement ce « sentiment de non-appartenance » qui fait le plus défaut aux grands intellectuels d’aujourd’hui. Il faut pourtant être capable d’éprouver ce type de distance pour pouvoir s’identifier à toutes les formes de la souffrance humaine.

Racisme systémique ou lutte des classes? A propos du livre de Florian Gulli sur « l’antiracisme trahi ».

La mort du jeune Nahel, tombé sous les balles d’un policier à Nanterre le 27 juin 2023, et les émeutes qui ont suivi, ont rallumé des polémiques médiatico-politiques sans cesse réactivées depuis le début des années 1980. Elles ont à nouveau opposé les commentateurs du pôle dominant (qui voient dans ces émeutes la preuve que l’intégration des immigrés non-européens est un échec car le « seuil de tolérance » aurait été dépassé) et les commentateurs du pôle dominé qui considèrent que le tir mortel de ce policier prouve que le racisme « systémique » gangrène la société française.

Chaque camp a ses victimes et ses coupables et voit dans les diatribes du camp d’en face la confirmation de ses propres opinions. En tant que citoyen, je fais partie de ceux qui s’inquiètent des dérives de la police française et, plus généralement, d’un Etat de plus en plus autoritaire. Mais cela ne doit pas empêcher les chercheurs en sciences sociales de prendre du recul par rapport à ce type d’événements pour tenter de les comprendre dans leur complexité, en espérant ainsi donner des éclairages permettant de sortir du cercle infernal dans lequel nous sommes pris.

Réflexions sur le « black power »

L’intérêt du livre de Florian Gulli (L’antiracisme trahi, PUF, 2022) tient au fait qu’il s’inscrit dans le petit nombre des réflexions qui prennent leur distance avec les discours ambiants sur le sujet pour en retracer la genèse et les différentes facettes. Professeur de philosophie à Besançon, il s’efforce dans cet ouvrage de démontrer ce que peuvent apporter les outils forgés par le marxisme pour mieux comprendre les réalités du racisme tel qu’il existe dans la France d’aujourd’hui et par conséquent pour les combattre plus efficacement.

C’est l’objet, notamment, de la troisième partie du livre, intitulée « pour un antiracisme socialiste » où l’auteur (qui a été par ailleurs secrétaire de la section de Besançon du PCF) s’efforce de redéfinir ce que l’on appelle couramment le « racisme », afin de renouer avec les principes universalistes du mouvement socialiste, dont la principale finalité était la lutte pour l’émancipation générale de tous « les damnés de la terre ».

Dans la première partie, Florian Gulli retrace la genèse de l’antiracisme aux Etats-Unis en montrant qu’il oppose, depuis les années 1960, un antiracisme dit « politique » et un antiracisme « moral ». Gulli consacre tout un chapitre aux écrits, à bien des égard fondateurs, de Stokely Carmichael (l’un des leaders du Student Non Violent Coordinating Committee), co-auteur avec Charles Hamilton, du livre intitulé: Le Black power. Pour une politique de libération aux Etats-Unis, publié en 1967, et traduit en français dès 1968. C’est dans cet ouvrage qu’a été initialement défini le concept de « racisme institutionnel », qu’on appelle aujourd’hui en France le « racisme systémique ».

Paru trois ans seulement après le Civil Rights Act ayant aboli les lois qui avaient légalisé la ségrégation raciale à la fin du XIXe siècle, ce livre a été publié dans le contexte de l’agitation intense qui a secoué les campus, à la fin des années 1960, aux Etats-Unis et en Europe. C’est un violent réquisitoire contre une politique qui, selon ses auteurs, n’a pas vraiment changé le sort des Noirs car elle s’est cantonnée dans ce qu’il appelle un « antiracisme moral » auquel Carmichael oppose un véritable « antiracisme politique ». Son argument central consiste à dire que dans les sociétés qui se prétendent démocratiques, le racisme perdure car il est ancré dans les institutions que contrôlent les Blancs. Pour étayer sa démonstration, Stokely Carmichael s’appuie notamment sur les statistiques qui prouvent que la mortalité infantile est plus forte dans les familles noires que dans les familles blanches ou que les Noirs sont sur-représentés dans les prisons. Malgré les beaux discours humanistes que les Blancs peuvent produire, le racisme subsiste dans leur inconscient. Ce n’est donc pas les individus qu’il faut réformer avec des leçons de morale, mais les institutions en s’engageant dans un combat politique dont la finalité est de liquider le système qui opprime les Noirs.

Selon Carmichael, la lutte des races est donc plus importante que la lutte des classes et elle se focalise sur le clivage Blancs/Noirs car à la différence des autres immigrants qui ont peuplé les Etats-Unis, seuls les Africains ont connu l’esclavage et la colonisation (terme que Carmichael redéfinit comme « l’oppression d’une race par une autre »). D’où le rôle essentiel attribué à l’histoire dans cette façon de concevoir l’antiracisme.

Etant donné que les Noirs constituent une minorité aux Etats-Unis, il reconnaît que le système raciste ne pourra pas être supprimé en passant seulement par la voie électorale. Voilà pourquoi, il plaide pour une révolution collective des 900 millions de Noirs qui peuplaient la terre à son époque.

Florian Gulli montre que l’une des principales raisons qui explique l’écho qu’ont rencontré les écrits et les discours de Carmichael tient à la pertinence de ses critiques à l’égard de ce qu’il appelle l’antiracisme « moral », mais qu’il est préférable, estime Gulli, de nommer « l’antiracisme libéral ». Il part du cas américain pour analyser un phénomène dont j’ai montré dans mes travaux qu’il avait eu des précédents dans notre histoire contemporaine. Quand la classe dominante a perdu une bataille, elle se saisit des concessions qu’elle a dû faire pour les reformuler afin de les mettre au service de ses intérêts fondamentaux. C’est déjà ce qui s’était produit en France à la fin du XIXe siècle. Alors que la droite monarchiste avait farouchement combattu jusque là le concept de nation défendu par la gauche républicaine, elle s’en est servi contre la gauche socialiste, quand le régime républicain s’est imposé. Dans le même temps, le concept de race est passé lui aussi de gauche à droite.

Florian Gulli s’appuie sur les écrits de la philosophe Nancy Fraser pour montrer que l’antiracisme est devenu une composante de l’idéologie dominante au début des années 1980, au moment où Ronald Reagan et Margaret Thatcher ont impulsé le tournant néo-libéral de l’économie mondiale. Pour détourner l’attention d’une politique qui aggravait le sort des classes populaires, et se donner un air progressiste, les tenants de cette politique ont reformulé les thèses subversives issues des mouvements antiracistes, féministes et écologistes pour imposer leur hégémonie dans le champ politique américain (et britannique). Les milliardaires qui contrôlent les multinationales américaines ont compris l’intérêt que représentait pour eux cet antiracisme libéral, car il leur permettait de se présenter comme de fervents humanistes, tout en aggravant les divisions au sein du prolétariat.

Dans le prolongement, des analyses de Walter Benn Michaels (cf La diversité contre l’égalité, Raisons d’agir, 2009), Florian Gulli donne des exemples édifiants des usages de l’antiracisme que font aujourd’hui les grandes entreprises américaines. Il cite l’exemple de l’essayiste Robin di Angelo, consultante en antiracisme, dont l’ouvrage sur « la fragilité blanche » s’est vendu à 1,6 million d’exemplaires. Invitée par les patrons d’Amazon, Nike ou Facebook pour des conférences et des ateliers grassement payés, Robin di Angelo s’est donné pour mission de rééduquer les salariés afin qu’ils prennent conscience du « privilège blanc », qui est ancré en eux, quoi qu’ils fassent.

Cette récupération de l’antiracisme par la classe dominante est dénoncée depuis longtemps par les universitaires qui s’inscrivent dans le prolongement de l’antiracisme politique de Carmichael. C’est pour tenter d’échapper au reproche de « réductionnisme racial » souvent adressé à ce dernier, qu’a été forgé le concept – très en vogue aujourd’hui – « d’intersectionnalité » qui prétend conjuguer les critères de genre, de race et de classe.

Florian Gulli donne de nombreux exemples qui montrent que la variable de classe est le plus souvent marginalisée par les adeptes de « l’intersectionnalité » et que ce concept a été récupéré, lui aussi, par la gauche libérale américaine. Il rappelle que lors de la campagne pour l’élection présidentielle de 2016, c’est au nom de « l’intersectionnalité » qu’Hillary Clinton a tenté de discréditer Bernie Sanders et son projet de sécurité sociale pour tous ( « Medicare for all »), en l’accusant de ne pas se préoccuper suffisamment des Noirs.

Un autre intérêt du livre de Gulli réside dans les nombreuses pages qu’il consacre aux critiques qu’a suscitées, aux Etats-Unis, la thèse du « racisme institutionnel ». Il insiste notamment sur l’apport des militants se réclamant du marxisme, en rappelant l’ancienneté et la force de cette tradition de lutte au sein du mouvement d’émancipation des Noirs américains. Dans un autre ouvrage, il a présenté l’oeuvre de Cyril Lionel Robert James, un intellectuel marxiste, originaire des Antilles (cf C. L. R. James : racisme et lutte de classe. Une lecture des Jacobins noirs, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2022). Dès les années 1930, James avait fermement combattu les thèses raciales de Marcus Garvey, l’ une des figures les plus importantes du nationalisme noir, qu’il présentait comme « un fanatique racial. Il en appelait au Noir contre le Blanc. Il voulait la pureté raciale » (cité par Gulli, p. 191).

Cet héritage marxiste a été mobilisé dès les années 1960-70 contre les thèses de Carmichael and Co, par des militants du Black Panther Party. Comme l’a affirmé Bobby Seale, qui en fut un membre actif, « notre combat est une lutte de classe et non pas une lutte raciale » (cité par Gulli, p. 58).

Parmi les arguments avancés par les partisans de cet antiracisme marxiste, j’en retiendrai deux qui me semblent toujours pertinents aujourd’hui. Le premier part du principe que pour être efficace une lutte politique doit s’inscrire dans le cadre national dont font partie les militants. Croire que les peuples africains pourraient se reconnaître dans les préoccupations des intellectuels noirs américains, comme le pensait Carmichael, était non seulement une illusion, mais aussi une illustration d’un nationalisme postulant l’universalité des catégories américaines, en occultant les spécificités de l’histoire des peuples africains. En s’appuyant sur les écrits d’Antonio Gramsci, les leaders américains des mouvements d’émancipation des Noirs se réclamant du marxisme pensaient quant à eux qu’il fallait commencer par construire des alliances, aux Etats-Unis, entre les différentes composantes des classes populaires, car c’était le seul moyen d’agir efficacement pour que le combat antiraciste puisse devenir hégémonique dans leur pays.

Ils ajoutaient que cette stratégie d’alliance nécessitait de déplacer l’enjeu central de la lutte de la race vers la classe sociale. Comme le note Florian Gulli: « Déplacer le lieu de l’affrontement, amener l’adversaire là où il ne veut pas être pour le déstabiliser, c’est ainsi qu’il faut comprendre l’insistance des Black Panthers à penser le combat des Noirs aux Etats-Unis sous la catégorie de « lutte des classes », c’est-à-dire d’une majorité opposée à une minorité » (p. 58).

Après avoir longuement analysé la genèse des discours antiracistes aux Etats-Unis, Gulli se penche sur la manière dont la problématique raciale s’est progressivement diffusée en France, autour du même clivage opposant l’antiracisme « moral » et l’antiracisme « politique ». Il rappelle à juste titre qu’en 1983-84, « les grèves des usines Talbot-Poissy constituent un tournant dans l’histoire de la gauche ». Les revendications de classe défendues par ces OS, en grande partie immigrés, ont été alors discréditées par le gouvernement socialiste, au motif qu’ils auraient été manipulés par des groupes religieux. Ce n’est évidemment pas le fait du hasard si ce discrédit de la lutte des classes s’est produit au moment-même où la gauche socialiste opérait son recentrage pour reprendre à son compte la politique de Reagan et de Thatcher. En lançant le mouvement SOS-Racisme, la gauche néo-libérale a cautionné un antiracisme moral qui est devenu aujourd’hui une dimension centrale de l’idéologie dominante.

Comment déplacer « le lieu de l’affrontement »?

Comme aux Etats-Unis, cette récupération du combat contre le racisme a été rapidement dénoncée par les tenants de l’antiracisme « politique ». mais ces derniers se sont placés, comme leurs adversaires, sur le terrain racial, pour dénoncer la « fracture coloniale », le « racisme systémique », le « privilège blanc », etc. En se focalisant ainsi sur le passé colonial de la France, ces mouvements ont contribué à minimiser la place qu’occupent les événements du présent (notamment l’impact des attentats terroristes commis par ceux que Gulli appelle « l’extrême droite musulmane ») dans la progression des nouvelles formes de racisme qui se sont développées en France.

Je rappelle, pour celles et ceux qui ne connaissent pas vraiment l’histoire des luttes antiracistes en France, que dans ma génération un grand nombre d’intellectuels de gauche se sont inspirés – dès les années 1980-90 – des thèses marxistes des Black Panthers (le livre de Bobby Seale intitulé A l’affût. Histoire du parti des Panthères Noires et de Huey Newton, est paru en français chez Gallimard en 1972). Pour en donner une illustration personnelle, j’ajoute que c’est à cette époque que j’ai entamé une fructueuse collaboration avec le sociologue britannique Robert Miles, qui était alors maître de conférences à Glasgow. Je suis heureux que, dans son livre, Florian Gulli ait cité ses travaux (cf notamment son livre Racisme after « race relations », Routledge, 1993).

Robert Miles est l’un des nombreux intellectuels de langue anglaise dont les recherches ont été occultées par les universitaires français qui occupent une position hégémonique au sein des réseaux d’échange franco-américains. J’ai consacré l’un de mes précédents blogs à l’ouvrage des soeurs Fields récemment traduit en français (Racecraft ou L’esprit de l’inégalité aux Etats-Unis, Agone, 2021). Florian Gulli fournit de nombreuses autres références aux travaux universitaires qui critiquent depuis longtemps le discours racial. Si aucun des livres d’Adolph Reed Jr, professeur émérite de sciences politiques à l’Université de Pennsylvanie, n’a été traduit en français, c’est en raison des critiques rigoureuses qu’il a développées sur la politique identitaire aux Etats-Unis (cf notamment Adolph Reed Jr (dir), Renewing Black Intellectual History: The Ideological and Material Foundations of African American Thought, Routledge, 2010). Gulli cite également les recherches de l’historien Touré F. Reed, (cf notamment Toward Freedom: The Case Against Race Reductionism, Verso, 2020) ignorées en France, malgré quelques quelques articles parus récemment dans « la Pensée » et dans la revue en ligne « Respublica ».

La thèse marxiste, défendue par les militants des Black Panthers comme Bobby Seale – nous invitant à « déplacer le lieu de l’affrontement » de la race vers la classe – a joué un rôle (même si je n’en ai pas eu vraiment conscience à l’époque) dans l’évolution de mes propres recherches sur la socio-histoire du racisme, notamment parce qu’elle m’a orienté vers certaines des analyses développées à la même époque par Michel Foucault et Pierre Bourdieu.

Face à la récupération de l’antiracisme par le pouvoir néo-libéral, il fallait s’interroger, en France aussi, sur la meilleure manière de « reproblématiser » la question du racisme. Bien que cela n’ait pas de rapport direct avec ce sujet, les thèses défendues par Michel Foucault, d’abord dans l’Archéologie du savoir, puis dans Surveiller et Punir, m’ont aidé à fabriquer ma propre boîte à outils. J’ai progressivement réalisé que les polémiques opposant les tenants de l’antiracisme « moral » et les adeptes de l’antiracisme « politique » se situaient sur le même terrain racial, car pour pouvoir polémiquer entre eux il fallait qu’ils partagent le même vocabulaire. Or c’est ce genre de constat qu’avait fait Foucault en travaillant sur l’histoire des discours, sur les règles sous-jacentes de leur formation et de leurs transformations. « Problématiser » la question du racisme exigeait donc de mettre en lumière les règles de cette grammaire raciale commune, car c’était une condition préalable pour tous ceux qui espéraient lutter efficacement contre les relations de pouvoir qui découlent de leur application.

Le meilleur exemple que Foucault a lui-même donné d’un type de démarche qui caractérise ce qu’il appelait « l’intellectuel spécifique » se trouve dans la manière dont il a abordé l’histoire de la sexualité. Bien qu’il ait été lui-même engagé, en tant que citoyen, contre la répression de l’homosexualité, en tant que philosophe, il ne s’est pas érigé en défenseur d’une cause et ne s’est pas transformé en porte-parole des victimes. Au contraire, il a souvent affirmé que son but n’était pas de dénoncer la  » répression » de la sexualité afin de la « libérer ». Ses recherches ont montré comment, au cours du temps, les activités sexuelles avaient enclenché une volonté systématique de tout savoir sur le sexe, ce qui avait abouti à l’apparition d’une « science de la sexualité ». Celle-ci ayant ouvert la voie à « une administration de la vie sexuelle sociale, de plus en plus présente dans notre existence ». (extrait du texte de couverture de Histoire de la sexualité 1. La volonté de savoir, Gallimard, 1972).

Sans prétendre que l’analyse de la sexualité et du racisme soient comparables, cette manière de réfléchir à des questions du présent – en les replaçant dans leur histoire longue et en se tenant à distance des discours tenus par ceux qui fabriquent l’actualité – donnait accès à une problématique qui permettait de penser à nouveaux frais la question du racisme et de l’antiracisme.

L’autre « boîte à outils » dans laquelle j’ai puisé pour oeuvrer dans ce sens m’a été fournie par la sociologie de Pierre Bourdieu. Dans l’article que cite Florian Gulli, intitulé « l’identité et la représentation » (Actes de la Recherche en Sciences Sociales, novembre 1980), Bourdieu avait décrit les trois options qui se présentent à un individu confronté à la stigmatisation. Il peut relativiser cette forme d’humiliation en essayant de se conformer aux normes dominantes (c’est ce qu’on appelle « l’assimilation »). Il peut au contraire défendre sa dignité en « retournant le stigmate » pour en faire un motif de fierté (selon la logique du « black is beautiful »). Si cette résistance prend une dimension collective et qu’elle est politisée, il est possible qu’elle débouche sur l’institutionnalisation d’un nouveau groupe social construit autour du critère identitaire qui a fait l’objet de la stigmatisation. Ce qui a pour inconvénient de situer la lutte sur le terrain des dominants. La troisième option est celle de l’émancipation. L’individu échappe au stigmate en récusant le langage dans lequel les dominants ont voulu l’enfermer pour produire d’autres principes de di-vision du monde social. Sans choisir à la place des personnes concernées, car Bourdieu n’a jamais confondu le rôle du savant et celui du militant, il considérait néanmoins que sa sociologie pouvait surtout être utile à celles et ceux qui s’engageaient dans cette troisième voie, car la connaissance des mécanismes qui perpétuent la domination sociale est un moyen de favoriser l’émancipation des individus.

A propos du « racisme en effet »

Florian Gulli constate que ces analyses sociologiques sont le plus souvent ignorées par les universitaires qui ont introduit la question raciale dans le champ intellectuel français. Paradoxalement, alors qu’ils dénoncent fréquemment « l’universalisme abstrait » qui caractérise, selon eux, la république française, ils font comme si les catégories issues de l’histoire propre des Etats-Unis étaient universelles. Nul ne devrait pourtant ignorer ce qui sépare l’histoire d’un pays comme les Etats-Unis où la race a toujours été une catégorie légalisée par l’Etat pour définir l’identité des personnes, et celle de la France où cela n’a jamais été le cas (du moins sur le territoire de la métropole).

Gulli passe aussi en revue les arguments des universitaires les plus influents aujourd’hui en France dans les débats publics sur la question raciale. Il évoque les textes théoriques d’Eric Fassin sur le sujet, en les situant dans le prolongement des analyses sur le racisme institutionnel de Stokely Carmichael exposées plus haut. Eric Fassin défend lui aussi l’idée que la racine du racisme ne se situe pas dans les intentions des individus, mais dans le système politique auquel ils sont soumis. Ce qu’il appelle le « racisme en effet » s’observe dans les discriminations que subissent celles et ceux qui sont présentés comme des personnes « racisées ». Les preuves se situent dans les statistiques qui montrent la sur-représentation des minorités « racisé-e-s » dans les taux de pauvreté, de chômage, etc. Gulli conteste cette argumentation en s’appuyant sur un nombre d’études beaucoup plus important que nous ne l’avions fait dans notre propre ouvrage sur le sujet (Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, Race et sciences sociales, Agone, 2020). Il donne des exemples d’argumentation « à front renversé », en faisant référence à des articles publiés par des universitaires américains pour critiquer le « réductionnisme racial » d’un universitaire français. Gulli cite notamment l’article qu’Adolphe Reed Jr a mis en ligne en 2021 intitulé « The Perils of Race reductionnism » et les analyses de Cedric Johnson, Voici ce qu’a écrit, en 2018, cet éminent professeur of Black Studies and Political Science à l’University of Illinois de Chicago. « Le ghetto noir du milieu du XXe siècle n’existe plus. Ce que l’on observe dans le demi-siècle dernier, c’est un processus d’exode des classes moyennes noires des villes centrales et une re-ségrégation des pauvres, urbains, noirs. Ce phénomène passe inaperçu pour les analyses contemporaines qui se concentrent sur la ségrégation raciale et les disparités raciales dans la santé et l’éducation sans penser de manière sérieuse et nuancée la structure et les politiques de classe internes à la population noire » (cité par Gulli, p. 101).

Gulli a raison de dire que le même genre de constat devrait s’imposer dans le cas de la France. La dernière version de la grande enquête de l’INED, intitulée « Trajectoires et Origines 2 » a abouti aux conclusions suivantes, concernant la mobilité sociale des immigrés. En 2019-2020, « 52 % des descendants d’immigrés (âgés de 18 à 59 ans) avaient un père qui était ouvrier à leurs 15 ans, contre 35 % pour la population sans ascendance migratoire ou ultramarine directe ». Cet écart n’est pas un effet du « racisme systémique », mais une conséquence évidente des politiques d’immigration mises en oeuvre pendant les « trente glorieuses », lesquelles avaient pour but le recrutement de travailleurs manuels, employés comme manoeuvre ou comme OS.

Pour mesurer l’ampleur des discriminations raciales au sein de cette population immigrée, c’est la trajectoire de leurs enfants, la plupart nés en France, qu’il faut examiner. Voici ce que conclut l’article de l’INSEE à ce sujet: « Si les descendants d’immigrés viennent en moyenne de milieux plus modestes, la mobilité sociale entre générations est plus fréquente pour eux que pour les personnes sans ascendance migratoire ou ultramarine directe ». Et les auteurs ajoutent: « La mobilité ascendante est forte : 33 % des descendants d’immigrés dont le père était ouvrier non qualifié deviennent cadres ou exercent une profession intermédiaire ; une telle mobilité concerne 27 % des personnes sans ascendance migratoire ou ultramarine » (Cf l’article mis en ligne par l’INSEE le 30/3/2023: « Origine sociale et mobilité intergénérationnelle des descendants d’immigrés et de natifs d’Outre-mer »; https://www.insee.fr/fr/statistiques/6793240?sommaire=6793391).

Si l’on suit les théoriciens du « racisme en effet », il faudrait en conclure que le racisme systémique s’aggrave parce que les enfants d’immigrés connaissent une mobilité sociale plus forte que ceux qui ne sont pas issus de l’immigration ! Ce raisonnement par l’absurde montre que, comme le dit Cedric Johnson à propos des Etats-Unis, en France non plus on n’arrive pas encore à penser de manière sérieuse et nuancée la structure et les politiques de classes internes à une population qui a été confinée au départ dans les fractions les plus démunies des classes populaires.

L’une des grandes différences avec les Etats-Unis tient au rôle essentiel qu’a joué, en France, l’immigration dans ces formes de relégation et ses effets décalés dans le temps. Comme le rappellent les chiffres de l’INED cités plus haut, recrutés pour occuper les emplois les plus difficiles, ces travailleurs ont été confinés dans les fractions inférieures des classes populaires. Ceci non pas en raison de leur couleur de peau, mais de leur nationalité. Ces ouvriers et leurs enfants ont subi ensuite de plein fouet les effets de la politique néo-libérale car celle-ci a abandonné les classes populaires. C’est ce qui explique qu’une petite partie de cette jeunesse, celle que Stéphane Beaud appelle la « minorité du pire », soit confrontée aux formes extrêmes de pauvreté qui existent dans une partie des cités de banlieue. Pour certains d’entre eux, le trafic de drogue, la délinquance, le fanatisme religieux, apparaissent comme les seuls moyens d’échapper à leur condition. Cela n’empêche pas que le racisme puisse jouer un rôle dans ces formes d’exclusion, mais c’est surtout parce que ceux qui le subissent cumulent des formes de rejet liés à leur origine et à leur position sociale.

Le rôle joué par l’immigration est le plus souvent sous-estimé par les théoriciens de « l’intersectionnalité » parce que la nationalité ne fait pas partie des trois critères que retient leur théorie (race, classe, genre). Voilà pourquoi ils ne parviennent pas à expliquer, par exemple, les écarts de situation entre les Antillais (qui sont Français) et les Africains (dont beaucoup sont étrangers). De même, l’occultation des effets de l’immigration empêche de comprendre que les discriminations qu’on observe aujourd’hui à l’encontre de ceux qui sont issus des immigrations récentes avaient été observées dès la fin du XIXe siècle à propos des immigrés italiens ou espagnols, non pas en raison de leur religion ou de leur couleur de peau, mais parce qu’ils s’agissaient d’étrangers qui avaient été contraints de fuir leur pays et d’accepter – pour survivre – des emplois les plaçant au bas de l’échelle sociale, lors de leur arrivée en France.

Le fait de minimiser, voire même souvent d’occulter, le processus d’immigration – qui découle des inégalités économiques entre les Etats nationaux – ne permet pas non plus de prendre en compte toutes les conséquences de la mondialisation des échanges. Alors que les discours sur le « péril jaune » occupaient une place centrale dans les discours racistes de la fin du XIXe siècle, ces stéréotypes ont quasiment disparu depuis que le Japon et la Chine ont atteint des niveaux de développement économique comparables au nôtre.

Un autre point, abordé dans le livre, sur lequel je voudrais m’arrêter un moment, concerne le projet politique que défendent les adeptes du racisme systémique. Florian Gulli l’aborde en partant des derniers écrits de la socio-anthropologue franco-tunisienne Sarah Mazouz. Après des études en classe préparatoire au lycée Louis le Grand, elle a obtenu le DEA de sciences sociales ENS-EHESS et soutenu une thèse en 2010 sous la direction de Didier Fassin, intitulée « La république et les autres. Politiques de la discrimination et pratiques de naturalisation dans la France des années 2000 ». Dans un essai récent, elle propose une « théorie critique de la race » qu’elle présente comme une nouveauté, mais qui s’inscrit dans le droit fil des discours dénonçant le « racisme « systémique » depuis les années 1960 ( Race, Anamosa, 2020).

Sarah Mazouz reprend aussi à son compte la définition des minorités qu’avait proposée Pap Ndiaye dans la Condition noire (Calmann-Levy, 2008), fondée sur le critère qu’il appelle « le ressenti des discriminations ». Pourtant, comme je l’ai montré dans ma contribution à l’ouvrage Race et sciences sociales, le tiers de ceux que Pap Ndiaye appelait les « Noirs de France » affirmait, dans l’enquête qui sert de support à son livre, n’avoir jamais subi de discrimination. Cela pose une question centrale pour la recherche, même si elle n’a pas d’intérêt pour ceux qui se conduisent en porte-parole d’une cause politique. Comment peut-on définir une « minorité » à partir d’un critère récusé par le tiers de ses membres supposés ?

Cela ne veut pas dire, bien évidemment, que ces personnes n’aient jamais connu des formes de discrimination. Mais ils ne les désignent pas à l’aide de ce vocabulaire parce qu’ils ne croient pas que les discours de ceux qui parlent à leur place changeront grand-chose, ou parce qu’ils préfèrent les relativiser pour aménager des relations positives avec leur environnement, en privilégiant ce qui unit plutôt que ce qui divise, ou encore parce qu’ils viennent de pays où le sort des pauvres est infiniment plus difficile que celui qu’ils connaissent en France, etc. Tout cela fait partie des réalités sociales que les chercheurs en sciences sociales devraient prendre en compte s’ils respectaient vraiment les personnes au nom desquelles ils parlent.

La démarche intersectionnelle que prône Sarah Mazouz repose donc sur une définition a priori des « discriminations ». Paradoxalement, celle-ci conforte la définition que les institutions républicaines ont donné de ce terme, définition qui ne prend pas en compte les critères de la nationalité et de la classe sociale. Ce qui signifie que les emplois interdits aux étrangers ne sont pas considérés comme des discriminations. De même, les inégalités socio-économiques qui placent des millions de Français sous le seuil de pauvreté, alors que quelques milliardaires accumulent les profits, ne sont pas non plus appréhendées sous l’angle des « discriminations ». Toutes les formes d’exclusion qui résultent de ce type d’injustices font pourtant partie des « expériences individuelles » que Sarah Mazouz met en avant pour définir les « minorités », mais elles ne sont pas intégrées dans son analyse car si elles étaient prises en compte, sa théorie sur les « minorités » s’écroulerait comme un château de cartes.

Florian Gulli analyse également les critiques que cette sociologue-anthropologue développe dans son livre à propos du « modèle républicain ». Elle se situe, là encore, dans le sillage de Pap Ndiaye. On se souvient qu’il avait déjà dénoncé avec force, dans son livre sur « la condition noire », le « modèle républicain » qu’il sert avec zèle aujourd’hui en tant que ministre de la République. (Ce qui devrait conduire, soit dit en passant, les adeptes du « racisme systémique » à s’interroger sur l’extraordinaire fossé qui sépare les discours et les pratiques). Ce « modèle républicain » reposerait sur un « universalisme abstrait » explique Sarah Mazouz, qui aurait été mis au service de l’homme blanc. Pour en finir enfin avec ce vilain modèle, elle en propose un autre qu’elle appelle « l’universalisme concret », en partant des « discriminations » que subissent les « minorités ».

Nous avons là une variante d’un type de raisonnement fondé sur la confusion du savant et du politique, dans lequel l’analyse sociologique s’efface devant des considérations idéologiques dont Florian Gulli montre bien les limites. L’universalisme des Lumières a été élaboré par des élites intellectuelles qui partageaient une bonne partie des préjugés de leur temps, malgré leurs prétentions universalistes. Néanmoins, ce discours a fonctionné, historiquement, comme « un horizon d’attente », un idéal mobilisé par les dominants pour justifier leurs privilèges, mais qui a été aussi pris en compte par les dominés pour dénoncer ces privilèges. C’est au nom de cet idéal universaliste qu’a été menée la lutte contre l’oppression coloniale depuis Toussaint Louverture jusqu’à Ho Chi Minh et Nelson Mandela et que les mouvements féministes ont justifié leurs combats contre la domination masculine.

On peut compléter les remarques de Florian Gulli sur ce point en ajoutant deux arguments. Le premier concerne la définition de l' »universalisme concret » que propose Sarah Mazouz, lequel s’arrête aux portes des « minorités » sans se préoccuper des individus. Or, depuis Max Weber, tous les sociologues devraient savoir que les individus sont les « atomes élémentaires » de la recherche en sciences sociales. Pousser l’exigence universaliste jusqu’au bout exigerait donc de partir des individus, dans leur infinie diversité, en déconstruisant les identités collectives qui servent à les désigner, pour tenter de comprendre comment on passe des individus concrets aux entités collectives (groupes, classes, communautés etc.) auxquelles ils sont rattachés. Une telle démarche conduit à s’interroger aussi sur le rôle que jouent ceux qui parlent au nom de ces entités collectives pour fabriquer de l’universel abstrait, en gommant les différences qui existent entre les individus concerts.

C’est ce type de réflexion qu’ont mis en œuvre nos grands sociologues, de Max Weber à Norbert Elias et Pierre Bourdieu, et que défend aussi la philosophe Nancy Fraser quand elle propose une stratégie visant à déstabiliser les identités en rappelant la diversité des appartenances individuelles (Qu’est-ce que la justice sociale, Reconnaissance et distribution, La Découverte, 2005).

« L’aveuglement à la classe » dans le langage intersectionnel

Parmi les exemples analysés dans l’ouvrage de Florian Gulli qui prouvent que, malgré leurs dénégations, les universitaires qui se réclament de « l’intersectionnalité » occultent ou minimisent le plus souvent le critère social (au sens socio-professionnel du terme), j’en retiendrai un, particulièrement flagrant. Il concerne la question du langage.

« L’aveuglement à la classe » apparaît clairement dans les polémiques récurrentes concernant les « groupes non mixtes ». Gulli cite les propos de Françoise Vergès qui a défendu la mise en place de ces espaces non mixtes, réservés aux femmes et aux personnes « racisé-e-s », en affirmant que « les opprimés ne peuvent pas mettre de mots sur les choses si les oppresseurs sont présents » (cité par Gulli, p. 204). Affirmation amplifiée par Christine Delphy qui va jusqu’à parler de « classe dominante » à propos des Blancs. Ce genre de propos envisage la domination sociale uniquement à partir de la race et du genre, en occultant la classe sociale. Or, toutes les études sérieuses sur le sujet prouvent que c’est le capital culturel et scolaire qui joue le rôle déterminant (même si ce n’est pas le seul) dans la capacité des personnes à s’exprimer en public.

Gulli montre que les partisans des groupes non mixtes s’inscrivent, là encore, dans le prolongement des thèses défendues par Carmichael. Celui-ci justifiait la mise en place de groupes non mixtes en évoquant des exemples d’intimidation des Noirs par les Blancs. Mais cette lecture raciale avait été, dès son époque, fortement nuancée par Martin Luther King, qui avait suggéré que la différence s’expliquait surtout par des raisons d’ordre socio-culturel car ces antiracistes blancs étaient pour la plupart issus des milieux bourgeois. Comme le note Florian Gulli « la violence symbolique que ces étudiants blancs exerçaient, à leur insu, sur les Noirs pauvres avait peut-être beaucoup plus à voir avec leur capital culturel qu’avec la couleur de leur peau ». (p. 66).

Une autre illustration de « l’aveuglement à la classe », qui concerne encore la question du langage, apparaît dans l’importance accordée au « ressenti des discriminations » dans l’ouvrage de Pap Ndiaye et qui ressurgit dans celui de Sarah Mazouz quand elle affirme que « l’expérience individuelle des discriminations » est au « fondement des groupes minoritaires ».

Pour enregistrer ce « ressenti » ou cette « expérience individuelle », il faut nécessairement qu’elle soit énoncée dans un langage. Pap Ndiaye s’était appuyé sur une enquête par questionnaires confiée à un institut de sondages. Mais croire qu’un « ressenti » ou une « expérience » pourraient se lire directement dans les réponses des enquêtés, c’est oublier tout ce que la sociologie nous a appris sur la manière dont se fabriquent des opinions (cf Patrick Champagne, Faire l’opinion. Le nouveau jeu politique, Minuit, 1990). La domination symbolique qu’exercent celles et ceux qui fabriquent les questions sur celles et ceux qui doivent y répondre est complètement occultée dans ce genre d’enquêtes, car elle exigerait que l’intellectuel enquêteur s’interroge sur le pouvoir qu’il détient. La façon dont sont élaborées les questions d’un sondage est loin, en effet, d’être neutre, étant donné qu’elles orientent les réponses. Ce qui contribue à l’inculcation d’un vocabulaire que les dominés finissent parfois par reprendre à leur compte pour nommer leurs souffrances ; processus qui les amène à se placer sur le terrain qu’on choisit les dominants.

Cette forme de violence symbolique est accentuée par le fait que ces chercheurs interviennent fréquemment dans les médias au nom de la science qu’ils sont censés pratiquer. Gulli donne l’exemple de la façon dont Eric Fassin a présenté son point de vue sur « le racisme en effet », lors d’une intervention au micro d’une radio de grande écoute (RTL). En affirmant « le racisme anti-blancs n’existe pas pour les sciences sociales », Eric Fassin s’est alors présenté comme le porte-parole auto-désigné des sciences sociales, plaçant ses collègues qui ne partagent pas ses idées face à un cruel dilemme. Garder le silence c’était cautionner ses propos; s’en désolidariser c’était courir le risque d’être dénoncé comme un réactionnaire et un incompétent. C’est ce genre d’avanies que nous avons subies Stéphane Beaud et moi quand nous avons exprimé publiquement nos divergences (cf l’article de Didier Fassin,  » Un vent de réaction souffle sur la vie intellectuelle », AOC, 23/02/2021).

Le problème majeur que posaient les propos d’Eric Fassin dans cette intervention à la radio tenait au fait qu’il opposait la vérité des sciences sociales aux préjugés du petit peuple convaincu que l’insulte « sale blanc » est raciste. Comme Stéphane Beaud et moi l’avions nous-même écrit dans une tribune du Monde, il ne s’agissait pas de nier le caractère raciste de cette formule, mais il ne fallait pas pour autant la mettre sur le même plan que les discours racistes que diffusent les professionnels de la parole publique ancrés à droite et à l’extrême droite. Là encore, c’est le critère de classe qui permettait de différencier les propos.

Nos divergences portaient aussi sur la définition de ce qu’est la sociologie. Parler au nom des sciences sociales, comme l’avait fait Eric Fassin ce jour-là, en faisant comme si sa théorie du « racisme en effet » faisait l’unanimité dans nos rangs, c’était une manière de rompre avec l’idéal d’une science reposant sur un vocabulaire partagé, idéal qu’ont longtemps défendu les fondateurs de la sociologie universitaire et leurs successeurs. A l’opposé de cette démarche collective, les propos d’Eric Fassin illustraient la posture du sociologue-théoricien parlant au nom d’une science dont le vocabulaire n’est compréhensible que par une toute petite élite, science qui est présentée comme une intervention « politique » parce qu’elle vise le dissensus plutôt que le consensus.

L’avantage de cette conception des sciences sociales, qui nie la séparation du savant et du politique, c’est qu’il suffit d’être radical dans son langage (en utilisant des mots qui frappent, comme « systémique ») pour donner l’impression de faire de la politique. L’autre avantage d’une théorie qui n’appartient qu’à soi, où à la petite avant-garde dont on fait partie, c’est qu’elle permet d’échapper à toute critique, en reprochant aux adversaires de ne pas avoir compris la profondeur de la réflexion, de ne pas donner la bonne définition (c’est-à-dire la leur) du racisme, de l’intersectionnalité, etc.

L’inconvénient de ce type de posture intellectuelle, c’est que ses partisans ne s’interrogent jamais sur la réception de leur discours et sur leurs effets politiques réels, alors même qu’ils interviennent fréquemment dans les médias. Florian Gulli prend l’exemple de Maboula Soumahoro, maîtresse de conférences en civilisation américaine à l’université de Tours. S’inscrivant dans le sillage des entrepreneuses d’identité, du type Robin di Angelo, elle n’a pas hésité à affirmer que « nier ses privilèges blancs, c’est participer au système raciste ».

Si les intellectuels critiques voulaient vraiment comprendre les raisons qui expliquent la progression de l’extrême droite en France, il faudrait aussi qu’ils s’interrogent sur les conséquences politiques de ce genre de propos. Comment des gens qui vivent sous le seuil de pauvreté, chômeurs, enchaînés au crédit, ou interdits bancaires, pourraient-ils accepter que des universitaires – qui vivent confortablement à l’abri du besoin en tant que fonctionnaires de l’Etat français tout en parlant au non des « minorités racisées » – les traitent de « privilégiés » et de « racistes »? Là encore, on constate une dérive qui a déjà été soulignée aux Etats-Unis, notamment par le philosophe Michael Sandel. Parmi « les élites diplômées de l’université » dit-il, le mépris de classe est « la dernière discrimination acceptable »(cité par Gulli, p. 12).

Le sentiment d’injustice que génère ce type d’insultes raciales alimente un ressentiment largement exploité aujourd’hui par l’extrême droite. C’est ce qu’avait déjà observé, il y a longtemps, le sociologue Uli Windish à propos de la Suisse (cf Xénophobie? Logique de la pensée populaire, L’Age d’homme, 1978).

Ce n’est nullement un hasard si c’est dans la sphère du discours que l’occultation du critère de classe apparaît le plus souvent dans le petit milieu des universitaires « intersectionnels ». C’est dans ce domaine en effet qu’ils règnent en maîtres (et en maîtresses) étant donné les privilèges qu’ils détiennent en raison de leur capital scolaire et culturel. En refusant toute forme d’auto-analyse, ces universitaires adoptent spontanément ce qu’on appelait autrefois « un point de vue imprenable ». Il faudra bien qu’un jour, les sociologues mobilisent leurs outils pour comprendre aussi le fonctionnement de ce monde-là.

Sans insister sur les opportunités en matière de carrière académique qu’offre aujourd’hui ce type de posture, on peut constater néanmoins que l’argument critiquant ceux qui seraient « aveugles à la race » (argument qui vient lui aussi des Etats-Unis), notamment dans la nouvelle génération de sociologues en quête de reconnaissance intellectuelle, s’explique parce qu’il leur permet de se présenter à la fois comme des savants à la pointe du progrès scientifique et comme des intellectuels critiques, radicalement engagés (au péril de leur plume) dans le combat contre le racisme.

Pour comprendre les raisons de cette confusion du savant et du politique, on peut avancer d’autres hypothèses en s’appuyant par exemple sur des réflexions que Max Weber avait déjà développées dans sa sociologie des religions et des clercs. Elles concernent le personnage qu’il appelait « l’homme heureux »:

« L’homme heureux – écrit-il – se contente rarement du fait d’être heureux ; il éprouve de surcroît le besoin d’y avoir droit. Il veut aussi être convaincu qu’il « mérite » son bonheur (…). Le bonheur veut être « légitime ». Si l’on entend par l’expression générale de « bonheur » tous les biens que constituent l’honneur, la puissance, la possession et la jouissance, nous avons là la formule la plus générale du service de légitimation que la religion devait rendre aux intérêts externes et internes de tous les dominants, les possédants, les vainqueurs, les bien-portants, bref, de tous les heureux : la théodicée du bonheur. » (Max Weber, « Introduction », Sociologie des religions, trad. Jean-Pierre Grossein, Gallimard, 1996).

Je pense que la grande majorité des universitaires qui combattent aujourd’hui ce qu’ils appellent le « racisme systémique » au nom de « l »intersectionnalité » sont les plus conscients, et même les plus affectés, par les injustices et les humiliations que subissent les individus qui font partie des groupes les plus dominés de notre société. Ce qui poussait les jeunes intellectuels des années 68 à s’établir en usine pour défendre la cause des prolétaires – quand le petit livre rouge de Mao avait remplacé la Bible – incite les nouvelles générations à défendre la cause des « racisés », sauf qu’à l’époque du marxisme triomphant on croyait encore qu’un engagement politique devait se traduire dans la pratique en rompant avec son propre milieu social, alors qu’aujourd’hui cette posture politique radicale reste confinée dans l’univers du discours.

Ce type d’hypothèse devrait être mis en relation avec ce que montrent les études et les statistiques citées par Florian Gulli dans son livre. Alors que le racisme (si l’on prend comme critère la statistique criminelle) a régressé depuis les années 1960-70, les discours antiracistes n’ont cessé de se multiplier. Pour expliquer cette contradiction, on pourrait partir des constats de Cedric Johnson pour les Etats-Unis et de l’INED pour la France. Celles et ceux qui étaient au départ relégués dans les strates inférieures de la société (le ghetto noir aux Etats-Unis, les cités de banlieue en France) ont donné naissance à de nouvelles générations dont les membres sont écartelés entre deux pôles opposés. D’un côté, ceux qui appartiennent à « la minorité du pire » que j’ai évoquée plus haut. De l’autre, ceux qui ont bénéficié de la mobilité sociale que prouvent les enquêtes statistiques récentes. Parmi ces derniers, ceux qui se sont orientés vers les sciences sociales sont incités à résoudre le problème de culpabilité qui affecte les transfuges en occultant le critère de classe, au profit du genre, de la race ou de la religion, car cela leur permet d’entretenir l’illusion d’une fidélité à leur milieu d’origine, alors qu’ils ont tout fait pour y échapper.

Celles et ceux qui ont subi dans l’enfance des humiliations xénophobes ou racistes, et qui peuvent encore y être confrontés dans le milieu social dont ils font partie désormais, sont particulièrement prédisposés à adopter ce type de posture. Dans son livre sur « la condition noire », Pap Ndiaye avait déjà donné un exemple assez caricatural du type de raisonnement auquel peut conduire ce type « d’habitus ». En partant du constat que les Noirs occupant des positions professionnelles élevées affirment, plus souvent que ceux des classes populaires, qu’ils ont subi des discriminations, Pap Ndiaye en conclut qu’un « cadre noir est susceptible de rencontrer plus de discrimination qu’une caissière noire de supermarché puisque dans ce dernier cas il y a en quelque sorte concordance entre le stéréotype et la fonction » (p. 324).

En réalité, si les Noirs des classes supérieures reprennent spontanément à leur compte le langage des « discriminations », c’est parce qu’ils font partie du même milieu socio-culturel que le sociologue ou le sondeur d’opinion qui les interrogent. Alors que dans le cas de la caissière noire de supermarché, la conjugaison des formes d’exclusion qu’elle subit en raison de son milieu social, de son genre, de sa nationalité et peut-être aussi de sa couleur de peau, ne lui permet pas de se reconnaître spontanément dans le vocabulaire fabriqué par les élites. On voit clairement ici comment la dénégation des inégalités de classe autorise la fabrication d’un « nous Noirs de France » qui conduit à affirmer que, finalement, ceux des classes supérieures souffrent plus de discrimination que les Noirs d’en bas.

Le discours racial dans un espace public dominé par la communication numérisée

On a reproché à notre ouvrage Race et sciences sociales de ne pas avoir suffisamment cité la multitude des travaux qui ont abordé les questions raciales au cours de ces dernières décennies. Les lecteurs exigeants trouveront dans le livre de Florian Gulli de quoi compléter leur bibliographie. Mais sur le fond, les multiples références, à la fois américaines et françaises, auxquelles il renvoie, loin d’invalider ce que nous avons écrit en fournissent des approfondissements et des confirmations. Tout en saluant cet effort, je me suis parfois demandé, au fil des pages, s’il était vraiment nécessaire de dépenser autant d’énergie pour réfuter des discours sur la race qui sont souvent d’un niveau affligeant.

Pour conclure, je voudrais m’arrêter un moment sur une importante lacune de l’ouvrage. Il manque en effet une analyse sérieuse de l’un des facteurs essentiels qui explique ce que Florian Gulli appelle la « trahison » de l’antiracisme. Il concerne une dimension du capitalisme qui n’est pratiquement pas abordée, à savoir l’appropriation de plus en plus massive de l’espace public par les entreprises privées qu’on regroupe généralement sous le terme de « médias ». Dans deux de mes précédents blogs, j’ai évoqué les réflexions de Jacques Bouveresse concernant le rôle essentiel que jouent les journalistes dans la fabrication de l’actualité. Il fait référence à Karl Kraus qui estimait que « les journaux ont les moyens de faire exister ce qu’ils disent car la réalité et le journal ont tendance à se confondre ». Ce que Bouveresse appelait la « journalisation » progressive de notre vie intellectuelle était à ses yeux la preuve que les constats de Kraus était toujours vrai aujourd’hui ( cf. Schmock où le triomphe du journalisme, Seuil, 2001, p. 85).

On peut faire le lien avec l’ouvrage de Florian Gulli en rappelant qu’à l’époque où l’espace public était structuré par la presse écrite, les partis de gauche possédaient leur propres journaux, ce qui leur permettait de conserver une certaine autonomie par rapport aux sujets d’actualité que voulait imposer le pôle dominant du champ journalistique. C’est ce qui explique que la question des accidents du travail a souvent été, au moins jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, un enjeu politique majeur. Le mouvement ouvrier défendait la cause des victimes (une grande partie d’entre eux étaient déjà des immigrés, Belges, Italiens, Algériens…) en dénonçant la responsabilité des patrons « buveurs de sang ».

Même si le nombre des accidents du travail a beaucoup diminué depuis les années 60, en raison de la désindustrialisation de la France et de l’autonomatisation des processus de production, les statistiques montrent qu’au sein des travailleurs issus de l’immigration, ces accidents font beaucoup plus de morts aujourd’hui encore, que la répression policière. Mais ils sont, le plus souvent, passés sous silence, y compris par les intellectuels radicalement antiracistes.

Ce changement s’explique par deux grandes raisons. La première tient au fait que les partis de gauche n’ont plus les moyens de contester efficacement l’actualité telle qu’elle est quotidiennement fabriquée par les médias dominants. La seconde raison réside dans ce que j’appelle la « fait diversion » croissante de l’actualité. Des chaînes comme BFM TV ou C News sont des chaînes de fait divers qui diffusent à longueur de journée des reportages mettant en scène des victimes et des criminels, informations massivement relayées ensuite sur les réseaux sociaux. Les contraintes d’audience qui s’imposent à des médias vivant exclusivement de la publicité expliquent le rôle de plus en plus central que joue l’exploitation des émotions au détriment de la raison et du savoir.

La droite a rétabli son hégémonie sur la politique française à partir des années 1980 en tirant profit du développement faramineux de cette industrie de l’information. Comme je l’ai montré dans mes travaux sur le sujet, l’élection de François Mitterrand à l’élection présidentielle de mai 1981 a déclenché l’offensive orchestrée par le Figaro pour imposer un nouveau discours sur l’immigration. C’est à ce moment-là que s’est produit, dans l’actualité, le déplacement des laïus dont sont abreuvés les Français depuis plus de 40 ans. La cité de banlieue a remplacé l’usine, le jeune-issu-de-l’immigration-maghrébine a pris la place du travailleur immigré, l’affrontement policier/délinquant s’est substitué à la lutte des classes entre patrons et ouvriers.

Ce nouveau paradigme, qui s’est diffusé dans l’ensemble des médias, a été favorisé par la privatisation d’une partie des chaînes publiques et surtout par l’irruption de la communication numérique (chaînes de la TNT et réseaux sociaux).

La « fait diversion » de la politique a joué un rôle essentiel, selon moi, dans la place croissante accordée au « racisme » dans les médias. Il ne se passe pratiquement plus de semaine, voire de jour, sans qu’une « affaire » de racisme fasse la une de l’actualité, dans la perspective de l’antiracisme moral que j’ai évoqué plus haut.

Ces bouleversements de notre espace public ont fortement contribué aussi à l’affaiblissement des partis politiques. Comme ils ont perdu leur autonomie relative, ils dépendent de plus en plus du pouvoir médiatique. Ce qui explique que les polémiques sur l’immigration opposant la droite et la gauche soient principalement alimentées aujourd’hui par les représentants des pôles opposés du champ journalistique: le discours de droite et d’extrême droite est véhiculé par le Figaro et Valeurs actuelles, alors que le discours de gauche et d’extrême gauche est alimenté par Libération et Médiapart. Les uns défendent la sécurité et l’honneur de la police, les autres dénoncent le racisme « systémique » dont sont victimes les jeunes « racisés » des banlieues.

L’affaiblissement des partis politiques explique aussi que les « universitaires engagés » et les « intellectuels organiques » d’autrefois n’interviennent pratiquement plus dans le cadre de ces partis, mais dans les blogs, les tribunes, les interviews qui font vivre les organes du champ médiatique. La charge émotionnelle que charrient les images de jeunes victimes des agressions policières explique les formes de mobilisation, intenses mais éphémères, comme celle qui a suivi la mort du jeune Nahel. Ce traitement médiatique de l’émotion et les discours moralisateurs qui les accompagnent engendrent une multiplication phénoménale des commentaires, massivement diffusés aujourd’hui par les réseaux sociaux. C’est ce processus qui alimente un discours racial mettant aux prises des protagonistes que tout oppose par ailleurs, mais qui partagent la même « grammaire ».

Même si ce n’est apparemment pas possible aujourd’hui, il faudra bien qu’un jour, on entreprenne une « archéologie » de ce discours racial, en s’efforçant de « problématiser » une « actualité » qui se répète sans cesse depuis plus de 40 ans.

Louis XIV, l’immigration et son musée. Réflexions sur une polémique en cours.

La nouvelle exposition permanente du musée de l’immigration, officiellement inaugurée aujourd’hui (17 juin) suscite, comme on pouvait s’y attendre, une énième polémique dans les médias. Ce qui a mis le feu aux poudres, c’est l’affiche choisie par les organisateurs pour annoncer l’événement. On y voit le portrait de Louis XIV, peint par Hyacinthe Rigaut, avec cette mention « Louis XIV (mère espagnole, grand-mère autrichienne) : c’est fou tous ces étrangers qui ont fait l’histoire de France ».

Sans doute conscients que pour exister dans l’espace public d’aujourd’hui, il faut faire scandale, les animateurs de cette campagne publicitaire n’ont pas hésité à frapper fort. Ce qui a fait « grincer des dents » la journaliste Eugénie Bastié dans le Figaro. Avant, il y avait «nos ancêtres les Gaulois», maintenant il y a « nos ancêtres les migrants» écrit-elle pour déplorer qu’on soit passé « du roman national à la fable multiculturaliste ».

L’article que Libération a consacré à cette nouvelle exposition permanente défend, bien sûr, le point de vue opposé. Pour contrer les critiques du Figaro et des autres médias de droite ou d’extrême droite, Libération a voulu convaincre ses lecteurs que cette nouvelle exposition permanente est un progrès par rapport à la précédente, qui fut présentée lors de l’ouverture de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration (CNHI), en 2007. Ce verdict apparaît en toutes lettres dans les propos de Patrick Boucheron (tels qu’ils sont rapportés par Clémence Mary et Claire Moulène, les deux journalistes qui ont rédigé cet article). Lui-même ayant été officiellement chargé de « réorienter le musée » (ce qui a abouti à un rapport, en 2019, présenté par Libération comme une « boîte à outils théorique »), la nouvelle exposition permanente peut être considérée comme la traduction muséographique de cette réorientation.

A propos de « l’historiographie de l’époque »

Selon Patrick Boucheron, le parcours que proposait la première exposition permanente serait « né de l’historiographie de son époque, loin d’être aussi riche et structurée qu’aujourd’hui ». S’il est évident que la recherche historique sur cette question s’est enrichie depuis 15 ans, on aurait aimé que le professeur du Collège de France nous explique en quoi consistait selon lui « l’historiographie de cette époque ». Mais comme il ne l’a pas fait, je commencerai par en dire quelques mots.

Il faut d’abord rappeler que l’histoire de l’immigration n’est devenue un objet légitime de la recherche historique française que dans les dernières décennies du XXe siècle. La CNHI a vu le jour pour intégrer dans le champ mémoriel les apports de ces recherches nouvelles.

L’idée que la France est un vieux pays d’immigration était alors fortement contestée par la droite et l’extrême droite. Pour donner une idée des enjeux à la fois scientifiques et politiques qui existaient sur ce sujet, le mieux est de revenir sur la démission de plusieurs membres du premier conseil scientifique mis en place au sein de la CNHI – juste avant son inauguration officielle – démission visant à protester contre la création, par le nouveau président de la République (Nicolas Sarkozy), d’un ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale. Cette manière de résister collectivement au pouvoir d’Etat fit grand bruit à l’époque car c’est très rare dans le milieu universitaire. Toutefois, étant donné que dans l’article de Libération, Patrick Weil et moi sommes présentés comme les instigateurs de cette démission collective, il est nécessaire de mentionner le nom de tous les collègues qui se sont engagés dans cette démarche publique.

Le communiqué officiel annonçant notre démission des instances officielles de la CNHI a été signé par 8 membres du conseil scientifique, présentés ainsi:

Marie-Claude Blanc-Chaléard, historienne (Paris 1)
Geneviève Dreyfus-Armand, historienne (BDIC)
Nancy L. Green, historienne (EHESS)
Gérard Noiriel, historien (EHESS)
Patrick Simon, démographe (INED)
Vincent Viet, historien (IDHE)
Marie-Christine Volovitch-Tavarès, historienne
Patrick Weil, historien (CNRS-Paris1)

Et voici le texte qui, dans ce même communiqué, donnait les principales raisons de cette démission:

« Rendre compte de la diversité des histoires et des mémoires individuelles et collectives,
en faire l’histoire de tous, avec ses moments glorieux et ses zones d’ombre, aider ainsi au dépassement des préjugés et des stéréotypes, tels sont les enjeux qui nous ont mobilisés autour de ce projet. Or il n’est pas dans le rôle d’un Etat démocratique de définir l’identité. Associer « 
immigration » et « identité nationale » dans un ministère n’a jamais eu de précédent dans notre République. Là où le pari de la CNHI était celui du rassemblement tourné vers l’avenir, autour d’une histoire commune que tous étaient susceptibles de s’approprier, ce ministère menace au contraire d’installer la division et une polarisation dont l’histoire a montré les ravages ».

Ce comité scientifique regroupait la première génération des historiennes et historiens qui ont joué un rôle essentiel dans la naissance de l’histoire de l’immigration comme domaine légitime de la recherche universitaire. A ces 8 noms, il faudrait en ajouter plusieurs autres, notamment ceux de Pierre Milza et de Janine Ponty. C’est grâce à cette génération pionnière que la recherche sur cette question a pu se développer par la suite, s’enrichir et se diversifier.

Mais curieusement, l’article de Libération présente notre démission de façon plutôt péjorative. Comme si nous avions délibérément abandonné le navire. « C’est donc la cale presque vide et sans boussole que le musée voit le jour » écrivent-elles. La moindre des choses aurait été de préciser qu’auparavant, et pendant plusieurs années, nous avions oeuvré, de façon modeste et collective – pour remplir la cale et donner une boussole – au sein du Groupement d’intérêt public (Gip) chargé d’une réflexion sur la préfiguration de la CNHI, présidé par Jacques Toubon et dirigé par Luc Gruson. De plus, notre démission du comité scientifique n’a pas empêché qu’à titre personnel, nous ayons gardé des liens avec les forces vives de la Cité.

La réflexion que nous avons menée au sein des groupes de travail mis en place au sein de ce Gip, nous a conduit à écarter la perspective d’un musée au profit d’une « cité d’histoire ». C’était une façon d’accorder une large place aux associations engagées depuis longtemps dans des actions culturelles et mémorielles. Cette volonté de « démocratiser » le fonctionnement de la CNHI, de façon à en faire une sorte d' »intellectuel collectif », est devenue en partie obsolète quand la cité est devenue musée. Est-ce là un progrès ou une régression? Je laisse le soin aux lecteurs de ce blog d’en juger.

La façon dont Libération raconte cette histoire tend aussi à présenter Benjamin Stora comme le « sauveur » du musée. Selon ces deux journalistes, étant donné le « vide » créé par notre démission, c’est lui qui aurait « essuyé les premiers plâtres ». Elles vont jusqu’à lui attribuer l’ouverture de « la galerie des dons » dans le musée, alors qu’elle a été lancée dès 2008! Professeur des universités, inspecteur général de l’Éducation nationale, Benjamin Stora a été nommé en 2014, président du Conseil d’orientation du Musée de l’immigration, à la place de Jacques Toubon. En 2021, Pap Ndiaye a remplacé Stora, avant d’être nommé ministre de l’Education nationale.

Aucun des deux n’a fait partie du noyau fondateur de la CNHI, ni du conseil scientifique. Ils sont arrivés sur le tard, pour exercer la fonction dirigeante que Toubon avait assurée auparavant. La séparation des fonctions (administrative et scientifique) qui existait quand ce haut fonctionnaire présidait la CNHI a disparu lorsque ces deux historiens – qui n’ont pas (c’est le moins qu’on puisse dire) le même rapport au pouvoir que les « démissionnaires » de la première heure – ont pris les commandes.

J’ajoute que si le conseil scientifique n’a pas été remplacé après notre démission, cela n’a pas empêché le Musée de l’histoire de l’immigration de mettre en place un conseil d’orientation et un Comité scientifique, attaché au département de la recherche, qui a été présidé par l’historien Philippe Rygiel.

Est-ce la vocation d’un quotidien de gauche de valoriser les têtes d’affiches, au détriment de celles et ceux qui se tiennent à distance du pouvoir? Là encore, je laisse aux lecteurs le soin d’en juger. La raison majeure de notre démission concernait en effet la défense de l’autonomie de la recherche scientifique au sein de la CNHI. C’est ce que rappelle Patrick Weil, cité dans l’article de Libération : « Un musée d’histoire nationale n’a pas pour vocation d’influer sur les débats politiques mais de donner à réfléchir à tous en rappelant une histoire méconnue ».

Voilà pourquoi nous n’avons pas voulu devenir une courroie de transmission de la politique sarkozyste. Mais, pour la même raison, il n’était pas question pour nous d’accepter que la CNHI soit un relai du militantisme « décolonial », perspective illustrée dans l’article de Libération par les propos de Françoise Vergès.

Sur le carton d’invitation à l’inauguration de la nouvelle exposition permanente du musée de l’immigration figurent les noms de 4 ministres ayant apporté leur soutien à l’événement, dont celui de Gérald Darmanin, l’actuel ministre de l’Intérieur. Sa politique, en matière d’immigration, se situe dans le droit fil de celle de Sarkozy. Pourtant, à ma connaissance, aucun des universitaires concernés n’a protesté contre cette tentative de récupération. Mais il est vrai qu’aujourd’hui, les intellectuels ne démissionnent plus!

Sur quelques divergences de fond

J’en viens maintenant à ce que Patrick Boucheron appelle « l’historiographie de l’époque » pour faire comprendre sur quels points elle diverge de l’historiographie de l’immigration qu’il a lui-même défendue dans le rapport de 2019.

Il a raison de dire que, depuis 15 ans, la recherche sur cette question s’est beaucoup enrichie; notamment grâce aux travaux des nouvelles générations d’enseignants-chercheurs que nous avons formées. Il est donc tout à fait légitime que la nouvelle exposition permanente leur fasse une large place.

Néanmoins, il existe des divergences de fond entre le type d’approche que nous avions privilégié au départ et celui d’aujourd’hui. La principale différence tient à la définition même de l’objet « immigration ». Les historiennes et les historiens ayant rejoint le premier conseil scientifique étaient tous des spécialistes de la période contemporaine parce que le mot « immigration », au sens actuel du terme, ne s’est diffusé dans la langue française qu’au début de la IIIe République, lorsque les classes populaires ont été véritablement intégrées dans l’Etat-nation.

Utiliser le mot immigration pour les périodes antérieures était à nos yeux un anachronisme car les notions de citoyenneté et de nationalité, qui sont au centre de la définition actuelle, ne se sont imposées qu’à partir de la Révolution française.

Patrick Boucheron, spécialiste des XVe-XVIe siècle, a jugé utile de « faire évoluer le regard » en élargissant la chronologie. Ce qui explique que la nouvelle exposition raconte la « Grande histoire de l’immigration en France de façon chronologique de 1685 à nos jours ». Le musée de l’immigration a ainsi repris à son compte le discours actuellement dominant dans l’espace public qui confond migrations et immigration. Ce qu’illustre clairement l’article de Libération, intitulé: « A la Porte Dorée, visa renouvelé pour l’histoire des migrations » (16/6/2023).

C’est cette confusion qui justifie le choix du portrait de Louis XIV, portrait accompagné de cette légende: « mère espagnole, grand-mère autrichienne ». Cela renvoie à une définition de « l’étranger » qui n’était pas la même qu’aujourd’hui. Dans le livre de Jean-François Dubost et Peter Sahlins, Et si on faisait payer les étrangers ? Louis XIV, les immigrés et quelques autres, (Flammarion, 1999), ces deux historiens avaient montré que le projet de taxation lancé par Louis XIV contre les étrangers avait échoué parce qu’à cette époque, le droit permettant de distinguer les autochtones et les étrangers était très différent de celui qui existe aujourd’hui.

C’est pour éviter ce genre d’anachronisme que nous avons débuté l’exposition permanente au XIXe siècle, en ne prenant pas en compte les migrations intérieures à l’espace national. Non pas qu’elles soient sans importance, mais elles concernent d’autres enjeux de mémoire.

L’autre différence essentielle entre les deux perspectives concerne la question identitaire. Comme le rappelle le communiqué que j’ai cité plus haut, nous avons démissionné parce que nous estimions qu’il « n’est pas dans le rôle d’un Etat démocratique de définir l’identité ». Nous souhaitions faire une place, au sein de la CNHI, non pas aux identités, mais à la manière dont elles se construisent. Cet intérêt accordé aux processus d’identification qu’ils soient administratifs (papiers d’identité, catégories statistiques, etc.) ou politiques était aussi une façon de tirer la sonnette d’alarme face aux entreprises multiples d’assignation identitaire.

Dans l’article de Libération, Constance Rivière, la nouvelle directrice du Musée, n’hésite pas à affirmer que l’immigration c’est avant tout une « affaire d’altérité ». C’est ce point de vue qui justifie la place faite à l’affaire Dreyfus dans cette nouvelle exposition permanente. On peut s’interroger sur ce choix car s’il est vrai qu’elle a éclaté dans un contexte où un grand nombre de réfugiés juifs, victimes des pogromes en Russie, étaient accueillis en France, cette affaire n’a pas de lien direct avec la question de l’immigration.

Définir l’immigration comme une question d’altérité, c’est s’engager dans la logique identitaire que nous étions nombreux à combattre à l’époque de la première exposition permanente.

L’histoire montre que les discours oecuméniques sur le respect de l’Autre n’empêchent pas que, le plus souvent, l’identité des uns se définit au final contre celle des autres. Voilà pourquoi, la nouvelle orientation du musée de l’immigration risque d’aggraver les multiples polémiques identitaires qui alimentent notre actualité. Le fait d’avoir choisi un portrait de Louis XIV pour illustrer ce qui est présenté comme la longue histoire de l’immigration en donne un premier aperçu. La mouvance post-coloniale a vivement protesté en effet contre la récupération d’un monarque qui a cautionné et encouragé la traite négrière. C’est ce genre de problème que nous voulions tenir à distance, en affirmant, dans notre communiqué, que « le pari de la CNHI était celui du rassemblement tourné vers l’avenir, autour d’une histoire commune que tous étaient susceptibles de s’approprier ».

Petit rappel sur ma modeste contribution

En conclusion, je dirai quelques mots concernant ma participation à la mise en place de ce musée pour combler quelques lacunes et rectifier plusieurs erreurs dans l’article de Libération.

Le premier point concerne la « préhistoire » de ce lieu de mémoire. Les deux journalistes évoquent le rôle pionnier qu’a joué Zaïr Kedadouche « footballeur et haut fonctionnaire », en disant qu’il « a soumis l’idée à Patrick Weil dans les années 90 ». Elles oublient de préciser que l’aventure a commencé dès la fin des années 1980, après la publication de mon livre le Creuset français (Seuil, 1988). J’ai fait la connaissance de Zaïr Kedadouche quand il était encore conseiller municipal d’Aubervilliers. Nous avons travaillé ensemble, dans le cadre de l’association de recherches en histoire et sciences sociales (AFHIS) que je dirigeais alors, afin de rédiger un texte intitulé « Pour un musée d’histoire de l’immigration ». Document qui a servi ensuite à plaider la cause de ce lieu de mémoire auprès d’instances diverses.

J’ai retrouvé dans mes archives un article à ce sujet paru dans le numéro du 10-16 mai 1990, de l’Evénement du jeudi, signé par le journaliste Richard Bellet. Voici ce qu’il écrivait: « Quand un historien et un Beur se rencontrent qu’est-ce qu’ils se racontent? Des histoires d’immigration. Gérard Noiriel et Zaïr Kedadouche n’ont pas fait exception. Leur constat est simple: il n’existe pas en France l’ombre d’un lieu de mémoire de l’immigration. En Allemagne, en Italie, aux Etats-Unis, si. Chez nous rien. les archives sont dispersées aux six coins de l’hegaxone. D’où l’idée d’un musée. Michel Rocard est d’accord sur le principe, son directeur de cabinet, Jean-Paul Huchon, se dit emballé et le secrétaire général à l’intégration, Hubert Prévot, rencontre les concepteurs du projet le mois prochain. Au ministère de la Culture, on n’a rien contre ». Mais finalement, la gauche mitterrandienne n’a pas donné suite au projet et c’est sous la présidence de Jacques Chirac qu’il se concrétisera.

En ce qui concerne le lien entre mes recherches et la première exposition permanente, il me faut, là encore, rectifier ce qu’écrit Libération. Les deux journalistes citent l’historienne Delphine Diaz, selon laquelle : « L’ancien accrochage s’inscrivait dans une histoire récente et très économique inspirée des travaux de Gérard Noiriel ». Et elle ajoute: « focalisée sur l’immigration de travail, maghrébine, des années 80-90, elle n’abordait qu’à la marge les sujets fondamentaux de l’asile et des réfugiés ».

J’ai relevé au moins trois erreurs dans ce passage. Tout d’abord, il est faux d’affirmer que la première exposition permanente n’était inspirée que par mes travaux. Tous les membres du conseil scientifique y ont contribué à part égale. Ensuite, affirmer que mon approche de l’immigration aurait privilégié « l’histoire récente et très économique », et qu’elle aurait été focalisée sur la composante maghrébine, relève du non-sens. La mouvance post-coloniale m’a d’ailleurs souvent reproché, à l’inverse, de prendre pour objet d’étude toutes les composantes de l’immigration, car cette perspective aurait occulté la différence de nature entre l’immigration des Européens et celle des anciens colonisés. De plus, j’ai rarement utilisé le terme « Maghrébins », terme qui masque les différences d’histoire nationale entre la Tunisie, l’Algérie et le Maroc.

Enfin, j’aimerais rappeler à ceux qui connaissent mal l’histoire de notre discipline que j’appartiens à une génération qui a pris ses distances avec la perspective économique et sociale qu’avait privilégiée les Annales au cours des années 1960-70. Je me suis fortement inspiré des travaux de Max Weber, Norbert Elias et Pierre Bourdieu pour montrer dans mes recherches socio-historiques que l’Etat n’était pas une superstructure, mais qu’il avait profondément affecté l’identité des personnes depuis le XIXe siècle. C’est pourquoi la question de l’identification administrative des immigrants a été une dimension centrale de mon travail.

Etant donné que, jusque dans la période récente, l’immense majorité des immigrants étaient des hommes recrutés pour alimenter les secteurs déficitaires du marché du travail, je ne vois pas comment on aurait pu écrire une histoire de l’immigration sans insister sur ces questions économiques. Ce qui m’a amené à distinguer des phases d’afflux massifs, pendant les décennies de fort développement économique, et des périodes de crise. Mais j’ai montré aussi comment le processus d’intégration avait conduit à la formation des familles, le rôle qu’avaient joué les « deuxièmes générations », etc.

J’ai élargi ensuite ma perspective en m’intéressant à des formes de migrations qui échappaient à cette tendance principale. C’est ce qui explique les deux livres que j’ai consacrés à l’histoire du clown Chocolat. Enfin, affirmer que je n’aurais abordé « qu’à la marge les sujets fondamentaux de l’asile ou des réfugiés » relève de l’ignorance pure et simple. J’ai été l’un des premiers historiens à consacrer un livre à l’histoire des réfugiés depuis la Révolution française, intitulé la Tyrannie du national (Calmann-Lévy, 1991) et réédité ensuite en poche sous le titre Réfugiés et sans papiers. La République face au droit d’asile (Hachette Pluriel, 1998). J’ai également dirigé plusieurs thèses sur une question qui me tenait tout particulièrement à coeur, y compris d’un point de vue civique, puisque j’ai présidé pendant plus de dix ans le Comité d’aide aux intellectuels réfugiés.

P.S. Suite à la publication de ce blog, Clémence Mary, l’une des deux journalistes de Libération qui ont réalisé cette enquête sur le musée de l’immigration, m’a demandé de préciser qu’ayant tenté en vain de me joindre par SMS le vendredi 9 juin pour en parler, elle n’avait pas pu prendre en compte mon point de vue. Ce qui a été fait dans la mise à jour de l’article. (https://www.liberation.fr/culture/arts/musee-de-la-porte-doree-visa-renouvele-pour-lhistoire-des-migrations-20230615_RSSJ2SV7YBHVNJ4INOSDHUHZNA/)

Macron, la foule, le peuple.

« L’histoire peut nous aider à mieux vivre ». C’est le sous-titre, emprunté à Marc Bloch, que j’ai choisi pour l’ouvrage qui rassemble une partie de mes chroniques quotidiennes sur France Culture. (Le Pourquoi du comment, co-édition Michel Lafon/France Culture, 2023). Cette fonction sociale de l’histoire ne concerne pas que les citoyens ordinaires que nous sommes. Elle s’adresse aussi à ceux qui nous dirigent. Et si Emmanuel Macron connaissait mieux l’histoire de France, çà lui permettrait sans doute de mieux vivre sa fonction présidentielle. Sa fâcheuse tendance à mobiliser des références que le peuple perçoit comme des formes de mépris s’était déjà manifestée pendant le mouvement des gilets jaunes. Confronté au vaste front du refus qu’a provoqué sa loi sur les retraites, voilà qu’il récidive.

Mardi soir, il n’a pas hésité à affirmer devant les parlementaires de la majorité, reçus à l’Élysée, que « l’émeute ne l’emporte pas sur les représentants du peuple, et la foule n’a pas de légitimité face au peuple qui s’exprime souverain à travers ses élus ».

Cette manière d’opposer le peuple et la foule (que Macron associe aux « émeutiers ») s’inscrit dans le prolongement d’une longue histoire. Quelques commentateurs ont rapproché ces propos d’un texte de Victor Hugo, dans lequel il avait écrit: « Souvent la foule trahit le peuple » (Texte reproduit dans le recueil de poème intitulé L’année terrible paru en 1872). Mais pour comprendre tout ce qui sépare le grand écrivain populaire de l’actuel chef de l’Etat, il faut regarder ce texte de plus près. Dans ses propos, Emmanuel Macron définit le peuple à partir du seul critère que constitue l’élection des représentants par opposition à la foule composée de ceux qui s’expriment dans la rue. Il s’agit-là d’une opposition entre deux types d’action politique qui n’existe nullement dans le texte de Victor Hugo. Comment, lui qui avait écrit en 1848 : « Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent », aurait-il pu se renier au point de discréditer les hommes et les femmes qui se mobilisent contre le pouvoir dans l’espace public?

La foule que dénonce Hugo, cette « cohue inepte, insensée, féroce » qu’il rejette, se définit par le fait que les individus qui la composent agissent spontanément, sans concertation avec les autres. Il oppose à cette foule, le peuple qui, dit-il, « prend la Bastille » et qui « déplace toute l’ombre en marchant ». Pour Victor Hugo, ce n’est donc pas l’élection qui est le critère fondamental pour distinguer la foule et le peuple, mais la délibération, c’est-à-dire un processus de démocratie directe grâce auquel les manifestants se mettent d’accord pour s’engager dans une action collective, préparée et réfléchie. C’est au nom de ce critère démocratique que Hugo affirmait dans la suite de son texte : « Je veux la République et je chasse César. »

Emmanuel Macron aurait sans doute dû méditer sur ces réflexions avant d’opposer le peuple et la foule. Au lieu de cela, il s’est inscrit spontanément dans le prolongement de la vielle tradition conservatrice qu’ont alimentée, génération après génération, les dirigeants qui se sentent menacés par la colère populaire. Ses propos m’ont rappelé ceux d’Adolphe Thiers – l’un des principaux représentants du parti de l’ordre après la répression de la révolution de 1848 – qui fut aussi le grand responsable de la répression sanglante de la Commune de Paris en 1871.

Dans un discours qu’il prononça le 24 mai 1850 à la tribune de l’Assemblée législative, Thiers utilisa le terme de « vile multitude » pour dénoncer « la foule » des citoyens qui avaient participé à la Révolution de 1848 et qu’il voulait exclure du suffrage universel masculin. Il leur attribuait une responsabilité écrasante dans les malheurs politiques du pays : « les vrais républicains », affirma ce jour-là Thiers devant les élus de la nation, « redoutent la multitude, la vile multitude, qui a perdu toutes les républiques ».

Mais l’histoire nous apprend que le peuple est souvent capable de retourner les insultes qu’il subit pour en faire des titres de gloire. Quelques mois après ce fameux discours de Thiers, des affiches furent apposées sur les murs de plusieurs villes. A Dijon, l’une d’entre elles disait:« Pour la vil multitude, vive 93 ! »  Contre ceux qui avait trahi l’idéal révolutionnaire, c’est le souvenir de la Convention qui fut alors réactivé.

Le mot « foule » ne s’est imposé dans le vocabulaire des élites conservatrices pour discréditer les mouvements sociaux, qu’à la fin du XIXe siècle. Celui qui popularisa ce terme dans les cercles dirigeants s’appelait Gustave Le Bon, l’auteur de la « psychologie des foules », livre publié en 1895. Ce médecin, qui prétendait avoir fondé une science nouvelle, se fit notamment remarquer en comparant les cerveaux féminins et masculins, pour en conclure à l’infériorité intellectuelle des femmes.

L’infériorité de la foule, comparée au peuple, s’expliquait selon lui parce qu’une foule est composée d’un ensemble d’individus pris dans une sorte de folie collective, une « hypnose émotionnelle » disait-il, qui « ruinait toute aptitude à l’esprit critique ». « Si bien » ajoutait Le Bon, « qu’un philosophe aurait, au sein d’une foule, la même valeur intellectuelle qu’un illettré ». Isolé, un homme peut être « un individu cultivé, en foule c’est un barbare, c’est-à-dire un instinctif. Il a la spontanéité, la violence, la férocité, et aussi les enthousiasmes et les héroïsmes des êtres primitifs ».

C’est la clé de lecture que Le Bon utilisa pour se faire historien. « Il est difficile de comprendre l’histoire, celle des révolutions populaires surtout, quand on ne se rend pas bien compte des instincts profondément conservateurs des foules ». Il s’en prend à « la foule hurlante, grouillante et misérable qui envahit les Tuileries pendant la Révolution de 1848 ». Selon lui, « les grands meneurs de tous les âges, ceux de la Révolution surtout, ont été lamentablement bornés ; et ce sont justement les plus bornés qui ont exercé la plus grande influence ». Car c’est « l’influence grandissante des foules » qui conduit aux « capitulations successives des pouvoirs ».

Le Bon fut félicité par Mussolini pour avoir si bien décrit le comportement barbare des foules. Il paraît qu’Hitler et Staline furent fortement influencés, eux aussi, par cet ouvrage. En France, comme Le Bon excellait dans l’art de cultiver les mondanités, il diffusa largement ses thèses dans les milieux intellectuels et politiques, à la fois en tant qu’éditeur d’une collection prestigieuse chez Flammarion, et grâce à ses fameux « déjeuners du mercredi ». S’y retrouvaient souvent, des philosophes comme Henri Bergson, des officiers comme Philippe Pétain, et d’éminents politiciens comme Raymond Poincaré, Georges Clemenceau, ou Aristide Briand. Cela ne veut pas dire que tout ce beau monde partageait les idées de Le Bon. Néanmoins, sa « psychologie des foules » a permis de légitimer, à l’aide d’arguments pseudo-scientifiques, la méfiance des dirigeants de l’Etat à l’égard des mobilisations populaires.

Les propos tenus par Emmanuel Macron devant les parlementaires de la majorité, le mardi 21 mars, s’inscrivent dans cette tradition là. Il n’est donc pas surprenant que nous soyons de plus en plus nombreux à estimer que notre démocratie est aujourd’hui en danger.

La violence symbolique dans le monde universitaire français.

Pour finir cette série de blogs sur »les médias sociaux, le journalisme et la crise des sciences sociales », je voudrais montrer comment s’exerce aujourd’hui la violence symbolique au sein même de la recherche savante. C’est dans ce but que je commencerai par analyser le dernier argument développé par Didier Fassin pour discréditer notre travail dans le compte rendu publié par AOC-MEDIA. Paradoxalement, il nous reproche de ne pas avoir compris que son objectif était de passer d’une « politique identitaire » à une « politique des minorités », alors que son texte donne un exemple flagrant de raisonnement identitaire. Pour expliquer le « mystère » qui nous a rendus « diaboliques », il mobilise des arguments empruntés à la problématique des « représentations », qui peuvent se résumer en un mot: « aveuglement ». Outre l’aveuglement à la couleur et l’aveuglement face à la puissance de ses raisonnements, il a repéré aussi – en ce qui me concerne en tout cas – un aveuglement sur moi-même en raison de mes origines.

Dans l’introduction de l’un de mes livres, j’avais expliqué que j’ai connu dans l’enfance des formes de « mépris de classe », lorsque ma famille vosgienne a émigré en Alsace, dans une petite ville bourgeoise; ce qui a joué un rôle important dans l’orientation ultérieure de mes recherches sur l’histoire de l’immigration. Didier Fassin voit, dans ce passage, ce qu’il appelle « une clé de lecture » qu’il présente ainsi: « Il est remarquable qu’il ne voie pas que ce qui le différenciait plus encore des jeunes d’Afrique du Nord, c’était le regard racisé qui pesait sur ces derniers et la douloureuse histoire coloniale dont ils étaient en train de se libérer. Or, c’est précisément ce genre de point aveugle que mettent en évidence les études qu’il critique ».

Voilà une illustration flagrante de ce que j’appelle « un discours identitaire » qui consiste à expliquer les comportements ou les propos d’une personne par leur origine, en réduisant leur identité à un seul critère pour le retourner contre elle. En lisant ce passage, m’est revenu en mémoire ce qu’écrivait Jacques Bouveresse à propos des « psychologues amateurs » qui s’efforcent de discréditer leurs concurrents en leur reprochant leurs origines. Il estimait que « l’origine, en particulier l’origine sociale, de nos idées, aussi importante qu’elle puisse être, ne prouve en elle-même rien pour ou contre leur valeur objective, qui doit être décidée par des considérations d’une autre sorte. C’est ce qui rend si pitoyables les critiques qui consistent à disqualifier automatiquement une affirmation par ses origines ». (Jacques Bouveresse, Bourdieu, savant et politique, Agone, 2004).

Mais ce qui m’a paru le plus sidérant, pour un anthropologue dont j’avais beaucoup apprécié les recherches empiriques jusqu’ici, c’est que lorsqu’il s’agit de répondre aux critiques d’un collègue, il oublie un principe élémentaire du travail scientifique; à savoir la vérification des sources. Si Didier Fassin avait vraiment pris au sérieux sa « clé de lecture », il aurait poussé ses investigations – sans que cela lui demande beaucoup d’efforts – jusqu’à la postface de mon livre Penser avec penser contre (Belin, 2003) dans laquelle j’ai développé les quelques lignes d’auto-analyse qu’il cite.

A la différence de la plupart de celles et ceux qui sont victimes de la violence symbolique que charrie le discours identitaire, ma position sociale me donne la possibilité d’y répondre, même si la nécessité de me justifier face à ces mises en cause m’est pénible. Contre l’entreprise de stigmatisation de mon « origine sociale » qui m’aurait rendu « aveugle » à la souffrance des « racisés », je suis donc obligé de rappeler ce que j’avais succinctement écrit dans cette postface.

Dans mon enfance, j’ai été confronté à une triple discrimination : celle qui tenait effectivement à mon milieu social (la classe), mais aussi celle qui tenait à la maltraitance d’un père alcoolique et violent (le genre), et celle qui tenait à ma couleur de peau (la « race »). En raison d’une origine incertaine d’une partie de mes ancêtres, mon faciès de « basané » n’était pas conforme à la norme physique qui dominait dans la communauté alsacienne, ce qui explique que le mépris social s’exprimait aussi par des insultes me présentant comme « l’Arabe de service », le « fellagah » (cela se passait pendant la guerre d’Algérie). Didier Eribon a évoqué, dans son autobiographie (Retour à Reims, Fayard, 2009), qu’il avait subi dans l’enfance des insultes « racistes » du même type, preuve que mon expérience n’avait rien d’exceptionnel. Mais elle a été décisive dans mon engagement contre le racisme dès le début de mes études supérieures, puis dans mon militantisme « postcolonial » en République populaire du Congo, puis dans la publication de mon premier livre où j’ai convaincu l’éditeur (François Maspero) de faire une large place au témoignage de Benaceur Azzaoui – militant CGT d’origine marocaine – pour qu’il évoque lui-même les discriminations qu’il subissait dans ce syndicat (Vivre et lutter à Longwy, Maspero, 1980).

Les humiliations subies dans l’enfance ont été déterminantes aussi dans ma lecture passionnée des écrits de Michel Foucault concernant ce qu’il appelait la « subjectivation » (comment les dominants transforment les dominés en « sujets ») et ceux de Pierre Bourdieu concernant la violence symbolique (qui interdit aux dominés de se justifier d’exister comme ils existent). Grâce à eux, et à quelques autres savants, j’ai pu mieux comprendre et mettre à distance ce passé traumatisant. C’est ce qui m’a conduit aussi à définir la fonction civique du chercheur comme un effort visant à fournir aux dominés des outils pour leur permettre de s’engager sur le chemin que j’avais moi-même parcouru pour m’en sortir. Ce qui explique le fil conducteur de mes recherches visant à déconstruire les identités collectives pour retrouver les individus dans leur infinie complexité et mettre en lumière la violence qu’exercent les « porte-parole » et les intellectuels qui pratiquent les assignations identitaires.

Si j’ai insisté longuement sur cet article de Didier Fassin, c’est en raison de la position éminente qu’il occupe dans le milieu académique. Au-delà des insultes que nous avons subies sur les réseaux sociaux, il a contribué, par son texte dans AOC-MEDIA, à alimenter la polémique simpliste concernant l’opposition entre la classe et la « race ». Son raisonnement identitaire a été perçu comme un exemple à suivre par les universitaires qui interviennent dans l’espace public pour défendre les causes qu’ils croient justes. Pour montrer l’impact de cette posture dans notre milieu professionnel, je me limiterai à des exemples qui concernent mon propre centre de recherches à l’EHESS (l’IRIS), dont Didier Fassin a été le directeur pendant longtemps.

Le premier est celui de ma collègue sociologue, Rose-Marie Lagrave. Dans l’article qu’elle a intitulé « Une haine tentaculaire » (publié dans Actes de la recherche en sciences sociales, 2022/3-4), elle écrit: « Car tout l’enjeu est là, en décrédibilisant l’intersectionnalité, S. Beaud et G. Noiriel apportent une pierre au procès mené par N. Heinich et consorts, au nom de la neutralité axiologique, à une sociologie s’intéressant aux structures de domination et à leur reproduction ».

Cette manière de présenter nos critiques de l’intersectionnalité comme des cris de « haine » pour alimenter, à coup de « pierres », des « procès » contre les sociologues de la domination – sans dire un seul mot du contenu du livre – s’inscrit dans le prolongement du langage polémique que Didier Fassin a mobilisé contre nous. Nous avons là une autre illustration flagrante de la dégradation des relations entre universitaires exerçant le même métier. Non seulement, Rose-Marie Lagrave appartient au même centre de recherches que moi, mais nous avons aussi partagé le même bureau à l’EHESS pendant plusieurs années. Dans son autobiographie, elle me présente comme un exemple de « transfuges issus du monde ouvrier urbain (…), porteurs d’un sens politique, dotés d’un capital symbolique et militant, qui rejaillit et valorise ceux qui, bien que socialement déserteurs, en sont issus ». (Rose-Marie Lagrave, Se ressaisir, La Découverte, 2021, p. 13). Si elle avait fait preuve du minimum de considération qui devrait exister dans les relations entre « collègues », elle aurait appris qu’en réalité, je viens d’un village plus petit que le sien. Mes parents ne m’ont pas inscrit – comme cela a été son cas – dans une école privée, ce qui explique que je n’aie pas eu la possibilité d’accéder au lycée, et qu’il m’ait fallu emprunter la voie étroite du CEG, puis de l’école normale d’instituteurs des Vosges, pour m’en sortir. Je m’arrête là car je ne suis pas candidat à la médaille d’or du « transfuge social », compétition en vogue par les temps qui courent.

Mais à l’instar de Didier Fassin, quand il s’agit de discréditer un collègue, il n’est pas nécessaire de respecter les principes élémentaires de la recherche en sciences sociales. On peut d’ailleurs s’étonner que le comité de rédaction d’Actes de la Recherche en Sciences sociales ait laissé passé ces propos insultants à notre égard. Pour montrer ce qui a changé dans le monde des sciences sociales, je rappellerai ce que Pierre Bourdieu, le fondateur de cette revue – qui a été si importante dans les sciences sociales françaises du dernier quart de siècle – écrivait à propos des échanges entre universitaires. Lors d’une discussion qu’il avait eue sur ce point avec l’historien Roger Chartier, lui aussi professeur au Collège de France, Bourdieu avait précisé que les désaccords entre chercheurs étaient un moyen essentiel pour faire progresser les connaissances, mais il ajoutait: « à condition que cette lutte soit soumise à des règles minimales de dialogues réglés. Autrement dit, à condition que tous les coups ne soient pas permis. Par exemple, à condition qu’on ne puisse pas liquider un argument scientifique par un argument politique. On ne peut pas tuer un théorème en disant qu’il est de droite ; or, on peut tuer une théorie sociologique ou historique en disant : elle est de droite. » (Pierre Bourdieu et Roger Chartier, « Illusions et connaissance », reproduit dans Le sociologue et l’historien, Agone, 2010, p.47.).

Un exemple, encore plus caricatural, de ces dérives est donné dans le texte publié par Isabelle Clair, directrice de recherches au CNRS, autre membre de l’IRIS, paru récemment dans la revue Sociologie (n°3, volume 13, 2022) et intitulé : « Nos objets et nous-mêmes : connaissance biographique et réflexivité méthodologique ». Voilà ce qu’elle écrit à la fin de son article : « C’est ainsi que diverses prénotions, méconnues comme telles, sont institutionnalisées au rang de connaissances et sont d’autant plus difficiles à défaire. Par exemple, la revendication du monopole explicatif de la classe contre les théories intersectionnelles dans certains secteurs de la sociologie française contemporaine (i.e. Mauger, 2013 ; Beaud & Noiriel, 2021) est particulièrement portée par des hommes – blancs, hétérosexuels, etc. – qui perçoivent bien, mais sans parvenir à le thématiser tant l’épistémologie du point de vue situé – qu’ils ne lisent pas – leur fait horreur, que la critique à laquelle ils font face ne remet pas seulement en cause les résultats de leur recherche mais les raisons biographiques pour lesquelles ils défendent leurs propres angles morts – et les intérêts d’hommes d’autres groupes sociaux que les leurs. Ils découvrent, dans l’interpellation formulée à l’encontre de leurs options théoriques, une remise en cause qui ne concerne pas seulement leur travail mais leur identité sociale ».

Ce verbiage pseudo-théorique, publié dans une rubrique intitulée « théories et méthodes » (!) illustre fort bien ce que Pierre Bourdieu appelait : « une épistémologie réduite à un discours juridique sur la science des autres ». On y retrouve les procédés polémiques qui tendent à devenir la norme dans le petit milieu de la sociologie critique. Cette personne nous raconte une histoire dans laquelle des individus ignorants et arc-boutés sur leurs privilèges de « mâles blancs hétérosexuels » rejettent avec « horreur » les critiques de celles qui combattent courageusement – car « elles sont difficiles à défaire » – les « prénotions méconnues comme telles ». On a là un autre exemple de retraduction dans un langage polémique (présenté comme « épistémologique ») des analyses issues de nos recherches, que cette chercheuse du CNRS n’a apparemment jamais lues. Ni Gérard Mauger, ni Stéphane Beaud, ni moi n’avons jamais « revendiqué » « le monopole explicatif de la classe contre les théories intersectionnelles ». On aimerait savoir à quels écrits précis elle fait allusion en parlant des « interpellations théoriques » qui remettraient en cause notre travail et « notre identité sociale ». Il est regrettable que cette donneuse de leçons n’ait pas poussé son « épistémologie critique » jusqu’à s’interroger sur sa propre position dans les relations de pouvoir du monde académique. C’est d’ailleurs ce qu’on l’inviterait à faire, sans tarder.

Le plus inquiétant, pour ceux qui se préoccupent de l’avenir des sciences sociales, concerne le procès d’intention qui nous est fait et qui rappelle, par bien des aspects, les méthodes staliniennes du passé, sauf que ce n’est plus la classe sociale des adversaires qui est stigmatisée, mais leur sexe, leur couleur de peau et même leur orientation sexuelle. Le fait que des collègues femmes puissent reprendre à leur compte les procédés polémiques qui étaient autrefois une spécialité masculine devrait interroger le mouvement féministe, sauf à considérér que le fait d’être une femme immunise contre l’exercice de la violence symbolique.

Qu’on puisse procéder à une analyse multivariée pour établir un lien entre les caractéristiques sociales (au sens large) d’un chercheur et l’orientation de ses objets d’étude – comme l’avait fait Bourdieu dans un livre extrêmement fouillé (Homo academicus, Minuit, 1984) – est tout à fait légitime en sciences sociales. On peut également comprendre que les nouvelles générations d’universitaires aient l’ambition de développer de nouveaux domaines de recherches, de proposer de nouvelles méthodes, etc. Mais cela ne devrait pas les conduire à franchir la ligne rouge qui sépare l’analyse sociologique et les assignations identitaires qui fonctionnent comme des insultes pour discréditer le travail des autres. Le fait que nous soyons des hommes est inscrit dans notre état civil. Mais qu’est-ce qui peut permettre à Isabelle Clair de nous étiqueter comme des « blancs » et qu’est ce qu’elle connaît de notre orientation sexuelle? A-t-elle procédé à une enquête pour justifier ces affirmations? Si c’est le cas, nous aimerions savoir comment elle l’a menée.

Preuve qu’il ne s’agit pas là de quelques cas isolés, le comité de rédaction de la revue Sociologie a laissé passer sans coup férir ces propos insultants. Et lorsque nous nous sommes adressés aux membres de l’EHESS qui dirigent aujourd’hui l’IRIS pour les alerter sur le caractère inadmissible des mises en cause identitaires d’Isabelle Clair, ils nous ont répondu par mail en affirmant qu’ils soutenaient « pleinement et entièrement » leur collègue car ses propos s’inscrivaient dans « la tradition sociologique » et qu’ils étaient « conformes à la démarche sociologique » (sic!).

Conclusion

Au-delà des écrits individuels, on constate donc qu’aujourd’hui, celles et ceux qui dirigent les institutions des sciences sociales considèrent que la « tradition sociologique » et « la démarche scientifique » justifient qu’on puisse invoquer la couleur de peau et l’orientation sexuelle des membres d’un même centre de recherches pour discréditer leur travail.

Dans la revue qu’a fondée Pierre Bourdieu et dans les lieux où il a enseigné (l’EHESS et le Collège de France), on peut aujourd’hui se prétendre savant tout en multipliant des assignations identitaires qui ne reposent sur aucune preuve. Dans son texte sur la télévision, que j’ai cité dans un blog précédent, Pierre Bourdieu affirmait pourtant que l’éthique de la discussion était une spécificité du champ scientifique, comparé au champ journalistique, car ajoutait-il « On ne trouve pas dans l’univers journalistique, l’équivalent de ce qui s’observe dans l’univers scientifique, par exemple, cette sorte de justice immanente qui fait que celui qui transgresse certains interdits se brûle ou au contraire que celui qui se conforme aux règles du jeu s’attire l’estime de ses pairs ».

Je pense que le triomphe de la communication numérique a rendu quasiment obsolète cette manière de défendre l’autonomie de la science. Et cela contribue à marginaliser de plus en plus nos disciplines dans l’espace public. Ce sont des mises en cause comparables à celle d’Isabelle Clair qui ont miné le conseil scientifique de la DILCRAH, ce qui a abouti, tout récemment, à sa liquidation par le gouvernement.

Certes, ce genre de problèmes s’était posé dans le passé. On a vu que, dans les années qui ont suivi mai 68, les philosophes marxistes avaient déjà mobilisé le langage polémique contre leurs adversaires en dénonçant leur origine de classe. Mais aujourd’hui, la sociologie s’est substituée à la philosophie, la classe sociale a cédé sa place au genre ou à la « race », et les femmes jouent désormais un rôle très actif dans ce type de guerre .

Etant donné que les dénonciations inspirées du marxisme ont été rapidement marginalisées dans le champ universitaire, on pourrait penser qu’il en ira de même pour celles qui se mènent aujourd’hui au nom du féminisme, de l’antiracisme ou de la transidentité.. Mais je suis convaincu que c’est une vision trop optimiste de ce qui nous attend. La différence majeure avec les philosophes marxistes des années 60-70 c’est qu’ils mettaient en cause les origines sociales de leurs adversaires, alors qu’ils étaient eux-mêmes, le plus souvent, issus de la bourgeoisie. Cela les plaçait dans une contradiction que Jean-Paul Sartre a théorisée dans les analyses où il présente l’intellectuel révolutionnaire comme « un traître à sa propre classe ». Cette problématique de la trahison a eu au moins le mérite d’alimenter une dialectique (lutte des contraires) anti-identitaire. L’une des principales caractéristiques commune aux grands intellectuels de cette époque – depuis Franz Fanon et Jean-Paul Sartre jusqu’à Gilles Deleuze, en passant par Michel Foucault, Jacques Derrida ou Pierre Bourdieu – tenait (au-delà de tout ce qui les opposait) dans un effort intellectuel visant à déconstruire les identités collectives. La tendance dominante dans la génération des intellectuels critiques qui les ont remplacés vise au contraire à conforter ces logiques identitaires (même quand elles se nomment « transidentitaires »), souvent pour disqualifier leurs concurrents.

Comparées aux polémiques inspirées du marxisme, ces nouvelles formes de discrédit ont beaucoup plus de chances de se pérenniser car elles échappent à la contradiction sartrienne. Si vous êtes une femme et que vous défendez la cause des femmes, la question de la « trahison » ne se pose pas. Idem, si vous êtes noir et qui vous défendez la cause des Noirs. La domination symbolique exercée par les porte-parole peut donc se perpétuer sans risque, sauf à soulever le voile sur l’appartenance de classe, entreprise iconoclaste qui suffit, on l’a vu, à provoquer les levées de boucliers. J’ajoute que les philosophes marxistes défendaient des thèses révolutionnaires qui ne pouvaient pas être applaudies par les médias que contrôlent les milliardaires. En revanche, comme on l’a vu, la classe dominante a rapidement intégré dans sa stratégie la rhétorique moralisatrice sur la cause des femmes et de l’antiracisme. Ce qui explique que l’enjeu majeur auquel les chercheurs en sciences sociales sont confrontés aujourd’hui ne réside pas dans la défense de ces causes (ce qu’ils peuvent faire évidemment en tant que citoyens), mais dans la manière de les problématiser.

Etant donné qu’on va exiger désormais des nouveaux docteurs, qu’ils jurent de respecter « les principes de l’intégrité scientifique » et de la « réflexivité éthique », nous demandons que les responsables de notre communauté scientifique se prononcent publiquement sur ce que signifient ces beaux principes. Nous voulons qu’ils disent s’il est scientifiquement légitime qu’on puisse rejeter les critiques faites par des chercheurs à un ouvrage en les qualifiant de « réactionnaires », en mettant en cause leur compétence, leur origine, leur couleur de peau et leur orientation sexuelle.

Dans un précédent blog, j’ai cité la remarque de Ludwig Wittgenstein disant que « ce n’est pas la raison qui est fondamentale, mais l’instinct et la volonté » (cité par Jacques Bouveresse, Le philosophe et le réel, Hachette, 1998, p. 19). Cela vaut aussi, malheureusement, pour le monde universitaire. L’analyse que j’ai développée ici confirme, s’il en était besoin, qu’on ne peut jamais convaincre à l’aide d’arguments rationnels celles et ceux qui ne veulent pas, ou n’ont pas intérêt à, être convaincus. Mais plutôt que de parler en terme « d’instinct », je dirais que ce sont les expériences vécues (principalement dans l’enfance) qui peuvent expliquer que quelques rares intellectuels soient sensibles à la violence symbolique que peut véhiculer le discours public alors que la plupart des autres ne voient même pas où est le problème.

Je ne me fais donc guère d’illusion sur l’écho que rencontrera cette revendication au sein des instances qui nous dirigent. Il me reste malgré tout l’espoir que celles et ceux qui ne peuvent pas faire autrement que de résister aux formes de domination et d’humiliations qu’ils subissent puissent trouver une utilité dans ce que j’ai écrit. C’est cet espoir que Pierre Bourdieu avait formulé dans les dernières phrases de son auto-analyse: « Et rien ne me rendrait plus heureux que d’avoir réussi à faire que certains de mes lecteurs ou lectrices reconnaissent leurs expériences, leurs difficultés, leurs interrogations, leurs souffrances etc, dans les miennes et qu’ils tirent de cette identification réaliste, qui est tout à fait à l’opposé d’une projection exaltée, des moyens de faire et de vivre un tout petit peu mieux ce qu’ils vivent et font ». (Pierre Bourdieu, Esquisse pour une socio-analyse, Raisons d’agir, 2004, p. 142).

3. Le savant, le polémiste et le « racisme de l’intelligence ».

J’ai centré le troisième volet de mes blogs concernant « les médias sociaux, le journalisme et la crise des sciences sociales » sur la virulente campagne médiatique, alimentée par les réseaux sociaux et relayée par un certain nombre d’universitaires, dont notre livre Race et sciences sociales a fait l’objet. Cette polémique est une nouvelle preuve, à mes yeux, que dans un espace public dominé par les médias sociaux, le fait même de défendre l’idéal des grands intellectuels de l’époque précédente est devenu obsolète, incompréhensible même.

Etant donné que, dans la conclusion de l’ouvrage, nous avons insisté sur le rôle que joue la racialisation du discours public dans l’affaiblissement des luttes collectives, c’est surtout ce point qui a mis le feu aux poudres. Parmi celles et ceux qui se sont lancés dans cette campagne de dénigrement, beaucoup font partie de la nouvelle génération des intellectuels intermédiaires issus de l’immigration post-coloniale. Une analyse sérieuse de leurs arguments aurait exigé une étude sociologique approfondie, qu’il ne m’était pas possible de développer dans ce blog.

J’ai donc préféré me concentrer sur les réactions que cet ouvrage a suscitées dans le monde académique en privilégiant la critique que Didier Fassin a publiée dans la revue en ligne AOC-MEDIA (23/02/2021). J’ai choisi cet exemple pour deux raisons. La première tient au fait que Didier Fassin, professeur à Princeton et aujourd’hui au Collège de France, a une très grande légitimité dans le champ universitaire, ce qui donne beaucoup de poids à ses écrits. Sa critique, publiée un mois après la sortie de notre livre, a fortement orienté sa réception dans notre milieu, comme on le verra. La seconde raison tient au fait que Didier Fassin occupe aujourd’hui une position d’intellectuel critique comparable à celle de Michel Foucault (dont il se réclame souvent) dans les années 1970-80. Pour mieux comprendre ce que notre nouvel espace public a changé dans le débat entre universitaires, j’ai donc choisi de comparer la manière dont Foucault concevait la discussion savante avec celle que Didier Fassin a mise en oeuvre dans son compte rendu de notre livre.

Dans mon avant-dernier blog, j’ai rappelé l’importance qu’avait eue l’article de Foucault, intitulé « Polémique, politique et problématisations » dans l’éthique professionnelle à laquelle je suis resté fidèle jusqu’aujourd’hui. Dans ce texte, Foucault insistait sur l’autonomie de la réflexion savante en disant: « Je n’ai jamais cherché à analyser quoi que ce soit du point de vue de la politique ; mais toujours à interroger la politique sur ce qu’elle avait à dire des problèmes auxquels elle était confrontée ». C’est ce principe d’autonomie qu’il invoquait pour distinguer le polémiste et le savant. Pour ce dernier, précisait-il, « Questions et réponses relèvent d’un jeu – d’un jeu à la fois plaisant et difficile – où chacun des deux partenaires s’applique à n’user que des droits qui lui sont donnés par l’autre, et par la forme acceptée du dialogue ».

Les critiques que nous avons développées dans notre livre s’inscrivaient dans cette perspective du « jeu plaisant et difficile » entre des partenaires qui n’outrepassent pas les « droits qui lui sont donnés par l’autre ». Voilà pourquoi nous avions tenu à mentionner à la fois nos points d’accord et de désaccord avec Didier Fassin. Malheureusement, et c’est un signe des temps, cette discussion critique a été reçue comme une sorte de mise en cause « personnelle » de l’éminent Professeur. Circonstance aggravante, le fait que Didier Fassin ait longtemps dirigé le centre de recherche dont je fais encore partie (l’IRIS) a été perçu comme une forme de « trahison ».

Pour tenter d’éviter ce type d’interprétations, il aurait sans doute fallu que j’insiste davantage sur les relations cordiales que j’ai entretenues avec Didier Fassin lorsqu’il dirigeait l’Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux Sociaux (IRIS) à l’EHESS. Sa capacité à assumer des responsabilités administratives et scientifiques très prenantes tout en poursuivant des recherches internationalement reconnues a toujours fait mon admiration, étant donné mon profil d’enseignant-chercheur plutôt solitaire, ayant fui comme la peste toutes les formes de pouvoir.

Mais tout cela n’avait aucun rapport direct avec les sujets abordés dans la dizaine de pages qui concernent, dans notre livre, les analyses de Didier Fassin sur la question raciale. Ceci d’autant moins que ma divergence fondamentale avec lui ne porte pas sur cette question, mais sur la façon de concevoir les rapports entre le savant et le politique.

La nécessité de renforcer l’autonomie de la réflexion savante face aux polémiques médiatiques sur le racisme, plusieurs fois rappelée dans notre ouvrage, est d’emblée écartée d’un revers de main par Didier Fassin dans son compte rendu. Il considère que la parution de quelques extraits du livre dans le Monde Diplomatique est la preuve que nous-mêmes nous ne respectons pas la séparation du savant et du politique. La contradiction est d’autant plus flagrante à ses yeux que la publication de ces « bonnes feuilles » a « permis une spectaculaire réception, plus médiatique que scientifique » de notre ouvrage. « La chose n’est pas sans ironie », ajoute Didier Fassin en parlant de nous, « tant ils ne cessent de répéter, invoquant Durkheim, Weber et Bourdieu, dont on peut pourtant dire qu’ils ont été meilleurs à énoncer la séparation du savant et du politique qu’à la respecter eux-mêmes, qu’ils veulent défendre l’idée d’une « science de la société se tenant à distance des enjeux politiques et des polémiques médiatiques ». Loin de cet idéal, mais sans surprise, c’est dans les cercles déjà très investis dans le dénigrement de ce qu’on y nomme « politiques identitaires » que les approbations de leur prise de position se font le plus chaleureuses et unanimes ».

La confusion du savant et du politique conduit Didier Fassin à ignorer qu’il existe une différence radicale entre la production du savoir scientifique et sa réception. Que nos recherches puissent avoir des effets publics, qu’elles soient utilisées par les uns ou par les autres à l’appui des causes qu’ils défendent, relève de l’évidence. C’est malheureusement l’un des problèmes majeurs auxquels sont exposés les chercheurs en sciences sociales. Il est vrai que les intellectuels qui ont plaidé pour défendre l’autonomie de la science, comme Emile Durkheim, Marc Bloch, Michel Foucault, Pierre Bourdieu, Jacques Bouveresse et bien d’autres n’ont pas toujours respecté cet idéal, mais au lieu d’en tirer argument pour l’invalider, un intellectuel responsable devrait s’interroger sur les raisons qui expliquent ces contradictions.

Prendre au sérieux cette revendication d »autonomie de la science a au moins pour avantage que cela permet de ne pas confondre la polémique et la discussion savante, comme le fait constamment Didier Fassin dans sa critique de notre livre. Dans le texte mentionné plus haut, Michel Foucault avait clairement montré ce qui caractérisait le polémiste. Ce dernier, écrivait-il, « s’avance bardé de privilèges qu’il détient d’avance et que jamais il n’accepte de remettre en question. Il possède, par principe, les droits qui l’autorisent à la guerre et qui font de cette lutte une entreprise juste. Il n’a pas en face de lui un partenaire dans la recherche de la vérité, mais un adversaire, un ennemi qui a tort, qui est nuisible et dont l’existence même constitue une menace ».

On retrouve dans le texte publié dans AOC-MEDIA par Didier Fassin la combinaison des trois modèles que Foucault avait distingués pour caractériser le discours polémique : le modèle politique, le modèle judiciaire et le modèle religieux.

1. Le modèle politique.

Le registre polémique qui occupe le plus de place dans l’article de Didier Fassin relève du modèle politique. Il apparaît d’emblée dans le titre de son article, « Un vent de réaction souffle sur la vie intellectuelle ». Les droits qui l’autorisent « à nous faire la guerre » et « qui font de sa lutte une entreprise juste » sont justifiés par la combinaison des deux formes de discrédit que Jacques Bouveresse avait déjà pointées chez les philosophes althussériens quand il disait que leur philosophie « fonctionnait sur le mode terroriste de l’évidence qui ne se discute pas, sauf si l’on est un idiot ou un réactionnaire ». (cf « Persistance de Pierre Bourdieu (IV). Dialogue avec Jacques Bouveresse sur la « grippe intellectuelle française » »; réédité dans l’Ordre médiatique, Agone, 3 octobre 2021).

Réactionnaires

Pour introduire la charge visant à nous présenter comme des « réactionnaires », Didier Fassin commence son propos par des considérations générales, qu’il appelle « le contexte ». Il s’agit là du procédé classique dans ce genre de polémiques, que les sociologues appellent la « montée en généralité ». Le fait d’avoir osé critiquer Didier Fassin pose un problème politique très grave, qui concerne tous les citoyens de ce pays et dont l’importance est soulignée par le titre de l’article. La thèse du « vent réactionnaire » est illustrée par des exemples puisés dans la rhétorique des intellectuels de droite, d’extrême-droite et d’une partie de la gauche, concernant le « wokisme », « la pensée décoloniale », les « islamo-gauchistes » (insulte que j’ai moi-même subie), la vision caricaturale des Etats-Unis, etc. Ce que les lecteurs d’AOC-MEDIA ne sauront pas, sauf s’ils lisent notre livre, c’est que nous consacrons tout un chapitre pour critiquer ces discours conservateurs en montrant que, contrairement à ce que dit Didier Fassin, ils ne sont pas apparus il y une vingtaine d’années mais dès les années 1980.

Cette montée en généralité que Fassin appelle « le contexte » est la première étape dans la rhétorique visant à faire croire aux lecteurs que nous aurions rejoint le camp ennemi, celui des réactionnaires qu’il faut combattre pied à pied. Le lien explicite établi entre le préambule concernant « le vent de réaction soufflant sur la vie intellectuelle française » et les arguments de notre livre apparaît dans le passage où Didier Fassin souligne, en parlant de Stéphane Beaud et de moi, « la similarité de la cible de leur charge avec celle des attaques menées depuis plusieurs mois par des membres du gouvernement ». Les preuves de cette complicité objective consistent dans des morceaux de phrases mis entre guillemets, des découpages de citations détachées de leur contexte et sans nom d’auteur, afin de créer un effet d’accumulation et amalgamer des arguments différents, voire parfois même contradictoires.

Pour donner un exemple précis de ce type de procédé polémique, je prendrai le passage concernant « le filon du genre ». Le 11 juin 2020, le président de la République a critiqué « l’ethnicisation de la question sociale », dans laquelle « le monde universitaire » aurait vu « un bon filon », au risque d’un « débouché sécessionniste » qui « revient à casser la République en deux ». Didier Fassin rapproche ces propos de l’expression « filon du genre » qui apparaît dans une page de notre livre (p. 239). Le fait que ce terme soit « le même que celui utilisé par le chef de l’État » est pour Didier Fassin la preuve irréfutable de ce qu’il nomme « une alliance objective entre gens de pouvoir et gens de savoir ».

Sauf qu’en reprenant à son compte les procédés que Michel Foucault reprochait aux polémistes de son temps – consistant notamment à isoler quelques mots d’une phrase séparée de son contexte – Didier Fassin nous fait dire le contraire de ce que nous avons écrit. Ce passage renvoie en effet au problème que j’évoquais dans mon précédent mail concernant la « commercialisation des bonnes causes ». Il vise explicitement le « business model » que Pascal Blanchard et ses amis ont développé en multipliant les ouvrages richement illustrés sur des thèmes en rapport avec l’histoire coloniale. L’expression « filon du genre » renvoie au livre Sexe, race et colonie (La Découverte, 2018) dans lequel sont exhibés des corps de femmes africaines sous prétexte de dénoncer l’oppression coloniale. Le « filon du genre » a été pointé par des féministes d’origine africaine déplorant l’usage commercial des photos de leurs mères et de leurs grand-mères (cf le texte collectif paru sur le site « Cases rebelles »). Etant donné que Didier Fassin fait « l’éloge de la complexité » dans son article, on aurait aimé qu’il la mette en oeuvre en nous expliquant qui, dans cette affaire, est « progressiste » et qui est « réactionnaire ».

On aurait aussi apprécié que, dans son texte, le mot « réactionnaire » serve à qualifier des pratiques, des activités, des engagements militants et pas simplement des discours. Ce qui aurait permis de clarifier ce qu’il faut entendre par « l’alliance objective entre gens de pouvoir et gens de savoir ». Ni Stéphane Beaud ni moi n’avons rejoint les cercles du pouvoir macronien, à la différence de ceux que Didier Fassin considérait dans le livre De la question sociale à la question raciale ? comme des « gens de savoir », mobilisés contre les « réactionnaires » parce qu’ils se présentaient comme les porte-parole de la cause des Noirs de France (Pap Ndiaye) ou parce qu’ils critiquaient la « fracture coloniale » (Pascal Blanchard). Le premier a été nommé par Emmanuel Macron ministre de l’Education nationale et le second a été chargé par le même président d’une mission officielle pour changer le nom de nos rues. On comprend que ces « gens de savoir » n’aient jamais vu l’intérêt d’une réflexion sur l’autonomie de la science!

A l’heure des médias sociaux, pour qu’une polémique mobilisant la rhétorique guerrière soit vraiment efficace, il faut absolument qu’elle condamne l’ennemi au nom des valeurs morales que défendent, au péril de leur plume, les vrais progressistes. Didier Fassin utilise cette arme contre nous en détectant ce qu’il appelle « un signe troublant ». Selon lui, notre livre « se termine par une critique du plus important mouvement social des dix dernières années aux États-Unis, Black Lives Matter, né de la dénonciation des homicides d’Afro-américains par la police, que nos collègues réduisent ici une forme de nationalisme noir qui empêcherait l’émancipation des groupes dominés. Adopter cette lecture racialiste d’une mobilisation démocratique qui a inclus des personnes de toutes les couleurs et de tous les milieux sociaux, c’est négliger le rôle décisif que cette dernière a joué dans les élections présidentielles et législatives de 2020 en luttant contre les efforts pour empêcher les Noirs de voter ».

Là encore, ce qui me paraît très « troublant » dans les propos de Didier Fassin, c’est la manière dont il retraduit dans son langage guerrier le passage du livre où nous évoquons le mouvement Black Lives Matter. Une fois de plus, la fureur du polémiste l’emporte sur la lucidité de l’analyste. Ce que Didier Fassin oublie de préciser, et pour cause, c’est qu’il s’agit ici d’une citation empruntée à l’un des plus grands spécialistes de philosophie politique aux Etats-Unis – spécialiste que Didier Fassin connaît bien puisqu’il s’agit de Michael Walzer qui a été son collègue à l’Institute for Advanced Study (collègue que j’ai moi-même cotoyé l’année de mon passage dans cet institut).

Michael Walzer évoque en effet le mouvement Black Lives Matter pour revenir sur une histoire qu’il a beaucoup étudiée, mais qu’il a aussi vécue en tant que militant antiraciste depuis plus d’un demi-siècle. C’est lui qui utilise l’expression de « nationalisme noir » pour expliquer les raisons de l’échec du mouvement antiraciste afro-américain, A ses yeux, si le racisme reste un problème central aux Etats-Unis, c’est parce que les « politiques de l’identité » ont pris le dessus dans la vie publique américaine conduisant au développement des mouvements séparés : les Noirs, les Hispaniques, les femmes, les gays, etc. Déplorant l’absence de solidarité entre ces différentes formes de lutte pour la reconnaissance, il estime que cela pose la question essentielle des alliances politiques à nouer dans le camp des forces progressistes. Si nous avons cité ce passage, ce n’est pas pour nous mêler de la vie politique américaine, mais pour informer les lecteurs de la diversité des points de vue qui existent aujourd’hui dans ce pays sur la « question raciale ». Toutefois, sur le plan méthodologique nous pensons, comme Michael Walzer, qu’il n’existe pas de cause sacrée qui devrait être mise à l’abri de la discussion scientifique. Cela n’empêche pas, bien évidemment, qu’on puisse en tant que citoyens, soutenir une lutte sociale (j’ai moi-même souvent pratiqué ce double jeu en ce qui concerne le mouvement ouvrier).

Pour conclure sur les efforts qu’a déployés Didier Fassin dans son article afin de convaincre les lecteurs que notre livre alimentait « le vent de réaction qui souffle sur la France », je signalerai aussi le rôle central qu’occupe dans son texte le vocabulaire de la guerre, illustré par la fréquence des mots qui présentent nos critiques comme des « charges », des « attaques », de la « disqualification », du « dénigrement ».

Les idiots du village

Didier Fassin ayant « démontré » que nous sommes devenus des réactionnaires, il peut s’employer ensuite à nous présenter comme des idiots. Sauf que dans le langage euphémisé des grands intellectuels, ce n’est pas ce terme qu’on emploie car il existe une grande panoplie d’autres mots qui convergent généralement pour dénoncer l’incompétence des adversaires.

Cette forme de discrédit apparaît surtout dans le passage où Didier Fassin s’efforce de réfuter nos critiques du livre De la question sociale à la question raciale? qu’il a dirigé avec Eric Fassin. Nous aurions commis un « contresens regrettable » parce que nous n’aurions pas compris que, dans leur introduction, les deux directeurs de cet ouvrage collectif « proposaient un renversement qui (nous) a échappé et qui est pourtant crucial ». Partis pour montrer que la « question sociale » était une « question raciale », les émeutes de 2005 les ont convaincus tous les deux que « la question sociale était aussi une question raciale ». L’autre argument que développe Didier Fassin pour souligner notre incompétence, c’est de ne pas avoir compris que, dans leur conclusion, les deux directeurs de la publication avaient déployé « la double dimension de l’injustice », à savoir « l’inégalité sociale et la domination culturelle ». Cette double dimension impliquant, selon eux, une double politique de redistribution et de reconnaissance. Et Didier Fassin ajoute: « il s’agissait, insistions-nous, de passer de la politique identitaire à la politique minoritaire ».

Au lieu de répondre précisément à nos critiques, Didier Fassin a préféré, une fois de plus, se placer sur le terrain polémique de l’intellectuel, « bardé de privilèges qu’il détient d’avance et que jamais il n’accepte de remettre en question » comme disait Foucault.. Plutôt que de poursuivre éternellement le petit jeu visant à dénoncer les incompétences de l’autre, je dirai que mes divergences avec Didier et Eric Fassin s’expliquent par des approches des questions du racisme et des discriminations, qui peuvent se recouper sur certains points, mais qui sont radicalement différentes. Toute leur analyse repose sur la problématique des « représentations », comme le montre le sous-titre du livre collectif qu’ils ont dirigé (« Représenter la société française »); et aussi leurs propos sur les « minorités visibles », sur le « color blindness », etc. Alors que mes travaux sur ces questions mettent en oeuvre la problématique de la violence symbolique développée par Pierre Bourdieu.

Sans revenir sur ce que j’ai écrit à ce sujet dans mes blogs récents, je rappelle que Bourdieu définissait « les rapports de domination (comme) des rapports symboliques qui passent par la langue » ( Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire, Fayard, 1982). Voilà pourquoi, comme disait aussi Jacques Bouveresse, « l’inégalité dans les conditions d’accès au langage est un des facteurs de discrimination essentiels entre ceux qui subissent et ceux qui exercent le pouvoir ». C’est pour attirer l’attention sur cette forme de « discrimination essentielle », le plus souvent occultée par les intellectuels, que Pierre Bourdieu parlait du « racisme de l’intelligence ». Dans sa sociologie, il y a un lien étroit, logique et rigoureux, entre la question de la violence symbolique et celle de l’autonomie de la science. Etant donné que le savant est lui-même pris dans les relations de pouvoir que charie le langage public, il faut nécessairement qu’il s’efforce d’en limiter les effets. D’une part, il doit éviter de se comporter comme un porte-parole, comme un professeur de morale et/ou de politique (attitude typique des intellectuels). D’autre part, il doit mobiliser les instruments que lui offre la science sociale pour entreprendre une analyse critique de son propre milieu.

Si l’on accepte l’idée que les rapports de communication sont aussi des relations de pouvoir, on comprend mieux pourquoi la question de l’autonomie se pose d’une façon beaucoup plus impérieuse pour les sciences sociales – qui utilisent le langage courant – que pour les disciplines plus « techniques », comme la science économique par exemple. Si Bourdieu a pu écrire, dans ses Méditations pascaliennes : « je n’aime pas, en moi, l’intellectuel », c’est parce qu’il était conscient que les intellectuels sont en position dominante en matière de langage, ce qui explique qu’ils soient souvent enclins à alimenter «  »le racisme de l’intelligence ». Il a noté que cette forme de racisme pouvait être « à la racine de nombre de prises de position d’apparence généreuse en matière culturelle et politique ». Voilà pourquoi, il ajoutait: « en un mot, qui sera le mot de la fin, je dirai seulement que nul ne doit être à l’abri de la critique sociologique, même et surtout pas les intellectuels critiques » (Pierre Bourdieu, Propos sur le champ politique, Presses universitaires de Lyon, 2000, p. 107).

Etant donné que Didier Fassin nous reproche également dans son texte de critiquer les théories de « l’intersectionnalité », je m’arrêterai un moment sur cette perspective qui prétend combiner la « race », le genre et la classe. Sans revenir sur l’usage problématique du mot « race », le fait que les partisans de l’intersectionnalité mettent sur le même plan ces trois variables occulte le rôle structurant que joue la classe (au sens socio-économique) dans la domination symbolique car c’est à ce niveau-là que se produit « la discrimination essentielle » qui prive les classes populaires de tout accès au langage public. Cela n’empêche pas, bien sûr, qu’il y ait un lien entre la variable de classe et les variables de genre et de « race ». Etant donné que la grande majorité des individus issus des immigrations post-coloniales (ou autres) sont relégués dans les strates inférieures des milieux populaires, ils sont privés, en raison de leur appartenance de classe, des ressources culturelles qui leur permettraient de parler en leur nom propre.

Ces constats ont une importance essentielle pour comprendre ce que Didier Fassin appelle la « politique minoritaire ». Les « minorités » (je mets le mot entre guillemets parce qu’il faudrait préciser ce qu’on entend par là) sont traversées elles aussi par des clivages de classe. Si bien qu’employer ce terme de « minoritaire » comme un mantra tend à occulter le fait décisif qu’il existe, au sein de ces groupes marginalisés, une petite fraction qui détient le capital scolaire et culturel le plus élevé. Les chercheurs devraient aussi s’intéresser à la forme de domination qu’exercent celles et ceux qui s’érigent en porte-parole des « minorités ». Cela permettrait sans doute de comprendre pourquoi des individus peuvent récuser les étiquetages communautaires et privilégier des affiliations de classe avec les autres composantes des milieux populaires.

Force est de constater que les adeptes de « l’intersectionnalité », tout en répétant constamment qu’ils prennent en compte la classe sociale, occultent systématiquement le rôle central de ce facteur dans les formes de domination symbolique, et la place qu’ils occupent dans ces relations de pouvoir. Par exemple, dans un ouvrage qui s’inscrit dans le sillage des réflexions de Didier Fassin sur « les politiques minoritaires », Sarah Mazouz se demande si « les personnes altérisées, minorisées, objets des discours officiels antiracistes, peuvent-elles également en être les sujets, et désigner elles-mêmes ce qu’elles vivent du racisme ? » (Sarah Mazouz, in Race, Le mot est faible, Anamosa, 2020, p.73.). Comme l’a noté Amel M’harzi, Sarah Mazouz « omet de mentionner cette inégale distribution de la parole au sein même de groupes qu’elle postule comme homogènes, ici « les personnes victimes de racisme » et les « minoritaires ». Pousser ces questionnements jusqu’au bout lui aurait fait apparaître que seuls ceux qui sont détenteurs de capital culturel et de temps libre ont le loisir de s’exprimer sur des plateaux TV et dans des revues sur ces enjeux » ( Amel M’harzi, Se mobiliser à distance: une perspective comparée Figuig -« quartiers populaires » en France, mémoire de Master 2, EHESS, 2022).

2. Le modèle judiciaire

Venons-en maintenant au modèle judiciaire que Michel Foucault avait pointé dans son texte sur les polémistes et que l’on retrouve aussi dans le compte rendu de Didier Fassin sur notre livre, notamment dans les passages où il nous accuse de raisonner comme des « procureurs ».

Nous aurions reproché à Didier et Eric Fassin, les deux directeurs de l’ouvrage collectif De la question sociale à la question raciale?, d’avoir occulté à leur profit le rôle des autres auteurs du livre (auquel Stéphane Beaud et moi avons également contribué). Un tel reproche aurait été, en effet, bassement polémique car Didier Fassin a raison de rappeler que tous les noms des contributeurs sont mentionnés sur la couverture et je peux ajouter que nous étions tous satisfaits de la manière dont les deux maîtres d’oeuvre avaient animé ce projet collectif. Mais s’il avait vraiment lu ce que nous avons écrit à ce sujet, il aurait vu que notre critique portait sur le processus qui conduit d’une recherche collective à son édition en livre, puis à sa réception dans les médias. Un processus qui aboutit à privilégier les « grands noms » au détriment des autres, sans que les « grands noms » en soient eux-mêmes responsables. J’avais déjà abordé ce type de problème pour d’autres cas (comme celui des Lieux de mémoire que beaucoup de journalistes attribuent à Pierre Nora, alors qu’il s’agit d’une oeuvre collective). Voir dans ce genre de réflexion, une charge de « procureur » c’est confondre, une fois de plus, le monde de la science, celui de la justice et de la politique culturelle.

Didier Fassin nous accuse aussi d’avoir joué les « procureurs » en condamnant les travaux des jeunes chercheurs. Ce que j’ai dit plus haut suffit me semble-t-il à montrer que, là encore, Didier Fassin succombe aux facilités de la polémique. Nous disons explicitement dans ce livre que nos critiques ne visent nullement les travaux empiriques de nos collègues car seul un examen au cas par cas peut permettre d’émettre un jugement. Mais on comprend l’intérêt stratégique qu’offre une rhétorique nous présentant comme les « procureurs » des « jeunes chercheurs ». En se faisant le porte-parole de ces derniers, Didier Fassin s’est donné l’assurance de les mobiliser contre nous avec les résultats désastreux sur lesquels je reviendrai plus loin. Faut-il rappeler que Stéphane Beaud et moi avons dirigé de nombreuses thèses de « jeunes chercheurs » qui ont passé des années à travailler sur les problèmes qu’il évoque? Lorsqu’il écrit, dans ce même compte rendu, que « la génération précédente » (dont nous faisons partie Stéphane et moi) n’a pris en compte que « la seule dimension socioéconomique » des inégalités, c’est parce qu’il n’a pas lu, apparemment, le livre de Stéphane Beaud sur la famille Belhoumi (La Découverte, 2018), ni les deux ouvrages que j’ai consacrés à l’histoire du clown Chocolat (Bayard, 2012 et 2016).

3. Le modèle religieux.

Venons-en, pour finir, au modèle religieux évoqué par Foucault. Il est illustré par l’usage répété dans l’article de Didier Fassin, de termes comme « mystère », « étrange », « troublant ». Ce registre lui permet de présenter nos critiques comme une entreprise « diabolique », décrite en ces termes: « Errare humanum est, perseverare diabolicum. Il est difficile de penser que ces deux méprises sur des points si essentiels, clairement présentés en ouverture et à la fin de notre ouvrage, soient le fait du hasard ».

« La polémique n’ouvre pas la possibilité d’une discussion égale ; elle instruit un procès » écrivait Foucault. Dans ce cas précis, il s’agit d’un procès en sorcellerie car si la répétition de nos fautes de compréhension ne relève pas du hasard, c’est qu’elles sont l’œuvre du diable. Pour tenter d’éviter le bûcher, je vais donc m’efforcer d’élucider le mystère.

Je peux comprendre que Didier Fassin ait été surpris que nous ayons rendu publiques nos divergences en revenant sur un projet de recherche auquel nous avons travaillé ensemble il y a une quinzaine d’années. Mais cela n’a rien de « mystérieux ». Comme nous le disons dans le livre, nous nous sommes rendus compte que l’ouvrage De la question sociale à la question raciale? avait été un moment important pour la légitimation des catégories raciales dans le champ scientifique comme dans le champ journalistique. En raison de la forte position institutionnelle et médiatique des directeurs de l’ouvrage, ce livre a joué aussi un grand rôle dans la redéfinition des rapports entre le savant et le politique en rupture avec la tradition sociologique telle qu’elle a été défendue depuis Durkheim jusqu’à Bourdieu.

Quand Didier Fassin écrit que, pendant quinze ans, nous n’avons jamais éprouvé de regrets concernant ce projet, il se trompe. D’une part, il ne s’agit pas de « regrets » mais de divergences, et d’autre part nous avons continué à défendre nos positions dans nos publications ultérieures. Toutefois, il est vrai que nous avons longtemps évité de rendre publiques ce qui nous séparait de Didier Fassin et Eric Fassin, en raison des relations cordiales que nous avions avec eux.

Les raisons pour lesquelles j’ai décidé, pour ma part, de m’engager dans la publication d’un livre où nous avions, Stéphane Beaud et moi, beaucoup plus à perdre qu’à gagner, n’ont rien de « mystérieux ». Elle s’expliquent parce que je suis arrivé à l’âge où les universitaires dressent souvent un bilan de leur carrière. En m’efforçant d’examiner lucidement ce que j’avais réussi et ce que j’avais raté, il m’a semblé qu’en restant silencieux sur les divergences exposées plus haut, j’avais une petite part de responsabilité dans la crise que traversent aujourd’hui les sciences sociales.

Puisque Didier Fassin nous pousse, dans son texte polémique, à dissiper le « mystère », je dirai que mes critiques concernaient surtout les interventions de plus en plus fréquentes d’Eric Fassin dans les médias au nom de la sociologie. La multiplication de ses tribunes dans le Monde et dans Libération, son blog abrité par Médiapart illustrent ce que Jacques Bouveresse appelait le « conformisme de la subversion » et de « la radicalité obligatoire ». Je ne pouvais plus garder le silence sur les discours dénonçant le « racisme d’Etat », le retour du « fascisme historique », la défense des « statistiques ethniques », l’affirmation que la couleur de peau serait une « position sociale » justifiant l’usage de termes comme « blanchité », « racisés », etc. Je ne pouvais plus accepter que la sociologie soit présentée au grand public (et donc aussi aux étudiants) comme une accumulation de discours critiques sur l’actualité, sans appui sur des recherches empiriques.

Dans mon prochain blog, je reviendrai sur le compte rendu de Didier Fassin publié par AOC MEDIA, en m’arrêtant sur l’argument polémique qui m’a le plus heurté, et qui concerne la façon dont il pratique les assignations identitaires pour discréditer ceux qui ne sont pas d’accord avec lui. Je montrerai ensuite que cette forme de violence symbolique, venue d’en haut, a tendance aujourd’hui à se diffuser dans le milieu des sciences sociales, ce qui contribue à aggraver la crise qu’elles traversent.

Les médias sociaux, le journalisme et la crise des sciences sociales.

2. Un livre à brûler?

Je dois reconnaître que je ne m’attendais pas à ce que le livre Race et sciences sociales, co-écrit avec Stéphane Beaud, suscite une polémique d’une telle violence; au point que certains de nos contradicteurs ont été jusqu’à nous accuser de cautionner le racisme. Plutôt que d’alimenter à mon tour cette polémique, j’ai pris le temps d’y réfléchir pour tenter d’en comprendre les raisons profondes. C’est ce qui m’a amené à analyser, dans mon précédent blog, les bouleversements qu’a provoqués l’avènement des médias sociaux.

Mais comme je m’efforce, depuis longtemps, de pratiquer l’auto-analyse, je dois reconnaître également que si notre livre a été mal compris, c’est aussi parce que nous n’avons pas suffisamment situé notre réflexion dans le prolongement de notre itinéraire et de nos recherches antérieures. Avant de revenir en détail, dans mon prochain blog, sur les arguments qui nous ont été opposés, je résumerai les grandes lignes de ma contribution à cet ouvrage, en commençant par rappeler comment elle se situe par rapport à ce que j’ai écrit auparavant sur le sujet.

J’ai commencé à combattre le racisme quand j’étais étudiant à l’université de Nancy II, il y a maintenant 50 ans, en militant au sein de l’UNEF et de l’UEC (Union des étudiants communistes). Dès mon premier livre (Vivre et lutter à Longwy, Maspero, 1980) – un essai politique co-écrit avec mon camarade Benaceur Azzaoui (OS marocain, militant à la CGT) – j’ai abordé de front la question des discriminations que subissaient les militants issus de l’immigration post-coloniale au sein des organisations contrôlées par le parti communiste (dont j’étais toujours membre), ce qui m’a valu d’en être exclu de fait. Cette rupture ne m’a pas empêché de poursuivre mon combat contre le racisme tout en étant solidaire de celles et ceux qui en sont victimes. Entre autres exemples, je rappelle que j’ai présidé pendant plus de dix ans le Comité d’Aide aux Intellectuels Réfugiés (CAIER).

Dans le même temps, mais sans confondre mon engagement de citoyen et mon métier de socio-historien, j’ai multiplié les recherches sur l’immigration et plutôt que de mobiliser mon énergie afin d’accéder à des positions de pouvoir à l’intérieur du monde académique, j’ai préféré agir « par en bas » en m’engageant dans des activités d’éducation populaire visant à combattre les stéréotypes et les préjugés dans les milieux qui ne lisent pas nos livres.

Comme beaucoup d’autres, je suis parti du principe que le racisme s’enracinait dans les représentations négatives que véhiculent ceux qui appartiennent au groupe dominant à l’égard de ceux qui ne sont pas conformes à la norme. Pour étudier ces « représentations » sans me limiter à une analyse de discours, j’ai mobilisé la boîte à outils que nous a léguée Pierre Bourdieu dans ses recherches sur la « violence symbolique ».

Dans l’un de mes précédents blogs, j’ai fait référence au texte de Jacques Bouveresse où il se dit « infiniment reconnaissant » à l’égard de Bourdieu, parce que ce dernier lui a permis de comprendre que « l’inégalité dans les conditions d’accès au langage est un des facteurs de discrimination essentiels entre ceux qui subissent et ceux qui exercent le pouvoir ». Ce genre d’inégalité est une dimension centrale du pouvoir symbolique, ajoutait Bouveresse, car elle aboutit à une « forme de cruauté parfois impitoyable ».

Je suis, moi aussi, infiniment reconnaissant à Pierre Bourdieu parce que ses analyses sur le pouvoir symbolique m’ont fourni des outils pour rompre avec une approche du racisme, largement répandue, mais qui me semblait réductrice. Les notions de « minorité visible » ou de « ligne de couleur » alimentaient des discours focalisés sur les « représentations » qui occultaient la question des inégalités socio-culturelles dans l’accès au langage public. C’est ce qui m’a incité à analyser la question du racisme comme l’une des manifestations les plus cruelles de la domination symbolique.

J’ai pris alors mes distances avec les définitions médiatiques, et même militantes, du racisme pour en appréhender toutes les facettes. Non seulement celle qui est fondée sur la stigmatisation de la couleur de peau, mais aussi celles qui s’en prennent à la religion, au patronyme, et aux autres dimensions des cultures dominées, y compris les cultures populaires. Voilà pourquoi j’ai intégré, dans mes analyses, ce que Bourdieu appelait le « racisme de l’intelligence » qui débouche souvent sur un « racisme de classe ».

J’ai mobilisé ces outils (sans les exhiber dans mes notes de bas de page) tout au long des recherches socio-historiques que j’ai publiées notamment dans le livre intitulé Immigration, antisémitisme et racisme. Discours publics, humiliations privées (Fayard, 2007) et aussi dans l’essai Racisme, la responsabilité des élites. Entretien avec Bertrand Richard (Textuel, 2007 ).

Ce que les médias ont appelé « l’affaire du voile islamique » a été pour moi l’illustration caricaturale de la violence symbolique qu’exercent les intellectuels de gouvernement. Le sentiment d’humiliation ressenti par les femmes montrées du doigt comme des complices du terrorisme parce qu’elles restent fidèles à leur croyance, et l’impossibilité dans laquelle la plupart d’entre elles se trouvent de répondre publiquement pour se justifier d’exister comme musulmane – étaient et sont toujours des illustrations cruelles de cette violence symbolique. De plus, ce discours médiatico-politique va à l’encontre du but poursuivi car comment pourrait-on espérer convaincre des gens que l’on humilie des vertus de la « laïcité »?

En menant ces recherches, j’ai pu constater que Bourdieu et Bouveresse avaient également raison de dire que « le pouvoir symbolique, c’est d’abord d’amener les dominés à voir les choses comme les dominants ont intérêt à les voir ». C’est la voie qu’ont choisie les intellectuels critiques en se plaçant sur le terrain de leurs adversaires pour élaborer un contre-discours identitaire. L’analyse du processus de stigmatisation comme dimension de la violence symbolique a ainsi été réduite à une accumulation de discours critiques, dénonçant la « racialisation » pour réhabiliter les « racisés ». J’ai montré que ces intellectuels critiques – bien qu’ils occupent le pôle dominé au sein de l’espace politico-médiatique – peuvent parfois contribuer à cette violence symbolique en pratiquant des assignations identitaires à l’égard de celles et ceux qui n’en veulent pas, mais qui n’ont pas la possibilité de le dire publiquement. Et les rares qui l’ont fait (j’en donne des exemples dans mes livres) ont prêché dans le désert car leur point de vue n’intéresse ni les intellectuels de gouvernement, ni les intellectuels critiques.

Tout cela m’a amené à la conviction que pour reproblématiser la question du racisme, il fallait analyser sérieusement le rôle que les intellectuels de tous bords jouent dans les différentes formes que prend aujourd’hui la violence symbolique. Condition nécessaire pour comprendre aussi les formes de résistance que peuvent (ou ne peuvent pas) déployer celles et ceux qui en sont victimes.

Dans l’étape suivante de mes travaux, j’ai voulu tester la valeur de cette problématique en menant une étude empirique, c’est-à-dire une recherche de « première main » (comme disent les historiens), fondée sur un gros travail d’archives. J’ai choisi d’étudier un cas extrême de violence symbolique centrée sur la couleur de peau, en consacrant six années de recherche à l’histoire de Rafael, l’esclave afro-cubain qui est devenu en France le « clown Chocolat ». En prenant au sérieux les analyses du sociologue W.E.B. Du Bois sur la « ligne de couleur », j’ai tenté de comprendre comment la couleur de peau pouvait contribuer à formater l’identité d’une personne (au point que cette couleur devienne, dans le cas de « Chocolat », son nom public). Mais j’ai abordé cette étude dans une perspective relationnelle, en prenant en compte tous les éléments qui ont façonné l’identité de ce personnage et en étudiant précisément les liens qu’il avait tissés avec les autres acteurs qu’il a cotoyés dans sa vie. Ce qui m’a permis de mettre en évidence, notamment, les différences dans la perception de la couleur de peau selon les milieux sociaux.

La complexité de cette recherche m’a conduit à la publication de deux ouvrages. Dans le premier (Chocolat clown nègre, Bayard, 2012), j’ai surtout insisté sur le rôle qu’avait joué le monde intellectuel de la Belle Epoque (artistes, savants, journalistes, politiciens…) dans la violence symbolique qu’a subie cet artiste noir. Le second livre est un essai biographique dans lequel j’ai retracé son histoire en prenant en compte toutes les dimensions de son identité. Dans l’introduction méthodologique de cet ouvrage, j’ai expliqué comment les présupposés intellectualistes qui avaient guidé ma première recherche m’avaient empêché de comprendre les formes de résistance que ce clown noir, illettré et qui ne parlait pas le français quand il est arrivé à Paris, avait réussi à mobiliser alors qu’il était privé du langage public légitime. En analysant minutieusement les documents visuels parvenus jusqu’à nous (affiches, photographies, sketches filmés par les frères Lumière), j’ai compris que le clown Chocolat avait inventé une gestuelle clownesque qui avait été sa manière à lui de résister à la violence symbolique dont il était victime.

J’ai montré que grâce à l’invention de ce langage (que le cirque a popularisé ensuite avec le personnage de l’auguste au nez rouge), Rafael avait réussi à échapper aux stéréotypes racistes dans lesquels les élites cultivées voulaient l’enfermer, sans pour autant accepter l’étiquetage racial que les intellectuels noirs venus de Haïti – comme Antonin Firmin l’auteur d’un livre sur l’égalité des races humaines (F. Pichon, 1885) – cherchaient alors à imposer pour défendre la dignité de ce qu’ils appelaient « la race noire ».

J’aurais sûrement dû rappeler ces recherches antérieures pour expliquer pourquoi je me suis associé à Stéphane Beaud pour publier le livre Race et sciences sociales. Je précise toutefois que l’objet de cet ouvrage ne concernait qu’un aspect des problèmes évoqués plus haut. Le sous-titre : « essai sur les usages publics d’une catégorie » avait pour but de souligner le caractère modeste de notre entreprise. Il ne s’agissait pas de produire une somme exhaustive sur toute la littérature concernant la « race » (ce qui aurait exigé plusieurs volumes), mais de s’interroger sur la façon dont les catégories raciales étaient mobilisées par les uns et par les autres dans l’espace public.

Nos recherches empiriques respectives nous ayant amplement convaincus du décalage qui existe entre la façon dont les médias traitent aujourd’hui les questions raciales et la démarche qui caractérise les sciences sociales, l’un des principaux objectifs du livre était de défendre l’autonomie de la réflexion savante sur ce genre de problèmes, en invitant les collègues à prendre leurs distances face aux polémiques politico-médiatiques qui les alimentent.

Les premiers chapitres du livre retracent à grands traits la genèse du concept de « race », les enjeux de luttes qui ont opposé des fractions concurrentes du monde intellectuel sur ce sujet, les conflits qui ont abouti à des redéfinitions successives des mots « race » et « racisme ». J’insiste sur le tournant qu’a été la loi de 1972 relative à la lutte contre le racisme – loi présentée à l’initiative d’un député de droite et votée à l’unanimité. A partir de ce moment-là, en effet, un consensus s’est établi au sein des partis républicains pour condamner le racisme, ce qui a entraîné, dans les décennies suivantes, une recomposition du clivage droite/gauche sur ce sujet. Désormais, ce n’est plus la cause elle-même qui les oppose, mais la façon de l’appréhender.

Les chapitres suivants sont centrés sur cette recomposition. En synthétisant des analyses que j’ai longuement développées dans mes livres, je rappelle comment – dans un contexte marqué par la multiplication des crimes commis par des terroristes se réclamant de l’Islam – les conservateurs ont rétabli leur hégémonie en stigmatisant l’origine et la religion des jeunes Français issus de l’immigration post-coloniale tout en occultant soigneusement tout ce que leurs comportements et attitudes devaient à leur appartenance de classe. J’ai insisté sur le rôle que les intellectuels de gouvernement ont joué dans la légitimation de cette « politique identitaire ». Précision utile et cruciale pour ceux qui n’auraient pas lu ce que j’ai écrit à ce sujet, j’appelle « identitaires » les discours qui mettent en scène dans l’espace public des personnages réduits à une seule dimension de leur identité (leur nationalité, mais de plus en plus souvent des critères qui dans le droit français relèvent de la vie privée: comme la religion, l’origine ethnique, la couleur de peau), en occultant – en tout cas en marginalisant – le critère socio-économique.

J’ai également insisté dans ce livre sur un aspect que j’avais beaucoup étudié dans mes travaux antérieurs concernant la genèse des catégories du discours public, comme « immigré » ou plus récemment « racisé », afin d’interroger le rôle que joue le langage dans cette forme de violence symbolique que constitue le racisme.

Voilà pourquoi le sous-titre de notre livre renvoyait à ce qui fait la spécificité de la science sociale, telle que nous la concevons Stéphane Beaud et moi. Elle consiste à déconstruire les catégories du discours public pour retrouver les individus réels, dans toute leur complexité. Cela ne peut se faire qu’en procédant à des recherches empiriques précises grâce auxquelles on peut dégager les caractéristiques des personnes étudiées et montrer comment elles se combinent entre elles. Loin des polémiques triviales du genre « faut-il privilégier la classe ou la race », notre but était de rappeler ces exigences de nos métiers contre toutes les entreprises de réification.

Cela nous paraissait d’autant plus important qu’il ne se passe pratiquement plus de jour sans que les médias dominants mettent au centre de l’actualité des propos ou des actes considérés comme « racistes ». Nous avons-là un bon exemple de ce que j’appelle dans mes travaux la « fait-diversion » (ou, comme disait Bouveresse, la « journalisation ») du débat public. Etant donné les passions que suscitent ce genre de questions, on comprend que ce soit un sujet idéal pour alimenter les polémiques qui font le profit des plate-formes numériques. Mais comment pourrait-on croire que cette commercialisation des bonnes causes soit réellement subversive?

Dans une dizaine de pages de notre livre, nous avons également mentionné nos désaccords avec les analyses développées par plusieurs collègues avec lesquels nous avions publié l’ouvrage collectif dirigé par Didier Fassin et Eric Fassin, intitulé De la question sociale à la question raciale? Représenter la société française (La Découverte, 2006). Ces collègues présentaient les émeutes qui avaient eu lieu dans les banlieues en 2005 comme un tournant majeur de la vie politique française, en affirmant que cela devait nous conduire à réhabiliter les catégories raciales si l’on voulait vraiment combattre le racisme. Nous ne pouvions pas partager ce genre d’analyses car elles reposaient sur la thèse d’un « retard français » par rapport aux Etats-Unis, concernant l’étude de la « question raciale », retard que ces collègues attribuaient à notre « aveuglement à la couleur » (« color blindness »).

Nos désaccords portaient sur deux points essentiels. Le premier tenait à l’occultation de tout le courant de recherche qui, aux Etats-Unis, critique depuis longtemps le rôle central attribué à la « race » pour expliquer les problèmes sociaux. Dans l’un de mes récents blogs, j’ai présenté l’ouvrage de Karen et Barbara Fields intitulé Racecraft, ou l’esprit de l’inégalité aux États-Unis (Agone, 2021) qui montre la place importante qu’occupe la critique des présupposés racialistes au sein même du monde universitaire issu de la communauté africaine-américaine.

Le second point de divergence concernait les différences historiques dans les modes d’institutionnalisation des critères identitaires en France et aux Etats-Unis. Le fait qu’en France, la « race » ne soit pas une catégorie des nomenclatures administratives et du droit public invalide, à nos yeux, l’idée d’un modèle universel (en l’occurrence celui des Etats-Unis) que les chercheurs du monde entier devraient absolument adopter pour analyser les questions concernant les discriminations, le racisme, etc.

C’est dans le même esprit que j’ai repris dans ce livre mes analyses sur le processus de catégorisation comme une dimension de la violence symbolique. La question que je pose à mes collègues, restée sans réponse jusqu’à présent, est la suivante: peut-on admettre sans discussion que des universitaires transformés en experts participent à des processus d’assignation identitaire visant des individus qui n’en veulent pas, mais qui n’ont pas la possibilité de les contester publiquement?

Je donne un exemple précis de ce problème en montrant l’incohérence de la définition de la « race noire » proposée par Pap Ndiaye dans son livre sur la condition noire (Calmann-Lévy, 2008); incohérence qui découle du fait qu’en France – à la différence des Etats-Unis – la race n’est pas une catégorie objectivée et institutionnalisée. Ce qui ne m’a pas empêché de souligner, dans le même temps, que son ouvrage était important car il permettait d’esquisser l’émergence d’un nouveau domaine de recherches, à condition de distinguer plus rigoureusement le savant et le politique.

C’est le même type de raisonnement qui m’a amené à discuter la contribution que Didier Fassin a fournie dans le livre De la question sociale à la question raciale, portant sur « le déni et la dénégation » des discriminations qui caractérisaient, selon lui, la recherche française. Les chercheurs de l’INSEE, qui avaient élaboré un questionnaire pour repérer la diversité des discriminations qui existent en France, avaient préféré se référer à la « couleur de peau » plutôt que d’employer le mot « race », afin d’éviter disaient-ils un « effet d’imposition ». Mais dans sa contribution, Didier Fassin voit dans ces scrupules la preuve que nos grands organismes de recherche jouent eux aussi un rôle dans la dénégation du racisme. La question qui est occultée dans ce raisonnement concerne l’usage que les chercheurs peuvent faire de catégories qui n’ont pas d’existence légale. Pour ma part, je trouvais plutôt positif que les chercheurs de l’INSEE n’aient pas voulu exercer un « effet d’imposition » car cela signifiait qu’ils ne souhaitaient pas user de leur position dominante pour imposer une identité raciale aux personnes qu’ils interrogeaient.

Affirmer qu’en refusant d’utiliser le mot « race » ces chercheurs pratiquaient le déni et la dénégation du racisme c’était aussi, à mes yeux, refuser d’admettre que les discriminations peuvent être désignées sans recourir à des catégories identitaires. Le choix des termes qu’utilise un chercheur, tout comme ses outils, varient en fonction du contexte, de la population étudiée, etc. Si l’on suivait jusqu’au bout le raisonnement que Didier Fassin avait développé dans cette contribution, il faudrait invalider tout le travail d’un sociologue comme Abdelmalek Sayad. Alors qu’il a grandi dans l’Algérie française, qu’il a connu intimement la violence coloniale et le racisme ordinaire (bien décrit par Albert Memmi dans Portrait du colonisé (Corréa, 1957)), Sayad n’utilisait pratiquement jamais le mot « race » pour analyser les formes d’exploitation et de discrimination qu’ont subies les travailleurs algériens.

Nous avons aussi tenu à préciser dans ce livre deux points essentiens à nos yeux. D’une part, les désaccords concernant les analyses de collègues dont nous étions proches à l’époque, comme Eric Fassin et Didier Fassin, n’empêchaient pas que nous soyons d’accord avec eux sur d’autres points (notamment sur le rôle essentiel joué par les intellectuels conservateurs dans la diffusion des discours raciaux). Mentionner les accords et les désaccords, tout en insistant plus particulièrement sur ces derniers (sinon à quoi bon engager une discussion), c’était une manière pour nous de respecter les principes éthiques d’une véritable discussion scientifique. D’autre part, notre but n’était pas de dénoncer les actions des militants antiracistes qui se battent sur le terrain avec les armes que leur offre le champ politico-médiatique, encore moins de leur dire ce qu’ils devraient faire.

La deuxième partie du livre, rédigée par Stéphane Beaud, est une étude de cas consacrée à la polémique sur « le racisme dans le football », dans laquelle il explique clairement ce qui distingue une enquête sociologique et un reportage journalistique. Cette contribution exemplaire montre bien le rôle que jouent parfois les journalistes de la presse numérique qui se situent à gauche de la gauche (Médiapart) dans le processus de « fait diversion » du racisme en fabriquant, pratiquement de toutes pièces, une affaire fondée sur une méconnaissance du monde social qu’est le football.

Sans être moi-même un spécialiste de cette question, j’ai été convaincu par l’analyse de mon collègue parce qu’elle apportait une confirmation sociologique de ce que mon expérience personnelle m’avait appris dans ce domaine. Il se trouve que dans la banlieue où je vis, il existe un club de football que je connais bien car j’assiste souvent aux matches de l’équipe dans laquelle évolue l’un de mes petits-fils (qui se prénomme Malik pour ceux que ce genre de précision intéresse). La grande majorité de ces jeunes joueurs de foot sont issus de l’immigration post-coloniale, mais la popularité de ce sport explique qu’il s’agit d’un monde diversifié (à des degrés variables selon la composition sociale des communes, ou même des quartiers, car il existe souvent plusieurs clubs au sein d’une même ville). Le plaisir que j’éprouve lors de ces après-midis récréatifs tient aux formes de sociabilité qui se développent spontanément à l’occasion de ces compétitions. Elles se concrétisent par les liens noués entre les parents des jeunes footballeurs, d’origine et de milieu socio-professionnel différents, qui se relaient pour conduire leurs enfants sur les différents terrains d’Ile de France où se déroulent les matches, en général le samedi après-midi. Les conducteurs et les conductrices se transforment ensuite en supporteurs et supportrices (j’insiste sur ce féminin car les femmes y sont aussi nombreuses que les hommes). Les maîtres d’oeuvre de ces manifestations, ce sont les animateurs qui sont aussi les entraîneurs de leur équipe et qui font office d’arbitres lors de ces matches. A mes yeux, ces éducateurs sont (avec les enseignants), les héros anonymes de notre temps. Ils savent utiliser la passion des jeunes pour ce sport, leur désir de défendre leur dignité dans la compétition, pour leur inculquer une discipline collective, le respect des règlements et les valeurs collectives sur lesquelles repose ce sport d’équipe (notamment le fait d’accepter de perdre).

Certes, il arrive que des insultes fusent et que des coups soient échangés entre ces jeunes. Mais les animateurs et les parents parviennent rapidement à clore des incidents qui font partie des réalités telles qu’elles existent dans les milieux populaires où les actions solidaires et les tensions sont quasiment indissociables.

Tous les acteurs qui ont contribué au développement de ce sport très populaire qu’est le football ont joué un rôle essentiel dans le recul des préjugés racistes depuis vingt ou trente ans. On peut même dire qu’ils ont été bien plus efficaces dans ce domaine que les intellectuels qui se contentent de faire la chasse aux mots de travers, parce que ces acteurs agissent au niveau des pratiques sociales.

Les médias sociaux, le journalisme et la crise des sciences sociales.

(I) Les intellectuels et le nouvel espace public.

Dans mes deux précédents blogs, j’ai voulu rendre hommage à Jacques Bouveresse en concentrant mon attention sur ce qu’il avait écrit, à partir des analyses de Karl Kraus et de Pierre Bourdieu, concernant les rapports entre les savants, les journalistes et les intellectuels. Pour le premier blog de cette nouvelle année, j’avais prévu de m’appuyer sur ces réflexions pour tenter de comprendre la crise que traversent aujourd’hui les sciences sociales. Mais comme ce travail m’a pris plus de temps que je ne le pensais, j’en présenterai les résultats dans plusieurs chapitres que je mettrai en ligne successivement.

Aujourd’hui, je commencerai par une présentation rapide des bouleversements de notre espace public qui résultent de l’irruption des réseaux sociaux. J’analyserai ensuite les conséquences de ces bouleversements dans le champ des sciences sociales en prenant l’exemple de la réception du livre que j’ai co-écrit avec Stéphane Beaud, Race et sciences sociales (Agone, 2021). Je terminerai en montrant pourquoi le triomphe de l’espace public numérique a profondément aggravé le problème qu’avait pointé Pierre Bourdieu il y a une vingtaine d’années, concernant la perte d’autonomie des sciences sociales.

1. La crise des « intellectuels spécifiques »

Le sociologue britannique Stanley Cohen avait montré dès le début des années 1970 le rôle majeur que jouaient les médias pour fabriquer ce qu’il appelait une « panique morale »; ce qui permettait de déplacer l’attention des causes du crime vers les criminels, afin d’alimenter les discours sécuritaires.

Dans un entretien publié récemment par le Monde (9/1/2023), intitulé « La charge contre les études sur le genre et le racisme menace la liberté académique », Francis Dupuis-Déri, professeur de sciences politiques à l’université Québec de Montréal, s’appuie sur les travaux de Stanley Cohen pour analyser la « panique morale » qu’alimentent aujourd’hui les médias en diabolisant les intellectuels féministes et antiracistes.

Il a raison de rappeler qu' »il n’existe aujourd’hui que quelques centaines de programmes sur le genre ou le racisme aux Etats-Unis, où on compte 4 500 établissements universitaires ». Stéphane Beaud et moi avions indiqué nous aussi, dans notre livre, qu’on peut trouver en France des exemples de militants « woke » qui cherchent à interdire des pièces de théâtre ou qui perturbent des cours, mais qu’il s’agit là de cas exceptionnels exploités par les médias conservateurs pour donner une image complètement déformées des universités françaises.

Francis Dupuis-Déri a raison également de rappeler que ce genre de polémiques n’a rien de nouveau. L’un des exemples les plus célèbres dans le cas français date du début du XXe siècle. La presse de l’époque alimenta pendant des mois ce qu’elle appelait « l’affaire Thalamas », laquelle secoua la classe politique toute entière, en opposant la gauche laïque à la droite catholique. Auteur d’un livre dans lequel il affirmait que Jeanne d’Arc avait été victime d’hallucinations auditives, Amédée Thalamas vit son cours à la Sorbonne constamment perturbé par des militants royalistes, à tel point qu’il fut lui-même frappé en pleine séance par l’un d’entre eux.

Ceci dit, l’entretien avec Francis Dupuis-Déri publié dans le Monde pose un problème de fond car il tend à généraliser toute une série de questions qui devraient être déconstruites pour être vraiment expliquées. J’en donnerai 3 exemples.

1. Ce professeur de sciences politiques reprend à son compte la polémique woke/antiwoke comme elle se présente dans les médias. Tous les acteurs sont rangés en deux blocs; les défenseurs du « wokisme » d’un côté et de l’autre leurs adversaires (« des polémistes, des universitaires et des politiques » dit-il). Les lecteurs du Monde ne sauront donc pas qu’il existe des universitaires qui peuvent développer des analyses critiques sur des recherches féministes ou antiracistes, comme cela se fait dans tous les domaines de recherche en sciences sociales, tout en refusant d’être affiliés à telle ou telle chapelle.

2. Francis Dupuis-Déri évoque le cas des étudiantes qui lui ont confié qu’elles avaient quitté « des universités françaises où il leur est trop pénible et risqué de poursuivre leurs études en cycles supérieurs sur le racisme et le colonialisme ». Sans nier que de tels cas puissent exister, en tirer la conclusion qu’en France « la liberté académique » serait « menacée » c’est raisonner de la même manière que les conservateurs qu’il dénonce, une façon d’alimenter une contre-panique morale en inversant les rôles des victimes et des criminels. On a là un exemple des problèmes que pose cette notion de « liberté académique », qui tend à remplacer aujourd’hui « l’autonomie du monde savant » que les sociologues défendaient depuis Durkheim et Weber.

Francis Dupuis-Déri ajoute : « on peut se réjouir de voir tant de ressources sur le Web, d’interventions dans les médias et de livres sur le genre et sur le racisme ». Certes! Mais un chercheur ne devrait-il pas s’interroger aussi sur les raisons qui expliquent que des causes apparemment combattues férocement par les conservateurs de tous poils puissent être aujourd’hui placées au centre d’une actualité dominée par les milliardaires qui contrôlent les médias?

3. Ce collègue n’aborde pas cette question dans cet entretien parce qu’il utilise le mot « médias » dans un sens générique, en oubliant que c’est un univers social traversé par des contradictions et des enjeux de luttes. Le pôle médiatique dominant joue le rôle essentiel dans la mise en cause du « wokisme », mais si cette question est placée régulièrement au centre de l’actualité polémique c’est aussi parce qu’elle est alimentée par ceux qui dénoncent cette diabolisation. Ce qu’il faudrait comprendre ce sont les raisons qui expliquent le repositionnement du clivage droite/gauche autour de ces thèmes. Et plutôt que de parler en terme de « réjouissance », il serait temps de s’interroger sur les conséquences de l’irruption des réseaux sociaux dans ces bouleversements de notre espace public, pour mesurer ses effets sur nos métiers d’enseignants-chercheurs.

Pour ne pas tomber, à mon tour, dans le travers des généralisations abusives, je précise que lorsque je parle de « crise » des sciences sociales, c’est pour caractériser les problèmes auxquels est confrontée aujourd’hui la petite minorité des universitaires qui interviennent dans l’espace public au nom de leurs compétences pour défendre telle ou telle cause politique. L’enseignant-chercheur qui quitte son laboratoire ou sa salle de cours pour s’exprimer dans l’espace public n’agit pas en tant que savant puisque les questions auxquelles il doit répondre sont celles qu’impose l’actualité du moment. Lorsqu’il donne son opinion sur les problèmes politiques de l’heure, le savant intervient en tant qu’intellectuel. Comme je l’ai montré dans un livre déjà ancien (Dire la vérité au pouvoir. Les Intellectuels en question, Marseille, Agone, 2010), depuis l’affaire Dreyfus, on peut distinguer trois grands profils d’intellectuels: les conservateurs (que j’appelle, après Charles Péguy, les « intellectuels de gouvernement »), les progressistes (« les intellectuels critiques ») et les « intellectuels spécifiques ».

Les « intellectuels de gouvernement » et « les intellectuels critiques », que tout oppose par ailleurs, ont au moins un point commun. Etant donné que ni les uns ni les autres ne plaident pour une séparation du savant et du politique, il est logique qu’ils puissent intervenir dans le débat politique au nom de leurs compétences savantes. En revanche, les « intellectuels spécifiques » partent du principe que les intellectuels ne sont pas plus lucides que les autres citoyens quand il s’agit de politique. Voilà pourquoi ils interviennent dans l’espace public uniquement pour mettre à la disposition des autres les résultats de leurs recherches, car ils sont convaincus que ces outils pourront les aider à faire des choix plus lucides. C’est cette conviction qui les incite à défendre l’autonomie du monde savant face aux journalistes et aux politiques.

Dès la naissance de la sociologie, cette posture s’est heurtée à une contradiction majeure dont Emile Durkheim avait déjà explicité les termes. Dans les règles de la méthode sociologique, (1895) il avait affirmé : « le moment est venu pour la sociologie de renoncer aux succès mondains, pour ainsi parler, et de prendre le caractère ésotérique qui convient à toute science ». Pourtant, dans la préface de son ouvrage sur la Division du travail social (1893), le même Durkheim avait écrit: « Mais de ce que nous nous proposons avant tout d’étudier la réalité, il ne s’ensuit pas que nous renoncions à l’améliorer (…) Nous estimerions que nos recherches ne méritent pas une heure de peine si elles ne devaient avoir qu’un intérêt spéculatif ».

Autrement dit, l’ambition de Durkheim était de parler le langage « ésotérique » de la science sociale tout en espérant qu’elle aurait une utilité pour les acteurs du monde social. Sans pouvoir insister ici sur ce point, je pense que tout au long du XXe siècle, les « intellectuels spécifiques », qu’ils soient sociologues (de Durkheim à Bourdieu), historiens (Marc Bloch) ou anthropologues (Claude Lévi-Strauss) ont cherché à concilier ces deux types d’exigence en défendant à la fois l’autonomie de la science et l’éducation populaire, vue comme un instrument d’émancipation des citoyens. C’est pour moi la définition la plus respectable de la laïcité républicaine.

Notre espace public est constamment secoué aujourd’hui par des polémiques opposant « les intellectuels de gouvernement » (qui se présentent comme les défenseurs vigilants de la « laïcité » et des « valeurs républicaines »), aux « intellectuels critiques » (qui se font les porte-parole de « l’antiracisme », pour s’en prendre au « modèle républicain », en dénonçant « le racisme d’Etat », « la fracture coloniale », le « privilège blanc », etc). Depuis plus de trente ans, le même genre d’arguments sont inlassablement répétés par les deux camps car le moteur des uns est alimenté par le carburant des autres. Bel exemple de ce que Paul Valéry écrivait en 1946 à propos des philosophes: « il leur suffit de s’entendre entre eux juste assez pour entretenir leur désaccord qui est toute leur raison d’être ».

Comme je l’ai déjà expliqué dans mes précédents blogs, les universitaires qui, comme c’est mon cas, interviennent dans l’espace public en tant qu' »intellectuels spécifiques » pour défendre l’autonomie de la recherche en sciences sociales sur ces questions, subissent désormais les insultes des deux camps. Après avoir été traité « d’islamo-gauchiste » par les premiers, les seconds m’ont traîné dans la boue, avec mon collègue Stéphane Beaud, pour avoir écrit un livre s’efforçant d’analyser la manière dont les « intellectuels critiques » appréhendent ce qu’ils appellent « la question raciale ». Ce qui a poussé les collègues qui ont été choqués par ces insultes à publier une pétition dans le Monde (« L’“affaire Beaud et Noiriel” est exemplaire de la dégradation de la qualité du débat public », Le Monde, 23 février 2021).

L’autre domaine de la recherche qui donne lieu aujourd’hui à ce genre de polémiques est celui des études sur le genre. Les tensions entre d’une part, celles et ceux qui dénoncent les effets négatifs du « transgenrisme » et, d’autre part, celles et ceux qui les accusent de « transphobie » affectent de plus en plus le monde universitaire. Le clivage sur ce sujet traverse même aujourd’hui des instances comme le conseil scientifique de la Dilcrah – la Délégation interministérielle de lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine LGBT – (instance dont je fais partie) – à tel point qu’une douzaine de membres ont publié récemment un communiqué tirant lui aussi la sonnette d’alarme, sur la « dangereuse dégradation du débat public », « les violences symboliques, souvent accompagnées de violences physiques », menaçant « la liberté d’expression et de réunion ». A noter qu’une forte minorité de membres de ce conseil scientifique n’ont pas voulu signer ce texte.

Cette dégradation du débat scientifique explique sans doute la récente circulaire venant du Ministère de l’enseignement supérieur sur les nouvelles procédures concernant la soutenance de thèse. Désormais, les nouveaux docteurs doivent prêter un serment rédigé ainsi: « En présence de mes pairs. Parvenu(e) à l’issue de mon doctorat en [spécialité de Doctorat], et ayant ainsi pratiqué, dans ma quête du savoir, l’exercice d’une recherche scientifique exigeante, en cultivant la rigueur intellectuelle, la réflexivité éthique et dans le respect des principes de l’intégrité scientifique, je m’engage, pour ce qui dépendra de moi, dans la suite de ma carrière professionnelle quel qu’en soit le secteur ou le domaine d’activité, à maintenir une conduite intègre dans mon rapport au savoir, mes méthodes et mes résultats. »

2. La numérisation de l’espace public

L’hypothèse que je développerai dans mon blog d’aujourd’hui est fondée sur ma conviction que cette crise des sciences sociales, qui affecte surtout les universitaires qui se comportent comme des intellectuels, est l’une des conséquences des bouleversements de l’espace public qu’a provoqués le triomphe de la communication numérique.

En m’appuyant sur quelques études récentes, je résumerai les points essentiels qui permettent de comprendre ce qui fait l’originalité des médias sociaux par rapport aux moyens d’information qui s’étaient succédé jusque là.

Pour éviter d’inonder les lecteurs sous les références, je me contente d’indiquer les deux principales études dont je me suis servi, à savoir : Andreas Reckwitz, The Society of Singularities. Cambridge Polity Press, 2020 et Philipp ·Staab, Thiel Thorsten, « Social Media and the Digital Structural Transformation of the Public Sphere », Théorie, Culture & Société, 39 , Numéro 4, 2022.

Ces études dégagent 5 grandes caractéristiques des médias sociaux:

1. Ils s’inscrivent dans le lointain prolongement de la presse de masse au sens où ces nouveaux médias obéissent eux aussi aux règles du capitalisme et à la loi du profit.

2. Le changement majeur par rapport aux précédentes phases de cette histoire, c’est la naissance des sphères publiques qui se déroulent sur un écran, et qui obéissent à « la loi de l’algorithmique », ce qui permet de collecter des données sur les utilisateurs grâce auxquelles les capitalistes font des profits.

3. L’accès à cet espace public est gratuit car c’est la publicité qui finance ces entreprises. Cela n’a rien de nouveau, mais ce qui a changé tient au fait que ce qui est vendu aux publicitaires par les patrons de ces plateformes, c’est l’accès aux consommateurs. La sphère publique des médias sociaux tend ainsi à se structurer comme un marché privatisé par les fournisseurs de plateformes. Comme elle ne fait plus la distinction entre citoyens et consommateurs, elle tend à abolir la séparation entre ce qu’on appelait auparavant l’espace public (comme lieu d’exercice du débat politique) et l’espace privé des consommateurs.

4. Cette nouvelle manière d’engranger des profits est caractéristique de ce que les auteurs appellent « le capitalisme de surveillance ». L’accumulation de données sur les individus devient une matière première rentable, fondée sur le contrôle de nos comportements convertis en profils individuels et vendus aux publicitaires.

5. L’intérêt des plateformes est donc de favoriser tout ce qui peut provoquer des stimulations affectives pour inciter les gens à réagir. Dès la fin du XIXe siècle, les patrons de la presse de masse avaient compris qu’il fallait fabriquer des « affaires » pour pousser les lecteurs à acheter leur journal. Mais la grande différence avec ce passé c’est que, désormais, les destinataires sont aussi les expéditeurs des messages. Aujourd’hui, la fabrication des « affaires » est un moyen d’inciter les gens à se faire entendre sur les plateformes pour exploiter leur profil et les vendre aux publicitaires. L’abolition tendancielle de la frontière séparant le public et le privé explique que les « affaires » ne soient plus uniquement politiques (comme l’affaire Dreyfus). Elles peuvent prendre une infinité de formes à condition qu’elles portent sur des sujets susceptibles d’être traités dans un langage moralisateur.

Toutes celles et tous ceux qui veulent participer à la vie publique ont dû s’adapter à cette nouvelle donne, comme les générations précédentes avaient été contraintes de s’adapter au triomphe de la presse de masse, puis de l’audio-visuel.

L’abolition de l’ancienne frontière séparant le public et le privé explique l’accentuation brutale de la perte d’autonomie du champ politique. Celle-ci est illustrée par l’effondrement des partis classiques (comme le parti socialiste) qui étaient nés à la fin du XIXe siècle, quand s’était imposée la grande presse. Les principaux quotidiens créés à cette époque étaient déjà contrôlés par de puissants patrons au service des forces conservatrices, mais les progressistes pouvaient encore disposer de leur propres organes de communication, comme le prouve l’exemple de l’Humanité fondée par Jean Jaurès en 1904.

Aujourd’hui, même Jean-Luc Mélenchon, le leader de la gauche de la gauche, s’il veut se faire entendre dans l’espace public doit communiquer à l’aide de « tweets » – c’est-à-dire utiliser la plate-forme numérique possédée par Elon Musk, l’un des plus puissants milliardaires de la planète et l’un des plus réactionnaires. Il doit aussi, de temps à autres, participer aux émissions des grandes chaînes télévisées, en acceptant l’agenda et les « problèmes d’actualité » qu’imposent les journalistes qui espèrent que telle ou telle « petite phrase » fera le « buzz » et alimentera les polémiques du jour sur les réseaux sociaux.

Dans ce nouveau système politico-médiatique, les représentants des partis politiques sont de plus en plus souvent concurrencés par les nouveaux leaders d’opinion issus du monde sportif, du show business ou qui ont été fabriqués par la sphère numérique elle-même (comme les « influenceuses » et les « influenceurs »).

Les journalistes de la presse écrite et de l’audio-visuel ont également été contraints de s’adapter à cette nouvelle donne. Tous ont créé des sites internet qui viennent compléter, enrichir, illustrer ce qu’ils disent dans leurs journaux et sur leurs antennes. Eux aussi utilisent massivement les médias sociaux (facebook, twitter, etc.) pour donner davantage de visibilité à leur entreprise, dans un monde où la concurrence est de plus en plus vive. Cette participation se fait souvent sous la forme de qu’ils appellent le « décryptage » de l’information. Le combat juste et nécessaire contre les « fakes news » – ces fausses nouvelles qui sont produites elles aussi dans la sphère médiatique numérisée – prolonge l’idéal professionnel du journalisme concernant la vérification des faits. Mais il est mené sans que soit interrogé le rôle que jouent les dominants dans la sélection des informations qui sont retenues pour alimenter « l’actualité ».

En présentant ce qui se dit sur les « réseaux sociaux » comme l’expression de ce que pensent les Français, les journalistes amplifient le traditionnel discours concernant les sondages d’opinion, focalisé sur l’interprétation des réponses sans « décrypter » la manière dont sont fabriquées les questions. Sur les millions de propos qui sont échangés chaque jour sur ces fameux « réseaux », seuls ceux qui sont sélectionnés par les grands médias audio-visuels pour nourrir « l’actualité » ont un réel impact dans le débat public.

Outre cette fonction de « décryptage », les journalistes de la presse écrite contribuent fortement à la construction des affaires médiatico-politiques. L’effondrement des journaux contrôlés par les partis politiques a créé un vide occupé aujourd’hui par les quotidiens et surtout les hebdomadaires qui reproduisent à leur manière le clivage droite/gauche. La laïcité, l’antiracisme, le wokisme sont devenus des thèmes essentiels qui alimentent ces polémiques opposant Valeurs actuelles, le Figaro, le Point, Marianne, contre Libération, l’Obs et Médiapart. Ce dernier quotidien occupe une position originale dans cette nouvelle configuration car il s’agit d’un journal uniquement numérique qui a conservé son autonomie en optant pour un modèle économique fondé sur l’abonnement des lecteurs. Ces derniers sont ainsi invités à défendre l’indépendance du journal, en échange d’une participation à la rédaction du contenu, participation illustrée par les nombreux « blogs » abrités par Médiapart.

Le monde des enseignants-chercheurs a été, lui aussi, profondément affecté par ces bouleversements de l’espace public. Non seulement parce que nous utilisons tous les moyens qu’offre la communication numérique dans nos échanges, mais aussi parce que nous sommes de plus en plus sollicités par les journalistes soucieux de « décrypter » l’actualité. J’insiste à nouveau sur le fait que cela concerne surtout les universitaires soucieux de se faire entendre au-delà des cercles de spécialistes (ce qui est mon cas) et qui sont donc contraints de jouer un rôle d’intellectuel.

Les universitaires s’activent beaucoup aussi sur les plateformes numériques comme facebook et twitter; autre dimension de leur intégration au sein de ce monde médiatique. Ces plateformes leur donnent les moyens de relayer leurs propos, de faire connaitre leurs travaux, mais ils sont eux aussi concernés par les inconvénients que j’ai indiqués plus haut. Ces réseaux sociaux encouragent en effet l’individualisme du petit producteur indépendant et cimentent « l’entre soi » des gens qui pensent pareil et qui surestiment de ce fait leur influence. Pour les nouvelles générations d’enseignants-chercheurs qui sont devenues adultes au moment où les médias numériques se sont imposés, cette familiarité se traduit également par l’intériorisation du langage polémique qui caractérise les échanges sur « la toile ». Il est certain que cela a des effets sur la façon dont les universitaires conçoivent aujourd’hui ce qu’est une discussion scientifique.

La fausse proximité qu’imposent les réseaux sociaux a aussi des conséquences sur la façon dont sont formés les étudiants, notamment dans les écoles de journalisme. A titre d’exemple (mais j’aurais pu en citer beaucoup d’autres), voici le message qu’un étudiant de l’IFP de Paris vient de m’envoyer: « Bonjour Monsieur, Je rédige actuellement un article sur les enjeux politiques qui concernent le temps de travail. Je ne sais pas si le sujet vous parle beaucoup. Si oui, auriez-vous, avant 16 h aujourd’hui, dix minutes pour répondre à quelques questions? ». Je conseille aux professeurs de cet institut d’apprendre à leurs étudiants ce que signifie le respect d’une profession et d’une compétence. Sinon, il ne faut pas qu’ils s’étonnent que leur « mails » restent sans réponse.

La réussite de Médiapart tient à la place accordée aux militants qui ont la possibilité de s’exprimer publiquement grâce à leur blog. De même, les universitaires qui se comportent comme des « intellectuels critiques » peuvent, grâce à Médiapart, intervenir dans l’espace public pour contester les propos que « les intellectuels de gouvernement » tiennent dans les médias dominants. Mais dans le même temps, cette liberté crée une dépendance à l’égard du système médiatique dans lequel Médiapart est pris. Elle est illustrée par la place centrale faite aux « affaires » dans ce journal. La fonction classique de contre-pouvoir que les journalistes exercent à l’encontre du monde politique est assurée par des enquêtes qui révèlent des affaires de corruption ou autres, mais elle est élargie désormais en politisant de plus en plus des questions qui échappaient jusque là au champ politique et qui touchent souvent à la vie privée des citoyens.

3. L’autonomie plutôt que la « liberté »

Etant donné que, depuis les années 1980, l’histoire de l’immigration est l’un de mes principaux domaines de recherche, et que cette questions revient constamment au centre de l’actualité, j’ai été directement confronté à la contradiction que la précédente génération des « intellectuels spécifiques » avait tenté de résoudre lorsque la communication audio-visuelle avait imposé sa loi. Dans le texte qu’il a écrit sur la télévision (Raisons d’agir, 1996), Pierre Bourdieu avait explicitement abordé le problème. A partir du moment où l’on souhaite que les connaissances que nous avons produites soient diffusées dans un public dépassant le petit cercle des spécialistes, il faut nécessairement s’appuyer sur les moyens de communication que contrôlent les journalistes. Ce qui suppose, ajoutait Pierre Bourdieu, qu’on tisse des alliances avec ceux d’entre eux qui sont les plus proches de nous, mais en créant un rapport de force pour qu’ils acceptent nos propres questionnements au lieu de nous demander constamment de commenter l’actualité. Pour que ce rapport de force ne soit pas trop déséquilibré, précisait-il, il est indispensable que les savants présentent un front uni, en défendant collectivement les valeurs sur lesquelles repose leur activité professionnelle. Si Bourdieu parlait « d’autonomie » plutôt que de « liberté académique », c’est pour deux raisons. D’une part, il considérait que l’apologie de la « liberté » était un travers typique des intellectuels incités à croire que leur « liberté » était sans limites. D’autre part, raisonner en termes d’autonomie c’était mettre l’accent sur la démarche collective que les savants doivent impulser pour la conquérir. Dans ce texte, il va jusqu’à écrire :  » il faut construire cette espèce de tour d’ivoire à l’intérieur de laquelle on se juge, on se critique, on se combat même, mais en connaissance de cause. On s’affronte, mais avec des armes, des instruments scientifiques, des techniques, des méthodes »(p. 70).

C’est le même genre de raisonnement que le philosophe Michel Foucault avait développé une trentaine d’années plus tôt dans un contexte où les « intellectuels spécifiques » étaient pris dans un étau entre les intellectuels organiques du parti communiste (comme Jean Kanapa et consorts) – qui lui reprochaient de faire le jeu des réactionnaires – et les intellectuels médiatiques, ces « nouveaux philosophes » qui – après avoir été brièvement révolutionnaires en mai 68 – défendaient désormais la cause de la « liberté » en dénonçant le « totalitarisme » de la gauche dans les médias et dans les déjeuners sympathiques organisés à l’Elysée par Valéry Giscard d’Estaing.

Dans un entretien avec Paul Rabinow, intitulé « Polémique, politique et problématisations » ; (in Rabinow (P.), éd., The Foucault Reader, New York, Panrheon Books, 1984, pp. 381-390.), Michel Foucault avait noté que l’intellectuel soucieux de faire avancer la vérité était constamment exposé à des mises en cause contradictoires, provenant des deux camps qui s’affrontent dans l’espace public. Lui-même fut dénoncé par les uns comme « gauchiste », « marxiste tapageur » et par les autres comme « antimarxiste » et « néolibéral ». Face à ces polémiques, Foucault défendait la position de « l’intellectuel spécifique » en insistant, lui-aussi, sur l’autonomie de la réflexion savante face aux attaques des uns et des autres. Dans le texte que je viens de citer, il dit explicitement ceci: « Je n’ai jamais cherché à analyser quoi que ce soit du point de vue de la politique ; mais toujours à interroger la politique sur ce qu’elle avait à dire des problèmes auxquels elle était confrontée ». Ce qu’il appelait, en tant que philosophe, la « problématisation » de l’actualité, c’était la même chose que la « construction de l’objet » pour les sociologues. Foucault état également convaincu qu’il fallait encourager la formation d’un « intellectuel collectif » pour renforcer l’autonomie de la réflexion savante. Voilà pourquoi il refusait de participer à des polémiques (le langage typique de la sphère politico-médiatique) pour défendre un mode de communication qu’il définissait de la manière suivante:

« Dans le jeu sérieux des questions et des réponses, dans le travail d’élucidation réciproque, les droits de chacun sont en quelque sorte immanents à la discussion. Ils ne relèvent que de la situation de dialogue. Celui qui questionne ne fait qu’user du droit qui lui est donné : n’être pas convaincu, percevoir une contradiction, avoir besoin d’une information supplémentaire, faire valoir des postulats différents, relever une faute de raisonnement. Quant à celui qui répond, il ne dispose non plus d’aucun droit excédentaire par rapport à la discussion elle-même ; il est lié, par la logique de son propre discours, à ce qu’il a dit précédemment et, par l’acceptation du dialogue, à l’interrogation de l’autre. Questions et réponses relèvent d’un jeu – d’un jeu à la fois plaisant et difficile – où chacun des deux partenaires s’applique à n’user que des droits qui lui sont donnés par l’autre, et par la forme acceptée du dialogue ».

Voilà, en résumé, l’éthique professionnelle que ces grands savants m’ont inculquée et à laquelle je suis resté fidèle jusqu’aujourd’hui car elle m’a permis de conjuguer le souci de pratiquer au mieux mon métier de socio-historien tout en m’efforçant de transmettre mon savoir au-delà du petit cercle des spécialistes. Mais je me suis rendu compte, au cours de ces dernières années, que les bouleversements provoqués par les médias sociaux dans notre propre univers professionnel représentaient une menace mortelle pour cet idéal. C’est l’une des raisons majeures qui m’a conduit à publier, en collaboration avec Stéphane Beaud, le livre intitulé Race et sciences sociales (Agone, 2021).

Jacques Bouveresse ou comment résister quand on ne peut pas faire autrement ?

Dans mon dernier blog, j’ai rendu hommage à Jacques Bouveresse en reprenant à mon compte le style d’intervention qu’il avait lui-même utilisé pour exprimer son admiration à l’égard de Karl Kraus et de « la grande bataille » qu’il avait menée contre la presse de son temps. Le côté ironique et amusant de la lettre que Bouveresse avait adressée à Kraus dans l’avant-propos de son livre tenait au fait qu’il se présentait comme l’avocat du journalisme libéral, scandalisé par les diatribes du pamphlétaire autrichien. En adoptant ainsi le point de vue contraire à ce qu’il pensait, Jacques Bouveresse abordait d’une manière originale la réflexion sur le rôle joué par les médias un siècle après Kraus.

Aujourd’hui, je reviendrai sur les arguments que Jacques Bouveresse avance dans ce livre (Schmock ou le triomphe du journalisme, Seuil, 2001) pour défendre l’idée que les critiques de Karl Kraus concernant le monde de la presse sont toujours pertinentes pour notre époque. Et pour montrer l’importance qu’il accordait à cette question, je ferai le lien avec d’autres écrits de Bouveresse, notamment l’hommage qu’il a rendu à Pierre Bourdieu, au lendemain de sa mort, publié dans l’ouvrage Bourdieu, savant et politique (Agone, 2004) et dont l’essentiel a été récemment mis en ligne dans la série de textes intitulés « Persistance de Pierre Bourdieu », qu’on peut lire sur le site des éditions Agone.

Comme un blog n’est pas une revue scientifique, je n’ai pas donné les références précises des citations que j’ai accumulées dans mes notes sur les livres de Bouveresse. Mais les lecteurs qui s’en donneront la peine pourront facilement les retrouver et les compléter le cas échéant.

Qui juge les juges ?

Jacques Bouveresse commence par rappeler que la virulence des critiques de Karl Kraus à l’égard de la presse de son temps résulte de l’immense déception que les intellectuels les plus lucides de sa génération ont éprouvé à l’égard d’une presse qui avait été conçue au départ comme un formidable instrument au service de la démocratie. Karl Kraus fait partie de ceux qui ont assisté au triomphe de la presse de masse, quand les journaux sont devenus des sociétés par action, soumis à la loi du profit.

Dans le cas français, les mesures prises par Jules Ferry en 1881-82, sur la liberté de la presse et sur l’école primaire obligatoire, ont provoqué ce que les historiens appellent la « révolution du journal ». Le nombre des lecteurs a été multiplié par dix en quelques décennies, ce qui fait que toutes les classes de la société ont été brutalement immergées dans l’océan de la culture écrite. Ces réformes républicaines ont été justifées au nom de la démocratie, comme le prouvent les propos du rapporteur de la loi sur la liberté de la presse tenus au Sénat le 18 juin 1881. « La presse, et surtout la presse à bon marché, cette parole présente à la fois partout et à la même heure, grâce à la vapeur et à l’électricité, peut seule tenir la France tout entière assemblée. comme sur une place publique et la mettre, homme par homme, et jour par jour, dans la confidence de tous les événements et au courant de toutes les questions. »

L’espoir que, grâce à la presse écrite, tous les citoyens puissent participer à égalité aux décisions collectives concernant leur avenir commun (ce qui est le fondement même de ce qu’on appelle la « citoyenneté »), s’est effondré victime de la loi du profit. Dans le même temps, l’explosion du marché de la communication écrite a permis à la presse de s’immiscer partout au point de se rendre indispensable au sein d’un espace public élargi aux dimensions de l’Etat-nation. A partir de ce moment-là, pour l’immense majorité des gens, la réalité – en ce qui concerne en tout cas leur vie collective – c’est ce qui est écrit dans le journal. Comme le note Robert Musil, un autre écrivain autrichien de cette génération, « on a beaucoup plus de chance d’apprendre un événement extraordinaire par le journal que de le vivre ; en d’autres termes, c’est dans l’abstrait que se passe de nos jours l’essentiel et il ne reste plus à la réalité que l’accessoire » (Robert Musil, L’Homme sans qualités, I, Seuil, 1956, p. 87).

En partant de ce constat, Karl Kraus, et Jacques Bouveresse après lui, s’interrogent sur l’argument que ressassent sans cesse les journalistes pour justifier leur rôle, concernant « le devoir d’informer ». Ils constatent que cette justification occulte le plus souvent deux questions essentielles qu’il faudrait se poser si l’on voulait réellement servir la démocratie : « informer de quoi et pourquoi » (JB., Schmock, p. 48).

Contrairement à ceux qui affirment que les journaux se contentent de « rapporter les faits », Bouveresse rappelle qu’ils sélectionnent dans l’infinité des événements qui se produisent chaque jour, ceux qui méritent de figurer dans ce qu’on appelle « l’actualité ». Dans la presse de masse, soumise à la loi d’airain du capitalisme, le critère essentiel qui oriente ce type de sélection est d’ordre commercial : il faut privilégier les événements susceptibles de gagner de nouvelles parts de marché, c’est-à-dire de nouveaux lecteurs. C’est ce qui explique le rôle de plus en plus important que ces journaux accordent aux faits divers. Les crimes, les catastrophes, les événements exceptionnels mobilisent les émotions du public bien plus que la raison. Ce qui conduit fatalement, ajoute Jacques Bouveresse, à privilégier « le plus sensationnel au détriment du plus important ».

Pour Karl Kraus, cette marchandisation de l’information a eu des conséquences dramatiques pour l’Europe. Avant l’invention de la presse capitaliste en effet, « il n’existait aucun moyen comparable pour transformer des émotions et des passions modérées en hystérie et en folie ». C’est cette innovation qui explique l’intensification des haines nationalistes qui aboutiront à la Première Guerre mondiale et qui permettront ensuite le triomphe du nazisme (affirmation sur laquelle Bouveresse revient dans son introduction à la pièce de théâtre de Karl Kraus, Les derniers jours de l’humanité, Agone, 2015).

Le « devoir d’informer » a également servi de prétexte pour justifier l’impéralisme de la presse et sa « prétention d’être partout, de tout voir, de tout savoir et de tout rapporter (y compris souvent ce qui n’a pas eu lieu) » (Schmock, p. 46). Jacques Bouveresse ne conteste pas que cette omniprésence puisse permettre de révéler des vérités ou des souffrances cachées mais, comme Karl Kraus, il estime que ce bénéfice est faible face au danger représenté par un système qui « menace en permanence la vie privée et livre l’individu désarmé à la curiosité malsaine, aux indiscrétions et aux violences de la presse ». Ce « voyeurisme organisé » alimente une « hystérie moralisatrice » (p. 51) qu’exploitent certains journalistes pour justifier « le droit d’avilir » au nom du « droit d’informer ». Voilà pourquoi l’une des batailles essentielles de Karl Kraus a été de défendre la « sphère personnelle » contre les incursions de la presse. Jacques Bouveresse insiste à nouveau sur le caractère actuel de ce combat en disant que le cheminement vers la fin de la vie privée qu’annoncent aujourd’hui certains commentateurs est « une disparition qui présente malheureusement aussi toutes les caractéristiques du suicide » (p. 100).

La volonté d’être partout explique aussi que les journalistes puissent s’ériger en juge de toutes les activités sociales : la politique, la littérature, la science, etc, Ce qui aboutit à un « mélange universel des sujets, des genres et des tons ». Ce « confusionnisme intellectuel et moral » est l’un des traits majeurs de ce que Jacques Bouveresse appelle « la journalisation » du débat public. Et il ajoute que lorsque la littérature et la pensée sont orientées en fonction de l’actualité, elles risquent les mêmes dérives. C’est ce que montre, selon lui, la « journalisation » progressive de notre vie intellectuelle ( p. 85).

La tendance des journalistes à s’immiscer dans tous les coins et recoins de notre vie collective a un autre inconvénient, encore plus grave que les autres. Il aboutit à une forme insidieuse de domination qui résulte de ce que Bouveresse appelle « l’industrie du questionnement déplacé et de la curiosité indécente ». « Une bonne partie des activités de la presse consiste désormais à faire parler des gens sur des sujets sur lesquelles ils devraient avoir – mais n’ont malheureusement plus – la possibilité de se taire » (p. 99).

Questionner sans cesse le peuple en lui demandant des « impressions » ou des « réactions » sur n’importe quel sujet ne sert, finalement, qu’à valider les propos des journalistes, privant du même coup les gens ordinaires de toute parole effective et autonome.

C’est contre ce type de domination que Karl Kraus a créé son journal, die Fackel. Bouveresse rappelle que son but était de « donner une expression publique et écrite à la plainte que les gens ordinaires ne peuvent généralement faire entendre qu’en privé et verbalement contre les mensonges et les malhonnêtés de toutes sortes que le public, qui en est la première victime, est en droit de reprocher à des pouvoirs comme celui de la presse » (p. 179).

Jacques Bouveresse insiste néanmoins sur le fait que Karl Kraus ne dénonçait pas la profession des journalistes (métier qu’il exerçait lui-même), mais le système dans lequel ils sont pris. Il salue au passage la petite minorité de ceux d’entre eux qui résistent courageusement à la tendance dominante et aux lois du marché. Ce qui n’empêche pas, ajoute-t-il, que ces derniers sont contraints eux aussi, pour pouvoir exister, de s’adapter aux lois que leur imposent ceux qui dominent ce système.

Le dernier point que je voudrais souligner concerne les solutions que Karl Kraus proposait pour résister aux fléaux qu’il dénonçait. La première consistait à demander aux journalistes qui s’érigent en juge suprême, de commencer par « balayer devant leur porte » avant de faire la leçon aux autres. C’est la raison pour laquelle il a lui-même centré ses critiques sur son propre milieu professionnel.

Convaincu, pendant longtemps, que la satire était le moyen le plus efficace de résister à la presse dominante, Karl Kraus a dû admettre que ses efforts n’avaient pas permis de faire obstacle à la barbarie nazie. A la question « que pouvons nous faire », il a fini par répondre en disant « rien qui soit de l’ordre de ce qui se dit ». Pour Jacques Bouveresse, ce constat désenchanté n’était pas de la résignation, mais la conviction qu’il fallait trouver « d’autres moyens de lutte que ceux dont disposent les gens comme lui et même probablement les intellectuels en général » (p. 186).

Comment Jacques Bouveresse a-t-il « balayé devant sa porte » ?

Je voudrais montrer maintenant que si Jacques Bouveresse souscrit dans ce livre à la plupart des analyses de Karl Kraus, l’influence que ce dernier a exercé sur lui va bien au-delà de la réflexion sur la presse.

Tout comme Kraus, Bouveresse part du principe que lorsqu’on prétend avancer des constats critiques sur le monde, il faut commencer par balayer devant sa porte. Voilà pourquoi, sa cible principale n’a pas été les journalistes, mais les intellectuels appartenant au même milieu professionnel que lui.

Il a étayé sa critique en reprenant à son compte le refus krausien de la « confusion des genres ». L’une des principales raisons pour lesquelles Jacques Bouveresse s’est opposé à la philosophie dite « post-moderne » tient à sa prétention d’effacer « les frontières conventionnelles qui existent entre sciences, philosophie, littérature et art ».

A ces yeux, cette forme de relativisme a miné le processus par lequel les savants peuvent produire des vérités, à savoir le jugement des pairs. « Il devient aujourd’hui de plus en plus difficile pour un homme de science d’être jugé en premier lieu par ses pairs et selon des critères essentiellement scientifiques » et il ajoute : «  le problème le plus difficile auquel sont aujourd’hui confrontés les gens comme nous est celui de la défense du professionnalisme contre l’espèce d’amateurisme généralisé qui, sous l’influence des médias et avec le concours d’une partie du monde intellectuel lui-même, a tendance à s’imposer de plus en plus comme la norme ». (JB, « Bourdieu, savant et politique », Cités, 2004, n°17). Fermement opposé à cette dérive, Bouveresse estime que le philosophe doit « simplement essayer de faire correctement son métier ». (cf. Jacques Bouveresse et Jean-Jacques Rosat, Le philosophe et le réel, Hachette, 1998, p. 220).

Bouveresse a étendu ce genre d’analyses aux philosophes marxistes de sa génération. Il explique qu’il s’est senti obligé de critiquer des penseurs dont il partageait souvent les opinions politiques, mais auxquels il reprochait le type de confusions que Karl Kraus avait dénoncées en son temps à propos de la presse. Dans la décennie qui a suivi Mai 68, le mélange des genres a conduit une partie des philosophes marxistes à confondre le savant et le politique. « C’était l’époque du « tout est politique », écrit-il, « c’est-à-dire qu’on jugeait une philosophie principalement à l’aune de ses implications politiques ». Ce slogan a connu son heure de gloire dans le milieu des intellectuels marxistes grâce au philosophe Louis Althusser qui défendait « la pratique théorique » et prônait la « lutte des classes dans la théorie ». Pour Jacques Bouveresse, « cela a produit essentiellement de la pseudo science, de la mauvaise philosophie et de la politique imaginaire » car selon lui, « il n’y a pas de relation simple et directe entre le contenu d’une philosophie et les implications politiques que l’on peut être amené à en tirer à un moment ou à un autre ». (cf Monde Diplomatique, « entretien avec Jacques Bouveresse », 25-26/6/1995).

A ses yeux, cette confusion des genres illustre l’un des grands travers des intellectuels : l’excès de confiance dans les pouvoirs du discours que Pierre Bourdieu avait analysé dans ses Méditations pascaliennes (Seuil, 1997). « Illusion typique de lector, qui peut tenir le commentaire académique pour un acte politique ou la critique des textes pour un fait de résistance, et vivre les révolutions dans l’ordre des mots comme des révolutions radicales dans l’ordre des choses. »

Cette confusion des genres a également contribué au processus de « journalisation » de la vie intellectuelle française car ceux qui s’y livrent se soumettent aux exigences des journalistes qui définissent les « problèmes » du jour dont il faut absolument parler. Jacques Bouveresse parle de « mauvaise philosophie » parce qu’à ses yeux, « l’espace dans lequel se situe le chercheur n’est pas celui de l’“actualité”, qu’il s’agisse de l’actualité politique ou de l’actualité “intellectuelle”, comme on dit, en entendant par là ce qui se discute dans les “pages livres” des quotidiens et des hebdomadaires  » (cf. JB, Persistance de Pierre Bourdieu (V), « le savant et le politique (3) »).

La « journalisation » de la vie intellectuelle a eu pour autre inconvénient d’alimenter les « prétentions politiques exorbitantes » que défendaient ceux qui croyaient à « la lutte des classes dans la théorie ». Bouveresse estime qu’au final, le slogan « tout est politique » a surtout servi à justifier les intérêts de ces philosophes qui se présentaient à la fois comme de grands théoriciens et de grands révolutionnaires. Et il ajoute : « Une des choses qui ont le plus contribué à nous rapprocher, Bourdieu et moi, est sûrement la méfiance instinctive que nous partagions à l’égard des grandes idées et des grandes théories philosophiques. On peut montrer, dans bien des cas, que, sous des dehors de sublimité et de profondeur inégalables, elles sont en réalité le produit de confusions et d’illusions qui sont d’un type assez élémentaire ». (JB, Persistance de Pierre Bourdieu, I, « l’esprit du grimpeur »)

Ce n’est donc pas un hasard si Musil était l’un des écrivains préférés de Jacques Bouveresse. Dans l’homme sans qualités ( I, p. 319), celui-ci écrivait en effet que « Les philosophes sont des violents qui, faute d’armée à leur disposition, se soumettent le monde en l’enfermant dans un système ».

Tout comme Karl Kraus l’avait fait à propos des journalistes de son temps, Jacques Bouveresse reproche aussi à ces philosophes leur tendance à critiquer tout le monde, à l’exception d’eux-mêmes. « On peut demander des comptes aux politiques, mais l’impunité des élites intellectuelles doit rester entière » (JB, Prodiges et vertiges de l’analogie, Ed. Raisons d’agir, 1999).

Cette posture du « point de vue imprenable » associée à la confusion des genres a alimenté une forme de discrédit, typique chez ce genre d’intellectuels, mobilisant des arguments d’ordre à la fois politique et intellectuel. « La philosophie de l’époque fonctionnait sur le mode terroriste de l’évidence qui ne se discute pas, sauf si l’on est un idiot ou un réactionnaire ». Ce qui a contribué, ajoute Bouveresse, à la dégradation des relations au sein de la communauté universitaire. « J’ai l’impression très nette que ce dont nous souffrons actuellement dans l’université est bien moins l’inadaptation du droit et des institutions que la dégradation et la dénaturation stupéfiante et spectaculaire de l’éthique de la science et de la recherche elle-même ». (JB, Rationalité et cynisme, Minuit, 1984, p. 224).

Dans son hommage à Pierre Bourdieu, Jacques Bouveresse rappelle que sa principale dette intellectuelle à son égard concerne la question de la « violence symbolique » dont le sociologue béarnais a démontré la puissance dans notre société. Tout deux s’accordent pour souligner la place essentielle que joue le langage et le capital culturel dans les formes de domination sociale. C’est un point que la plupart des intellectuels occultent car il est au cœur de leurs propres privilèges et de leur aveuglement.

« De toutes les distributions, nous dit Bourdieu, l’une des plus inégales et sans doute, en tout cas, la plus cruelle, est la répartition du capital symbolique, c’est-à-dire de l’importance sociale et des raisons de vivre. » et Bouveresse ajoute : « Je lui suis infiniment reconnaissant de m’avoir appris une chose que j’ai eu pendant longtemps beaucoup de mal à croire, à savoir que la répartition peut être tout aussi inégale et cruelle là où on s’y attendrait le moins, à savoir dans le monde intellectuel lui-même. Je suppose que tous ceux, intellectuels ou non, qui se sont sentis proches de Bourdieu sont des gens qui, pour une raison ou pour une autre, étaient plus sensibles qu’on ne l’est généralement à cette forme de cruauté parfois impitoyable ». (JB, Persistance de Pierre Bourdieu (II), « la philosophie reconnaissante »).

Au-delà des injustices économiques, ce sont les inégalités dans l’accès aux moyens symboliques permettant aux individus de se justifier d’exister comme ils existent, qui alimente cette forme de « cruauté ». Bouveresse souligne à juste titre que cette dimension centrale (« pascalienne ») de la sociologie de Bourdieu a joué un rôle essentiel dans le soutien que lui ont apporté au départ (car aujourd’hui sa sociologie s’est fortement académisée et se prête aux usages les plus divers) celles et ceux qui se sentaient concernés par ce genre de cruauté.

Quand Bouveresse ajoute « pour une raison ou pour une autre », il sous-entend qu’au-delà des raisons proprement scientifiques, ce sont des facteurs ayant un rapport avec « l’habitus » des intellectuels qui expliquent l’intérêt ou le désintérêt qu’ils portent à la question de la violence symbolique.

Dans un article du Monde Diplomatique, paru en 2004, Jacques Bouveresse est revenu sur ce point en disant que la critique des intellectuels était cruciale chez Bourdieu car « l’inégalité dans les conditions d’accès au langage est un des facteurs de discrimination essentiels entre ceux qui subissent et ceux qui exercent le pouvoir (…). Le pouvoir symbolique, c’est d’abord d’amener les dominés à voir les choses comme les dominants ont intérêt à les voir. Le fait que les intellectuels puissent créer le monde en en parlant est une difficulté spécifique qui leur rend quasiment impossible l’accès au réel. Cela sera de plus en plus vrai car gouverner aujourd’hui c’est communiquer ».

La plupart des universitaires qui se justifient d’exister comme intellectuels en se présentant comme porte-parole des bonnes causes ne peuvent pas admettre ce genre de critiques car elles les placent du côté des privilégiés, voire des dominants. Cette dénégation est particulièrement virulente chez celles ou ceux qui sont sincèrement engagés dans la défense des dominés et qui ferraillent chaque jour contre les penseurs de droite et d’extrême droite. Leur générosité alimente leur aveuglement sur leurs propres limites.

Ces constats débouchent sur une question incontournable : comment peut-on justifier son rôle quand on appartient soi-même à la classe des professionnels de la parole publique ?

La première réponse, c’est celle de Karl Kraus que Jacques Bouveresse reprend à son compte en disant qu’il faut commencer par balayer devant sa propre porte. Ce qui implique d’en passer par l’auto-analyse. Là aussi la proximité avec Pierre Bourdieu est évidente. Dans plusieurs de ses écrits, Jacques Bouveresse a cité le passage des Méditations pascaliennes où Bourdieu avoue : « je n’aime pas, en moi, l’intellectuel ». Cette simple phrase contient, en effet, une critique de la confusion du savant et du politique car, par définition, l’intellectuel c’est celui qui intervient dans l’espace public pour jouer un rôle politique, ce qui n’est pas le cas du savant.

En distinguant la fonction du savant et celle de l’intellectuel – et en reconnaissant qu’il lui est arrivé, à lui aussi, d’intervenir dans la vie publique en tant qu’intellectuel – Bourdieu a mis le doigt sur un dilemme concernant la fonction sociale (ou civique) du chercheur en sciences sociales. A partir de la grève des cheminots, en décembre 1995, il a joué un rôle de plus en plus actif dans la vie publique. C’est ce qui incite aujourd’hui un certain nombre de commentateurs, et parmi eux des sociologues, à affirmer que Bourdieu était devenu un agitateur politique.

Mais dans l’hommage qu’il lui a rendu, Jacques Bouveresse a clairement remis les pendules à l’heure : « Le moment auquel Bourdieu a été soupçonné d’avoir abandonné la position du savant pour celle du militant politique se trouve être justement celui auquel il jugé nécessaire d’insister encore plus qu’auparavant sur le fait que la science a ses propres exigences, avec lesquelles il faut rappeler sans cesse qu’il n’est pas possible, même pour les raisons politiques les plus respectables qui soient, de transiger ». (JB, Persistance de Bourdieu (V), « Le savant et le politique – 3 »).

« Le dernier cours que Bourdieu a donné au Collège de France peut être considéré, à bien des égards, comme un vigoureux plaidoyer en faveur de l’autonomie de la science et de la cité savante, et un appel à la défendre contre les dangers qui la menacent aujourd’hui de plus en plus ». A l’appui de cette affirmation, Jacques Bouveresse cite un long passage de ce cours que je reproduis à mon tour, tant il me semble important :

« Je crois en effet, nous dit-il, que l’univers de la science est menacé aujourd’hui d’une redoutable régression. L’autonomie que la science avait conquise peu à peu contre les pouvoirs religieux, politiques ou même économiques, et, partiellement au moins, contre les bureaucraties d’État qui assuraient les conditions minimales de son indépendance, est très affaiblie. Les mécanismes sociaux qui se sont mis en place à mesure qu’elle s’affirmait, comme la logique de la concurrence entre les pairs, risquent de se trouver mis au service de fins imposées du dehors ; la soumission aux intérêts économiques et aux séductions médiatiques menace de se conjuguer avec les critiques externes et les dénigrements internes, dont certains délires “postmodernes” sont la dernière manifestation, pour saper la confiance dans la science et tout spécialement la science sociale. Bref, la science est en danger et, de ce fait, elle devient dangereuse. »

Bien sûr, la défense de l’autonomie de la science n’est pas un acte scientifique. C’est un engagement civique, à finalité politique, puisque c’est un combat qu’il faut mener à la fois dans le monde savant, mais aussi dans l’espace public tout entier. C’est déjà ce que disait Emile Durkheim à la fin du XIXe siècle.

La défense du « métier » d’historien (Marc Bloch), de sociologue (Pierre Bourdieu), de philosophe (Jacques Bouveresse) apparaît ainsi comme la forme d’engagement la plus constante de ceux que Bourdieu appelait à la fin de sa vie « les intellectuels responsables », qui se contentent d’intervenir dans le débat public pour donner aux citoyens, surtout aux plus dominés d’entre eux, les résultats de leurs recherches afin qu’ils s’en emparent pour mener leurs propres combats.

C’est néanmoins sur ce point que les différences entre Bourdieu et Bouveresse apparaissent les plus nettement. Ce dernier n’a jamais caché son scepticisme à l’égard d’une démarche d’éducation populaire qui finalement reste ancrée sur le terrain de la connaissance rationnelle, car il était convaincu que les dominants finissent toujours par s’approprier les connaissances des savants afin de préserver ou de renforcer leur pouvoir.

Jacques Bouveresse n’en conclut pas pour autant que le savant doit rester confiné dans sa tour d’ivoire. Mais, comme Karl Kraus, il plaide pour qu’il intervienne dans l’espace public en mobilisant le discours satirique. La satire, écrit-il, « agrandit notre champ de vision et augmente le nombre de points fixes à partir desquels nous pouvons nous orienter plus rapidement dans toutes les occurrences de la vie ». Plus loin, il plaide pour que le philosophe garde une distance ironique par rapport à la réalité extérieure, en pratiquant « un compromis entre le détachement auquel on aspire et la révolte qui persiste à la fois comme uen réaction naturelle et comme un devoir » (JB, Le philosophe et le réel, p. 15 et p. 253 sq).

Néanmoins, l’échec final de Karl Kraus l’amène à un constat très pessimiste : « Mais j’ai bien peur qu’il nous faille admettre que ceux qui résistent le font comme ceux qui adhèrent : parce qu’ils ne peuvent simplement pas faire autrement ». A l’instar de Ludwig Wittgenstein il pense que, dans le monde social, les jeux de langage résultent d’un processus de rationalisation à partir de la spontanéité et de l’action. En reprenant à son compte la remarque de Wittgenstein disant que « ce n’est pas la raison qui est fondamentale, mais l’instinct et la volonté » (Le philosophe et le réel, p. 21 et p. 19), Bouveresse a finalement anéanti la dernière illusion des intellectuels.

Dans mon prochain blog, je m’appuierai sur toutes ces réflexions pour tenter de comprendre ce qu’est devenue la scène intellectuelle française, dans un espace public bouleversé par le triomphe des « réseaux sociaux ».

Hommage à Jacques Bouveresse. Lettre d’un internaute d’aujourd’hui à l’auteur de « Schmock où le triomphe du journalisme » (Seuil, 2001)

Très Honoré Monsieur Bouveresse,

En 2001, vous avez publié un ouvrage qui débutait par « une lettre d’un lecteur d’aujourd’hui à l’éditeur de la Fackel », c’est-à-dire au Très Honoré Monsieur Kraus.

Bien qu’une vingtaine d’années se soient écoulées depuis cette parution, je me suis permis, à mon tour, de vous écrire aujourd’hui. Je ne sais pas si, de l’endroit où vous êtes, vous avez encore la possibilité de jeter de temps à autre un coup d’oeil sur le monde dans lequel nous vivons, mais si c’est le cas j’espère que vous êtes heureux de constater à quel point votre pessimisme et vos prédictions catastrophiques étaient injustifiés.

Dans votre ouvrage, vous donniez raison à Karl Kraus quand il affirmait que la seule forme de liberté que la presse a permise, c’est celle du marché. Vous abondiez dans son sens quand il ajoutait que sa force tenait au fait qu’elle avait réussi à se rendre économiquement et moralement indispensable. Vous étiez également d’accord avec lui pour critiquer les journalistes qui affirment se contenter de rapporter les faits. Comme Kraus, vous souteniez en effet que ce sont eux qui décident, aujourd’hui encore, du choix des faits qui méritent d’être considérés comme des « événements ». Et vous alliez même jusqu’à applaudir ce polémiste autrichien quand il affirmait que les journaux ont les moyens de faire exister ce qu’ils disent car la réalité et le journal ont tendance à se confondre.

Ce qui m’a choqué dans votre propos, c’est que vous puissiez dire que les réflexions incendiaires de Kraus à l’égard de la presse de son temps sont susceptibles de nous aider à comprendre où nous en sommes aujourd’hui. Comment un esprit aussi rigoureux que le vôtre a-t-il pu s’appuyer sur des analyses qui concernent l’Autriche impériale au début du XXe siècle, quand la presse était aux ordres du pouvoir, puis quand elle fut confrontée à la montée du nazisme ? Comment pouvez-vous négliger à ce point le fait que quoi qu’en disent certains, à la différence des Russes ou des Chinois, nous avons la chance, nous Français, de vivre dans une société où la démocratie et la liberté d’expression sont garanties par nos institutions.

Certes, vous avez raison de souligner que les médias d’aujourd’hui sont contrôlées par un petit nombre de capitalistes comme c’était déjà le cas à l’époque de Kraus. Vous avez même eu l’honnêteté de reconnaître, dans votre livre, que les combats qu’ont menés les journalistes tout au long du XXe siècle pour échapper à la tutelle du grand capital et à celle du pouvoir d’Etat, ont permis aux meilleurs d’entre eux, de conquérir une véritable autonomie.

Malheureusement, sans doute en raison de votre admiration sans borne pour ce polémiste autrichien, votre analyse se focalise sur la presse écrite, sans vraiment prendre en compte les bouleversements qui se sont produits depuis la Seconde Guerre mondiale dans le monde de la communication. Vous dites, à juste titre, que la tyrannie de l’image a pris le pas sur l’écrit, mais c’est aussitôt pour ajouter que cette tyrannie n’a rien de nouveau, et qu’il faut simplement parler aujourd’hui « d’amplification démesurée ». Votre collègue Karl Popper avait été plus lucide que vous, me semble-t-il, quand il dénonçait le « pouvoir colossal de la télévision », en précisant qu’elle semblait avoir « remplacé la voix de Dieu ». Toutefois, la philosophie poppérienne, pas plus que la vôtre, n’avaient pas prévu qu’aujourd’hui, « la voix de Dieu » ce sont les réseaux sociaux.

Leur irruption dans l’espace public a entraîné une nouvelle révolution démocratique en matière de communication, ce qui rend tout à fait obsolètes, permettez-moi de vous le dire, les sarcasmes de Karl Kraus et les vôtres à l’égard des journaux. Votre satiriste préféré affirmait que la presse était le seul pouvoir absolu car elle ne se heurtait à aucun contre-pouvoir. Un esprit aussi averti que le vôtre serait bien obligé de reconnaître qu’un tel constat était pertinent pour une époque où il existait un énorme fossé entre ceux qui écrivent et ceux qui lisent, mais ce n’est plus le cas de nos jours. Grâce aux réseaux sociaux tous les citoyens ont la possibilité de s’exprimer directement dans l’espace public. Ils peuvent mettre en lumière des injustices et des discriminations qui étaient jusque là restées dans l’ombre et ils ne se privent pas d’utiliser les nouvelles possibilités que leur offrent les progrès de la démocratie pour critiquer sans relâche tous les pouvoirs en place.

Je vous entends déjà ricaner en me jetant à la figure la fameuse citation de Kraus quand il a voulu justifier le lancement de son propre journal, Die Fackel : « Du fait que notre procès pénal public et oral ne connaît plus la plainte populaire, c’est en vérité pour les besoins de la plainte populaire, publique, écrite, que j’ai fondé la Fackel ». Vous saluez le courage de votre héros en vous extasiant sur le fait qu’il ait donné « une expression publique et écrite à la plainte que les gens ordinaires ne peuvent généralement faire entendre » (p. 179). Mais ce genre de populisme est devenu obsolète aujourd’hui puisque grâce aux réseaux sociaux. les gens ordinaires ont désormais la possibilité de se faire entendre sans que des satiristes comme Kraus ou comme vous parlent à leur place.

Vous cautionnez aussi les réflexions acerbes de Kraus sur le style journalistique. Pour capter l’attention de la masse des lecteurs, la presse s’est efforcée de mobiliser leurs émotions en accordant une place démesurée aux catastrophes, en premier lieu les crimes et les guerres. La focalisation sur les faits divers alimente un « voyeurisme » généralisé, ce qui contribue à abolir la distance nécessaire au déploiement de l’expérience vécue et de la réflexion. Et Kraus d’ajouter que la presse de son époque a fabriqué ainsi une génération de lecteurs « privée du vécu par le récit ».

Je suis prêt à admettre que ces constats sont fondés quand on examine le rôle que jouent aujourd’hui dans notre vie publique les grandes chaînes de télévision en continu. Mais si vous n’étiez pas aussi farouchement hostile à notre système libéral, vous auriez admis qu’il existe au sein même du champ médiatique, des contre-pouvoirs efficaces. Grâce au développement des réseaux sociaux, tous les journaux disposent aujourd’hui de sites internet au sein desquels les journalistes d’investigation développent un immense travail de « décryptage » de l’information, pour traquer les fausses nouvelles et lutter contre l’exploitation commerciale des émotions.

J’imagine aisément quel genre d’argument vous auriez avancé afin de nier les progrès démocratiques que nous ont apportés les réseaux sociaux. L’un des plus grand mérite de Karl Kraus, dites-vous, c’est d’avoir lutté toute sa vie pour la protection de la sphère personnelle. Son journal fourmille en effet de critiques acerbes contre l’intrusion de la justice dans les questions de moralité privée et contre ces plumitifs qui, disait-il, se donnent le droit d’avilir des individus au nom du droit d’informer. Vous ajoutez que Kraus était hostile à la mise en phrase, dans un langage stéréotypé, de tout ce qui – selon lui – devrait rester inexprimé. Il détestait la propension des journalistes à exiger des citoyens qu’ils aient un avis sur tout, qu’ils manifestent des « réactions », expriment des « sentiments » face à tel ou tel événement du jour. C’est ce que vous appelez vous-même l’«industrie du questionnement déplacé et de la curiosité indécente » (p. 100),

Kraus ne pouvait pas admettre non plus que la prétention de la presse d’être partout, de tout voir, de tout savoir, de tout juger soit « excusée » parce que cela permettrait « d’exhumer des vérités que d’autres voudraient cacher ». Et vous n’avez rien trouvé de mieux que de souscrire à ces propos ! Malgré tout le respect que j’ai pour votre œuvre, je dois vous faire part de mon indignation. Dans votre désir acharné de nous convaincre que la prose satirique de Kraus est encore d’actualité, vous allez jusqu’à vitupérer contre « la campagne de dénonciation publique entreprise récemment, avec tous les effets désastreux que l’on peut prévoir, par certains journaux de la presse populaire contre les pédophiles » (p. 201). Vous faites certainement allusion, dans ce passage, aux journaux de Londres qui ont publié, en juillet 2000, les photos et les noms de centaines de personnes accusés de pédophilie.

Heureusement pour vous, cette réflexion figure dans une note de bas de page à la fin de votre ouvrage. Comme les commentateurs ne lisent pas les livres jusqu’au bout, vous avez échappé à l’indignation collective que de tels propos auraient pu provoquer. Si l’on suit à la lettre votre doxa krausienne, il faudrait donc que les journalistes qui exhument des vérités que d’autres voudraient cacher « s’excusent » parce qu’ils alimenteraient ainsi « le voyeurisme organisé » des médias ! On peut en effet déplorer que le nom et la photo d’individus qui n’ont pas été condamnés par la justice, mais qui sont suspectés de pédophilie, soient publiquement dévoilés. Mais les investigations que mènent les vrais journalistes dans la vie privée des citoyens ne peuvent pas être confondues avec le voyeurisme de la presse de caniveau. Devraient-ils « s’excuser » eux aussi de mettre en lumière des injustices et des crimes restés dans l’ombre jusqu’ici : comme les agressions pédophiles, les violences faites aux femmes ou les discriminations que subissent tous les racisés de notre société ?

Je crains fort que tout ce que vous pourriez dire à ce sujet finisse par se retourner contre vous car les intellectuel-les intersectionnel-les auraient vite fait de vous renvoyer dans les cordes en vous disant que c’est facile quand on est un homme-blanc-de la classe bourgeoise, de minimiser l’importance capitale de ces combats. Pour votre défense, je dirais que votre aveuglement résulte certainement de vos origines populaires, car cela vous a incité à privilégier le critère de classe au détriment des autres dimensions – sans doute plus fondamentales, en tout cas sous-estimées – des relations de pouvoir qui gouvernent nos sociétés.

Sur un plan plus philosophique, les théoriciens d’aujourd’hui ne manqueraient pas d’ironiser sur le côté « vieux jeu » de votre raisonnement qui persiste à séparer la sphère privée et la sphère publique. Ce que vous n’avez jamais réussi à comprendre, je suis désolé de vous le dire, c’est que « tout est politique » ! Pour combattre efficacement les formes de domination qui existent depuis les débuts de l’humanité dans l’espace privé, il fallait forcément les rendre publiques. Voilà pourquoi, contrairement à ce qu’affirmait Kraus, la prétention des journalistes « d’être partout, de tout voir, de tout savoir, de tout juger » n’est pas condamnable, elle doit même être encouragée. C’est ce que font aujourd’hui les intellectuels critiques courageux qui travaillent aux côtés des journalistes d’investigation, en tenant, par exemple, des « blogs » dans la presse numérique.

Pour le dire très franchement, j’ai été surpris aussi de constater que vous présentiez comme une chose positive le fait que Karl Kraus ait appliqué, « en tant que satiriste, le principe selon lequel on doit toujours faire en premier lieu le ménage dans sa propre maison, c’est-à-dire dans son métier, dans son milieu et dans son pays », en ajoutant qu’à vos yeux, le plus grand courage c’est « de voir l’ennemi dans son propre camp » (p. 72). Dans un éclair de lucidité, vous dites vous-même que cette forme d’autoflagellation a sans doute alimenté les réflexions à caractère antisémite de Karl Kraus, alors qu’il était lui-même juif. En donnant des armes à ses adversaires, Kraus a fait le jeu des nazis qu’il condamnait fermement par ailleurs. Je suis surpris qu’un esprit aussi bien informé des réalités politiques de notre temps que le vôtre, n’ait pas déploré ces naïvetés autocritiques pour souligner qu’elles risquaient d’alimenter le vent conservateur qui souffle aujourd’hui sur notre pays.

Vous auriez pu approfondir ce point en analysant plus sérieusement la trajectoire de Karl Kraus. Alors qu’il avait constamment affirmé que seule la satire pouvait avoir une efficacité politique, le triomphe du nazisme l’a conduit à remettre en question cette croyance. La parole devient dérisoire quand les tyrans sont capables de parler comme les démocrates de liberté, d’humanité, de dignité, de justice et de défense des faibles. Quand la réalité coïncide avec sa satire, dites-vous, quand il n’y a plus de distance entre le contenu et la forme, il faut trouver d’autres moyens de lutte « que ceux dont disposent les gens comme lui et même probablement les intellectuels en général » (p. 186).

Ceux qui vous lisent depuis longtemps, comme c’est mon cas, comprendront que dans ces propos attribués à Kraus, c’est votre propre combat contre un certain type d’intellectuels qui affleure. Je m’arrête là pour aujourd’hui, car je ne voudrais pas abuser de votre temps, mais même si vous ne me répondez pas, je vous écrirai à nouveau pour tenter de clarifier ce dernier point.