Macron, la foule, le peuple.

« L’histoire peut nous aider à mieux vivre ». C’est le sous-titre, emprunté à Marc Bloch, que j’ai choisi pour l’ouvrage qui rassemble une partie de mes chroniques quotidiennes sur France Culture. (Le Pourquoi du comment, co-édition Michel Lafon/France Culture, 2023). Cette fonction sociale de l’histoire ne concerne pas que les citoyens ordinaires que nous sommes. Elle s’adresse aussi à ceux qui nous dirigent. Et si Emmanuel Macron connaissait mieux l’histoire de France, çà lui permettrait sans doute de mieux vivre sa fonction présidentielle. Sa fâcheuse tendance à mobiliser des références que le peuple perçoit comme des formes de mépris s’était déjà manifestée pendant le mouvement des gilets jaunes. Confronté au vaste front du refus qu’a provoqué sa loi sur les retraites, voilà qu’il récidive.

Mardi soir, il n’a pas hésité à affirmer devant les parlementaires de la majorité, reçus à l’Élysée, que « l’émeute ne l’emporte pas sur les représentants du peuple, et la foule n’a pas de légitimité face au peuple qui s’exprime souverain à travers ses élus ».

Cette manière d’opposer le peuple et la foule (que Macron associe aux « émeutiers ») s’inscrit dans le prolongement d’une longue histoire. Quelques commentateurs ont rapproché ces propos d’un texte de Victor Hugo, dans lequel il avait écrit: « Souvent la foule trahit le peuple » (Texte reproduit dans le recueil de poème intitulé L’année terrible paru en 1872). Mais pour comprendre tout ce qui sépare le grand écrivain populaire de l’actuel chef de l’Etat, il faut regarder ce texte de plus près. Dans ses propos, Emmanuel Macron définit le peuple à partir du seul critère que constitue l’élection des représentants par opposition à la foule composée de ceux qui s’expriment dans la rue. Il s’agit-là d’une opposition entre deux types d’action politique qui n’existe nullement dans le texte de Victor Hugo. Comment, lui qui avait écrit en 1848 : « Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent », aurait-il pu se renier au point de discréditer les hommes et les femmes qui se mobilisent contre le pouvoir dans l’espace public?

La foule que dénonce Hugo, cette « cohue inepte, insensée, féroce » qu’il rejette, se définit par le fait que les individus qui la composent agissent spontanément, sans concertation avec les autres. Il oppose à cette foule, le peuple qui, dit-il, « prend la Bastille » et qui « déplace toute l’ombre en marchant ». Pour Victor Hugo, ce n’est donc pas l’élection qui est le critère fondamental pour distinguer la foule et le peuple, mais la délibération, c’est-à-dire un processus de démocratie directe grâce auquel les manifestants se mettent d’accord pour s’engager dans une action collective, préparée et réfléchie. C’est au nom de ce critère démocratique que Hugo affirmait dans la suite de son texte : « Je veux la République et je chasse César. »

Emmanuel Macron aurait sans doute dû méditer sur ces réflexions avant d’opposer le peuple et la foule. Au lieu de cela, il s’est inscrit spontanément dans le prolongement de la vielle tradition conservatrice qu’ont alimentée, génération après génération, les dirigeants qui se sentent menacés par la colère populaire. Ses propos m’ont rappelé ceux d’Adolphe Thiers – l’un des principaux représentants du parti de l’ordre après la répression de la révolution de 1848 – qui fut aussi le grand responsable de la répression sanglante de la Commune de Paris en 1871.

Dans un discours qu’il prononça le 24 mai 1850 à la tribune de l’Assemblée législative, Thiers utilisa le terme de « vile multitude » pour dénoncer « la foule » des citoyens qui avaient participé à la Révolution de 1848 et qu’il voulait exclure du suffrage universel masculin. Il leur attribuait une responsabilité écrasante dans les malheurs politiques du pays : « les vrais républicains », affirma ce jour-là Thiers devant les élus de la nation, « redoutent la multitude, la vile multitude, qui a perdu toutes les républiques ».

Mais l’histoire nous apprend que le peuple est souvent capable de retourner les insultes qu’il subit pour en faire des titres de gloire. Quelques mois après ce fameux discours de Thiers, des affiches furent apposées sur les murs de plusieurs villes. A Dijon, l’une d’entre elles disait:« Pour la vil multitude, vive 93 ! »  Contre ceux qui avait trahi l’idéal révolutionnaire, c’est le souvenir de la Convention qui fut alors réactivé.

Le mot « foule » ne s’est imposé dans le vocabulaire des élites conservatrices pour discréditer les mouvements sociaux, qu’à la fin du XIXe siècle. Celui qui popularisa ce terme dans les cercles dirigeants s’appelait Gustave Le Bon, l’auteur de la « psychologie des foules », livre publié en 1895. Ce médecin, qui prétendait avoir fondé une science nouvelle, se fit notamment remarquer en comparant les cerveaux féminins et masculins, pour en conclure à l’infériorité intellectuelle des femmes.

L’infériorité de la foule, comparée au peuple, s’expliquait selon lui parce qu’une foule est composée d’un ensemble d’individus pris dans une sorte de folie collective, une « hypnose émotionnelle » disait-il, qui « ruinait toute aptitude à l’esprit critique ». « Si bien » ajoutait Le Bon, « qu’un philosophe aurait, au sein d’une foule, la même valeur intellectuelle qu’un illettré ». Isolé, un homme peut être « un individu cultivé, en foule c’est un barbare, c’est-à-dire un instinctif. Il a la spontanéité, la violence, la férocité, et aussi les enthousiasmes et les héroïsmes des êtres primitifs ».

C’est la clé de lecture que Le Bon utilisa pour se faire historien. « Il est difficile de comprendre l’histoire, celle des révolutions populaires surtout, quand on ne se rend pas bien compte des instincts profondément conservateurs des foules ». Il s’en prend à « la foule hurlante, grouillante et misérable qui envahit les Tuileries pendant la Révolution de 1848 ». Selon lui, « les grands meneurs de tous les âges, ceux de la Révolution surtout, ont été lamentablement bornés ; et ce sont justement les plus bornés qui ont exercé la plus grande influence ». Car c’est « l’influence grandissante des foules » qui conduit aux « capitulations successives des pouvoirs ».

Le Bon fut félicité par Mussolini pour avoir si bien décrit le comportement barbare des foules. Il paraît qu’Hitler et Staline furent fortement influencés, eux aussi, par cet ouvrage. En France, comme Le Bon excellait dans l’art de cultiver les mondanités, il diffusa largement ses thèses dans les milieux intellectuels et politiques, à la fois en tant qu’éditeur d’une collection prestigieuse chez Flammarion, et grâce à ses fameux « déjeuners du mercredi ». S’y retrouvaient souvent, des philosophes comme Henri Bergson, des officiers comme Philippe Pétain, et d’éminents politiciens comme Raymond Poincaré, Georges Clemenceau, ou Aristide Briand. Cela ne veut pas dire que tout ce beau monde partageait les idées de Le Bon. Néanmoins, sa « psychologie des foules » a permis de légitimer, à l’aide d’arguments pseudo-scientifiques, la méfiance des dirigeants de l’Etat à l’égard des mobilisations populaires.

Les propos tenus par Emmanuel Macron devant les parlementaires de la majorité, le mardi 21 mars, s’inscrivent dans cette tradition là. Il n’est donc pas surprenant que nous soyons de plus en plus nombreux à estimer que notre démocratie est aujourd’hui en danger.

Publicité

La violence symbolique dans le monde universitaire français.

Pour finir cette série de blogs sur »les médias sociaux, le journalisme et la crise des sciences sociales », je voudrais montrer comment s’exerce aujourd’hui la violence symbolique au sein même de la recherche savante. C’est dans ce but que je commencerai par analyser le dernier argument développé par Didier Fassin pour discréditer notre travail dans le compte rendu publié par AOC-MEDIA. Paradoxalement, il nous reproche de ne pas avoir compris que son objectif était de passer d’une « politique identitaire » à une « politique des minorités », alors que son texte donne un exemple flagrant de raisonnement identitaire. Pour expliquer le « mystère » qui nous a rendus « diaboliques », il mobilise des arguments empruntés à la problématique des « représentations », qui peuvent se résumer en un mot: « aveuglement ». Outre l’aveuglement à la couleur et l’aveuglement face à la puissance de ses raisonnements, il a repéré aussi – en ce qui me concerne en tout cas – un aveuglement sur moi-même en raison de mes origines.

Dans l’introduction de l’un de mes livres, j’avais expliqué que j’ai connu dans l’enfance des formes de « mépris de classe », lorsque ma famille vosgienne a émigré en Alsace, dans une petite ville bourgeoise; ce qui a joué un rôle important dans l’orientation ultérieure de mes recherches sur l’histoire de l’immigration. Didier Fassin voit, dans ce passage, ce qu’il appelle « une clé de lecture » qu’il présente ainsi: « Il est remarquable qu’il ne voie pas que ce qui le différenciait plus encore des jeunes d’Afrique du Nord, c’était le regard racisé qui pesait sur ces derniers et la douloureuse histoire coloniale dont ils étaient en train de se libérer. Or, c’est précisément ce genre de point aveugle que mettent en évidence les études qu’il critique ».

Voilà une illustration flagrante de ce que j’appelle « un discours identitaire » qui consiste à expliquer les comportements ou les propos d’une personne par leur origine, en réduisant leur identité à un seul critère pour le retourner contre elle. En lisant ce passage, m’est revenu en mémoire ce qu’écrivait Jacques Bouveresse à propos des « psychologues amateurs » qui s’efforcent de discréditer leurs concurrents en leur reprochant leurs origines. Il estimait que « l’origine, en particulier l’origine sociale, de nos idées, aussi importante qu’elle puisse être, ne prouve en elle-même rien pour ou contre leur valeur objective, qui doit être décidée par des considérations d’une autre sorte. C’est ce qui rend si pitoyables les critiques qui consistent à disqualifier automatiquement une affirmation par ses origines ». (Jacques Bouveresse, Bourdieu, savant et politique, Agone, 2004).

Mais ce qui m’a paru le plus sidérant, pour un anthropologue dont j’avais beaucoup apprécié les recherches empiriques jusqu’ici, c’est que lorsqu’il s’agit de répondre aux critiques d’un collègue, il oublie un principe élémentaire du travail scientifique; à savoir la vérification des sources. Si Didier Fassin avait vraiment pris au sérieux sa « clé de lecture », il aurait poussé ses investigations – sans que cela lui demande beaucoup d’efforts – jusqu’à la postface de mon livre Penser avec penser contre (Belin, 2003) dans laquelle j’ai développé les quelques lignes d’auto-analyse qu’il cite.

A la différence de la plupart de celles et ceux qui sont victimes de la violence symbolique que charrie le discours identitaire, ma position sociale me donne la possibilité d’y répondre, même si la nécessité de me justifier face à ces mises en cause m’est pénible. Contre l’entreprise de stigmatisation de mon « origine sociale » qui m’aurait rendu « aveugle » à la souffrance des « racisés », je suis donc obligé de rappeler ce que j’avais succinctement écrit dans cette postface.

Dans mon enfance, j’ai été confronté à une triple discrimination : celle qui tenait effectivement à mon milieu social (la classe), mais aussi celle qui tenait à la maltraitance d’un père alcoolique et violent (le genre), et celle qui tenait à ma couleur de peau (la « race »). En raison d’une origine incertaine d’une partie de mes ancêtres, mon faciès de « basané » n’était pas conforme à la norme physique qui dominait dans la communauté alsacienne, ce qui explique que le mépris social s’exprimait aussi par des insultes me présentant comme « l’Arabe de service », le « fellagah » (cela se passait pendant la guerre d’Algérie). Didier Eribon a évoqué, dans son autobiographie (Retour à Reims, Fayard, 2009), qu’il avait subi dans l’enfance des insultes « racistes » du même type, preuve que mon expérience n’avait rien d’exceptionnel. Mais elle a été décisive dans mon engagement contre le racisme dès le début de mes études supérieures, puis dans mon militantisme « postcolonial » en République populaire du Congo, puis dans la publication de mon premier livre où j’ai convaincu l’éditeur (François Maspero) de faire une large place au témoignage de Benaceur Azzaoui – militant CGT d’origine marocaine – pour qu’il évoque lui-même les discriminations qu’il subissait dans ce syndicat (Vivre et lutter à Longwy, Maspero, 1980).

Les humiliations subies dans l’enfance ont été déterminantes aussi dans ma lecture passionnée des écrits de Michel Foucault concernant ce qu’il appelait la « subjectivation » (comment les dominants transforment les dominés en « sujets ») et ceux de Pierre Bourdieu concernant la violence symbolique (qui interdit aux dominés de se justifier d’exister comme ils existent). Grâce à eux, et à quelques autres savants, j’ai pu mieux comprendre et mettre à distance ce passé traumatisant. C’est ce qui m’a conduit aussi à définir la fonction civique du chercheur comme un effort visant à fournir aux dominés des outils pour leur permettre de s’engager sur le chemin que j’avais moi-même parcouru pour m’en sortir. Ce qui explique le fil conducteur de mes recherches visant à déconstruire les identités collectives pour retrouver les individus dans leur infinie complexité et mettre en lumière la violence qu’exercent les « porte-parole » et les intellectuels qui pratiquent les assignations identitaires.

Si j’ai insisté longuement sur cet article de Didier Fassin, c’est en raison de la position éminente qu’il occupe dans le milieu académique. Au-delà des insultes que nous avons subies sur les réseaux sociaux, il a contribué, par son texte dans AOC-MEDIA, à alimenter la polémique simpliste concernant l’opposition entre la classe et la « race ». Son raisonnement identitaire a été perçu comme un exemple à suivre par les universitaires qui interviennent dans l’espace public pour défendre les causes qu’ils croient justes. Pour montrer l’impact de cette posture dans notre milieu professionnel, je me limiterai à des exemples qui concernent mon propre centre de recherches à l’EHESS (l’IRIS), dont Didier Fassin a été le directeur pendant longtemps.

Le premier est celui de ma collègue sociologue, Rose-Marie Lagrave. Dans l’article qu’elle a intitulé « Une haine tentaculaire » (publié dans Actes de la recherche en sciences sociales, 2022/3-4), elle écrit: « Car tout l’enjeu est là, en décrédibilisant l’intersectionnalité, S. Beaud et G. Noiriel apportent une pierre au procès mené par N. Heinich et consorts, au nom de la neutralité axiologique, à une sociologie s’intéressant aux structures de domination et à leur reproduction ».

Cette manière de présenter nos critiques de l’intersectionnalité comme des cris de « haine » pour alimenter, à coup de « pierres », des « procès » contre les sociologues de la domination – sans dire un seul mot du contenu du livre – s’inscrit dans le prolongement du langage polémique que Didier Fassin a mobilisé contre nous. Nous avons là une autre illustration flagrante de la dégradation des relations entre universitaires exerçant le même métier. Non seulement, Rose-Marie Lagrave appartient au même centre de recherches que moi, mais nous avons aussi partagé le même bureau à l’EHESS pendant plusieurs années. Dans son autobiographie, elle me présente comme un exemple de « transfuges issus du monde ouvrier urbain (…), porteurs d’un sens politique, dotés d’un capital symbolique et militant, qui rejaillit et valorise ceux qui, bien que socialement déserteurs, en sont issus ». (Rose-Marie Lagrave, Se ressaisir, La Découverte, 2021, p. 13). Si elle avait fait preuve du minimum de considération qui devrait exister dans les relations entre « collègues », elle aurait appris qu’en réalité, je viens d’un village plus petit que le sien. Mes parents ne m’ont pas inscrit – comme cela a été son cas – dans une école privée, ce qui explique que je n’aie pas eu la possibilité d’accéder au lycée, et qu’il m’ait fallu emprunter la voie étroite du CEG, puis de l’école normale d’instituteurs des Vosges, pour m’en sortir. Je m’arrête là car je ne suis pas candidat à la médaille d’or du « transfuge social », compétition en vogue par les temps qui courent.

Mais à l’instar de Didier Fassin, quand il s’agit de discréditer un collègue, il n’est pas nécessaire de respecter les principes élémentaires de la recherche en sciences sociales. On peut d’ailleurs s’étonner que le comité de rédaction d’Actes de la Recherche en Sciences sociales ait laissé passé ces propos insultants à notre égard. Pour montrer ce qui a changé dans le monde des sciences sociales, je rappellerai ce que Pierre Bourdieu, le fondateur de cette revue – qui a été si importante dans les sciences sociales françaises du dernier quart de siècle – écrivait à propos des échanges entre universitaires. Lors d’une discussion qu’il avait eue sur ce point avec l’historien Roger Chartier, lui aussi professeur au Collège de France, Bourdieu avait précisé que les désaccords entre chercheurs étaient un moyen essentiel pour faire progresser les connaissances, mais il ajoutait: « à condition que cette lutte soit soumise à des règles minimales de dialogues réglés. Autrement dit, à condition que tous les coups ne soient pas permis. Par exemple, à condition qu’on ne puisse pas liquider un argument scientifique par un argument politique. On ne peut pas tuer un théorème en disant qu’il est de droite ; or, on peut tuer une théorie sociologique ou historique en disant : elle est de droite. » (Pierre Bourdieu et Roger Chartier, « Illusions et connaissance », reproduit dans Le sociologue et l’historien, Agone, 2010, p.47.).

Un exemple, encore plus caricatural, de ces dérives est donné dans le texte publié par Isabelle Clair, directrice de recherches au CNRS, autre membre de l’IRIS, paru récemment dans la revue Sociologie (n°3, volume 13, 2022) et intitulé : « Nos objets et nous-mêmes : connaissance biographique et réflexivité méthodologique ». Voilà ce qu’elle écrit à la fin de son article : « C’est ainsi que diverses prénotions, méconnues comme telles, sont institutionnalisées au rang de connaissances et sont d’autant plus difficiles à défaire. Par exemple, la revendication du monopole explicatif de la classe contre les théories intersectionnelles dans certains secteurs de la sociologie française contemporaine (i.e. Mauger, 2013 ; Beaud & Noiriel, 2021) est particulièrement portée par des hommes – blancs, hétérosexuels, etc. – qui perçoivent bien, mais sans parvenir à le thématiser tant l’épistémologie du point de vue situé – qu’ils ne lisent pas – leur fait horreur, que la critique à laquelle ils font face ne remet pas seulement en cause les résultats de leur recherche mais les raisons biographiques pour lesquelles ils défendent leurs propres angles morts – et les intérêts d’hommes d’autres groupes sociaux que les leurs. Ils découvrent, dans l’interpellation formulée à l’encontre de leurs options théoriques, une remise en cause qui ne concerne pas seulement leur travail mais leur identité sociale ».

Ce verbiage pseudo-théorique, publié dans une rubrique intitulée « théories et méthodes » (!) illustre fort bien ce que Pierre Bourdieu appelait : « une épistémologie réduite à un discours juridique sur la science des autres ». On y retrouve les procédés polémiques qui tendent à devenir la norme dans le petit milieu de la sociologie critique. Cette personne nous raconte une histoire dans laquelle des individus ignorants et arc-boutés sur leurs privilèges de « mâles blancs hétérosexuels » rejettent avec « horreur » les critiques de celles qui combattent courageusement – car « elles sont difficiles à défaire » – les « prénotions méconnues comme telles ». On a là un autre exemple de retraduction dans un langage polémique (présenté comme « épistémologique ») des analyses issues de nos recherches, que cette chercheuse du CNRS n’a apparemment jamais lues. Ni Gérard Mauger, ni Stéphane Beaud, ni moi n’avons jamais « revendiqué » « le monopole explicatif de la classe contre les théories intersectionnelles ». On aimerait savoir à quels écrits précis elle fait allusion en parlant des « interpellations théoriques » qui remettraient en cause notre travail et « notre identité sociale ». Il est regrettable que cette donneuse de leçons n’ait pas poussé son « épistémologie critique » jusqu’à s’interroger sur sa propre position dans les relations de pouvoir du monde académique. C’est d’ailleurs ce qu’on l’inviterait à faire, sans tarder.

Le plus inquiétant, pour ceux qui se préoccupent de l’avenir des sciences sociales, concerne le procès d’intention qui nous est fait et qui rappelle, par bien des aspects, les méthodes staliniennes du passé, sauf que ce n’est plus la classe sociale des adversaires qui est stigmatisée, mais leur sexe, leur couleur de peau et même leur orientation sexuelle. Le fait que des collègues femmes puissent reprendre à leur compte les procédés polémiques qui étaient autrefois une spécialité masculine devrait interroger le mouvement féministe, sauf à considérér que le fait d’être une femme immunise contre l’exercice de la violence symbolique.

Qu’on puisse procéder à une analyse multivariée pour établir un lien entre les caractéristiques sociales (au sens large) d’un chercheur et l’orientation de ses objets d’étude – comme l’avait fait Bourdieu dans un livre extrêmement fouillé (Homo academicus, Minuit, 1984) – est tout à fait légitime en sciences sociales. On peut également comprendre que les nouvelles générations d’universitaires aient l’ambition de développer de nouveaux domaines de recherches, de proposer de nouvelles méthodes, etc. Mais cela ne devrait pas les conduire à franchir la ligne rouge qui sépare l’analyse sociologique et les assignations identitaires qui fonctionnent comme des insultes pour discréditer le travail des autres. Le fait que nous soyons des hommes est inscrit dans notre état civil. Mais qu’est-ce qui peut permettre à Isabelle Clair de nous étiqueter comme des « blancs » et qu’est ce qu’elle connaît de notre orientation sexuelle? A-t-elle procédé à une enquête pour justifier ces affirmations? Si c’est le cas, nous aimerions savoir comment elle l’a menée.

Preuve qu’il ne s’agit pas là de quelques cas isolés, le comité de rédaction de la revue Sociologie a laissé passer sans coup férir ces propos insultants. Et lorsque nous nous sommes adressés aux membres de l’EHESS qui dirigent aujourd’hui l’IRIS pour les alerter sur le caractère inadmissible des mises en cause identitaires d’Isabelle Clair, ils nous ont répondu par mail en affirmant qu’ils soutenaient « pleinement et entièrement » leur collègue car ses propos s’inscrivaient dans « la tradition sociologique » et qu’ils étaient « conformes à la démarche sociologique » (sic!).

Conclusion

Au-delà des écrits individuels, on constate donc qu’aujourd’hui, celles et ceux qui dirigent les institutions des sciences sociales considèrent que la « tradition sociologique » et « la démarche scientifique » justifient qu’on puisse invoquer la couleur de peau et l’orientation sexuelle des membres d’un même centre de recherches pour discréditer leur travail.

Dans la revue qu’a fondée Pierre Bourdieu et dans les lieux où il a enseigné (l’EHESS et le Collège de France), on peut aujourd’hui se prétendre savant tout en multipliant des assignations identitaires qui ne reposent sur aucune preuve. Dans son texte sur la télévision, que j’ai cité dans un blog précédent, Pierre Bourdieu affirmait pourtant que l’éthique de la discussion était une spécificité du champ scientifique, comparé au champ journalistique, car ajoutait-il « On ne trouve pas dans l’univers journalistique, l’équivalent de ce qui s’observe dans l’univers scientifique, par exemple, cette sorte de justice immanente qui fait que celui qui transgresse certains interdits se brûle ou au contraire que celui qui se conforme aux règles du jeu s’attire l’estime de ses pairs ».

Je pense que le triomphe de la communication numérique a rendu quasiment obsolète cette manière de défendre l’autonomie de la science. Et cela contribue à marginaliser de plus en plus nos disciplines dans l’espace public. Ce sont des mises en cause comparables à celle d’Isabelle Clair qui ont miné le conseil scientifique de la DILCRAH, ce qui a abouti, tout récemment, à sa liquidation par le gouvernement.

Certes, ce genre de problèmes s’était posé dans le passé. On a vu que, dans les années qui ont suivi mai 68, les philosophes marxistes avaient déjà mobilisé le langage polémique contre leurs adversaires en dénonçant leur origine de classe. Mais aujourd’hui, la sociologie s’est substituée à la philosophie, la classe sociale a cédé sa place au genre ou à la « race », et les femmes jouent désormais un rôle très actif dans ce type de guerre .

Etant donné que les dénonciations inspirées du marxisme ont été rapidement marginalisées dans le champ universitaire, on pourrait penser qu’il en ira de même pour celles qui se mènent aujourd’hui au nom du féminisme, de l’antiracisme ou de la transidentité.. Mais je suis convaincu que c’est une vision trop optimiste de ce qui nous attend. La différence majeure avec les philosophes marxistes des années 60-70 c’est qu’ils mettaient en cause les origines sociales de leurs adversaires, alors qu’ils étaient eux-mêmes, le plus souvent, issus de la bourgeoisie. Cela les plaçait dans une contradiction que Jean-Paul Sartre a théorisée dans les analyses où il présente l’intellectuel révolutionnaire comme « un traître à sa propre classe ». Cette problématique de la trahison a eu au moins le mérite d’alimenter une dialectique (lutte des contraires) anti-identitaire. L’une des principales caractéristiques commune aux grands intellectuels de cette époque – depuis Franz Fanon et Jean-Paul Sartre jusqu’à Gilles Deleuze, en passant par Michel Foucault, Jacques Derrida ou Pierre Bourdieu – tenait (au-delà de tout ce qui les opposait) dans un effort intellectuel visant à déconstruire les identités collectives. La tendance dominante dans la génération des intellectuels critiques qui les ont remplacés vise au contraire à conforter ces logiques identitaires (même quand elles se nomment « transidentitaires »), souvent pour disqualifier leurs concurrents.

Comparées aux polémiques inspirées du marxisme, ces nouvelles formes de discrédit ont beaucoup plus de chances de se pérenniser car elles échappent à la contradiction sartrienne. Si vous êtes une femme et que vous défendez la cause des femmes, la question de la « trahison » ne se pose pas. Idem, si vous êtes noir et qui vous défendez la cause des Noirs. La domination symbolique exercée par les porte-parole peut donc se perpétuer sans risque, sauf à soulever le voile sur l’appartenance de classe, entreprise iconoclaste qui suffit, on l’a vu, à provoquer les levées de boucliers. J’ajoute que les philosophes marxistes défendaient des thèses révolutionnaires qui ne pouvaient pas être applaudies par les médias que contrôlent les milliardaires. En revanche, comme on l’a vu, la classe dominante a rapidement intégré dans sa stratégie la rhétorique moralisatrice sur la cause des femmes et de l’antiracisme. Ce qui explique que l’enjeu majeur auquel les chercheurs en sciences sociales sont confrontés aujourd’hui ne réside pas dans la défense de ces causes (ce qu’ils peuvent faire évidemment en tant que citoyens), mais dans la manière de les problématiser.

Etant donné qu’on va exiger désormais des nouveaux docteurs, qu’ils jurent de respecter « les principes de l’intégrité scientifique » et de la « réflexivité éthique », nous demandons que les responsables de notre communauté scientifique se prononcent publiquement sur ce que signifient ces beaux principes. Nous voulons qu’ils disent s’il est scientifiquement légitime qu’on puisse rejeter les critiques faites par des chercheurs à un ouvrage en les qualifiant de « réactionnaires », en mettant en cause leur compétence, leur origine, leur couleur de peau et leur orientation sexuelle.

Dans un précédent blog, j’ai cité la remarque de Ludwig Wittgenstein disant que « ce n’est pas la raison qui est fondamentale, mais l’instinct et la volonté » (cité par Jacques Bouveresse, Le philosophe et le réel, Hachette, 1998, p. 19). Cela vaut aussi, malheureusement, pour le monde universitaire. L’analyse que j’ai développée ici confirme, s’il en était besoin, qu’on ne peut jamais convaincre à l’aide d’arguments rationnels celles et ceux qui ne veulent pas, ou n’ont pas intérêt à, être convaincus. Mais plutôt que de parler en terme « d’instinct », je dirais que ce sont les expériences vécues (principalement dans l’enfance) qui peuvent expliquer que quelques rares intellectuels soient sensibles à la violence symbolique que peut véhiculer le discours public alors que la plupart des autres ne voient même pas où est le problème.

Je ne me fais donc guère d’illusion sur l’écho que rencontrera cette revendication au sein des instances qui nous dirigent. Il me reste malgré tout l’espoir que celles et ceux qui ne peuvent pas faire autrement que de résister aux formes de domination et d’humiliations qu’ils subissent puissent trouver une utilité dans ce que j’ai écrit. C’est cet espoir que Pierre Bourdieu avait formulé dans les dernières phrases de son auto-analyse: « Et rien ne me rendrait plus heureux que d’avoir réussi à faire que certains de mes lecteurs ou lectrices reconnaissent leurs expériences, leurs difficultés, leurs interrogations, leurs souffrances etc, dans les miennes et qu’ils tirent de cette identification réaliste, qui est tout à fait à l’opposé d’une projection exaltée, des moyens de faire et de vivre un tout petit peu mieux ce qu’ils vivent et font ». (Pierre Bourdieu, Esquisse pour une socio-analyse, Raisons d’agir, 2004, p. 142).

3. Le savant, le polémiste et le « racisme de l’intelligence ».

J’ai centré le troisième volet de mes blogs concernant « les médias sociaux, le journalisme et la crise des sciences sociales » sur la virulente campagne médiatique, alimentée par les réseaux sociaux et relayée par un certain nombre d’universitaires, dont notre livre Race et sciences sociales a fait l’objet. Cette polémique est une nouvelle preuve, à mes yeux, que dans un espace public dominé par les médias sociaux, le fait même de défendre l’idéal des grands intellectuels de l’époque précédente est devenu obsolète, incompréhensible même.

Etant donné que, dans la conclusion de l’ouvrage, nous avons insisté sur le rôle que joue la racialisation du discours public dans l’affaiblissement des luttes collectives, c’est surtout ce point qui a mis le feu aux poudres. Parmi celles et ceux qui se sont lancés dans cette campagne de dénigrement, beaucoup font partie de la nouvelle génération des intellectuels intermédiaires issus de l’immigration post-coloniale. Une analyse sérieuse de leurs arguments aurait exigé une étude sociologique approfondie, qu’il ne m’était pas possible de développer dans ce blog.

J’ai donc préféré me concentrer sur les réactions que cet ouvrage a suscitées dans le monde académique en privilégiant la critique que Didier Fassin a publiée dans la revue en ligne AOC-MEDIA (23/02/2021). J’ai choisi cet exemple pour deux raisons. La première tient au fait que Didier Fassin, professeur à Princeton et aujourd’hui au Collège de France, a une très grande légitimité dans le champ universitaire, ce qui donne beaucoup de poids à ses écrits. Sa critique, publiée un mois après la sortie de notre livre, a fortement orienté sa réception dans notre milieu, comme on le verra. La seconde raison tient au fait que Didier Fassin occupe aujourd’hui une position d’intellectuel critique comparable à celle de Michel Foucault (dont il se réclame souvent) dans les années 1970-80. Pour mieux comprendre ce que notre nouvel espace public a changé dans le débat entre universitaires, j’ai donc choisi de comparer la manière dont Foucault concevait la discussion savante avec celle que Didier Fassin a mise en oeuvre dans son compte rendu de notre livre.

Dans mon avant-dernier blog, j’ai rappelé l’importance qu’avait eue l’article de Foucault, intitulé « Polémique, politique et problématisations » dans l’éthique professionnelle à laquelle je suis resté fidèle jusqu’aujourd’hui. Dans ce texte, Foucault insistait sur l’autonomie de la réflexion savante en disant: « Je n’ai jamais cherché à analyser quoi que ce soit du point de vue de la politique ; mais toujours à interroger la politique sur ce qu’elle avait à dire des problèmes auxquels elle était confrontée ». C’est ce principe d’autonomie qu’il invoquait pour distinguer le polémiste et le savant. Pour ce dernier, précisait-il, « Questions et réponses relèvent d’un jeu – d’un jeu à la fois plaisant et difficile – où chacun des deux partenaires s’applique à n’user que des droits qui lui sont donnés par l’autre, et par la forme acceptée du dialogue ».

Les critiques que nous avons développées dans notre livre s’inscrivaient dans cette perspective du « jeu plaisant et difficile » entre des partenaires qui n’outrepassent pas les « droits qui lui sont donnés par l’autre ». Voilà pourquoi nous avions tenu à mentionner à la fois nos points d’accord et de désaccord avec Didier Fassin. Malheureusement, et c’est un signe des temps, cette discussion critique a été reçue comme une sorte de mise en cause « personnelle » de l’éminent Professeur. Circonstance aggravante, le fait que Didier Fassin ait longtemps dirigé le centre de recherche dont je fais encore partie (l’IRIS) a été perçu comme une forme de « trahison ».

Pour tenter d’éviter ce type d’interprétations, il aurait sans doute fallu que j’insiste davantage sur les relations cordiales que j’ai entretenues avec Didier Fassin lorsqu’il dirigeait l’Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux Sociaux (IRIS) à l’EHESS. Sa capacité à assumer des responsabilités administratives et scientifiques très prenantes tout en poursuivant des recherches internationalement reconnues a toujours fait mon admiration, étant donné mon profil d’enseignant-chercheur plutôt solitaire, ayant fui comme la peste toutes les formes de pouvoir.

Mais tout cela n’avait aucun rapport direct avec les sujets abordés dans la dizaine de pages qui concernent, dans notre livre, les analyses de Didier Fassin sur la question raciale. Ceci d’autant moins que ma divergence fondamentale avec lui ne porte pas sur cette question, mais sur la façon de concevoir les rapports entre le savant et le politique.

La nécessité de renforcer l’autonomie de la réflexion savante face aux polémiques médiatiques sur le racisme, plusieurs fois rappelée dans notre ouvrage, est d’emblée écartée d’un revers de main par Didier Fassin dans son compte rendu. Il considère que la parution de quelques extraits du livre dans le Monde Diplomatique est la preuve que nous-mêmes nous ne respectons pas la séparation du savant et du politique. La contradiction est d’autant plus flagrante à ses yeux que la publication de ces « bonnes feuilles » a « permis une spectaculaire réception, plus médiatique que scientifique » de notre ouvrage. « La chose n’est pas sans ironie », ajoute Didier Fassin en parlant de nous, « tant ils ne cessent de répéter, invoquant Durkheim, Weber et Bourdieu, dont on peut pourtant dire qu’ils ont été meilleurs à énoncer la séparation du savant et du politique qu’à la respecter eux-mêmes, qu’ils veulent défendre l’idée d’une « science de la société se tenant à distance des enjeux politiques et des polémiques médiatiques ». Loin de cet idéal, mais sans surprise, c’est dans les cercles déjà très investis dans le dénigrement de ce qu’on y nomme « politiques identitaires » que les approbations de leur prise de position se font le plus chaleureuses et unanimes ».

La confusion du savant et du politique conduit Didier Fassin à ignorer qu’il existe une différence radicale entre la production du savoir scientifique et sa réception. Que nos recherches puissent avoir des effets publics, qu’elles soient utilisées par les uns ou par les autres à l’appui des causes qu’ils défendent, relève de l’évidence. C’est malheureusement l’un des problèmes majeurs auxquels sont exposés les chercheurs en sciences sociales. Il est vrai que les intellectuels qui ont plaidé pour défendre l’autonomie de la science, comme Emile Durkheim, Marc Bloch, Michel Foucault, Pierre Bourdieu, Jacques Bouveresse et bien d’autres n’ont pas toujours respecté cet idéal, mais au lieu d’en tirer argument pour l’invalider, un intellectuel responsable devrait s’interroger sur les raisons qui expliquent ces contradictions.

Prendre au sérieux cette revendication d »autonomie de la science a au moins pour avantage que cela permet de ne pas confondre la polémique et la discussion savante, comme le fait constamment Didier Fassin dans sa critique de notre livre. Dans le texte mentionné plus haut, Michel Foucault avait clairement montré ce qui caractérisait le polémiste. Ce dernier, écrivait-il, « s’avance bardé de privilèges qu’il détient d’avance et que jamais il n’accepte de remettre en question. Il possède, par principe, les droits qui l’autorisent à la guerre et qui font de cette lutte une entreprise juste. Il n’a pas en face de lui un partenaire dans la recherche de la vérité, mais un adversaire, un ennemi qui a tort, qui est nuisible et dont l’existence même constitue une menace ».

On retrouve dans le texte publié dans AOC-MEDIA par Didier Fassin la combinaison des trois modèles que Foucault avait distingués pour caractériser le discours polémique : le modèle politique, le modèle judiciaire et le modèle religieux.

1. Le modèle politique.

Le registre polémique qui occupe le plus de place dans l’article de Didier Fassin relève du modèle politique. Il apparaît d’emblée dans le titre de son article, « Un vent de réaction souffle sur la vie intellectuelle ». Les droits qui l’autorisent « à nous faire la guerre » et « qui font de sa lutte une entreprise juste » sont justifiés par la combinaison des deux formes de discrédit que Jacques Bouveresse avait déjà pointées chez les philosophes althussériens quand il disait que leur philosophie « fonctionnait sur le mode terroriste de l’évidence qui ne se discute pas, sauf si l’on est un idiot ou un réactionnaire ». (cf « Persistance de Pierre Bourdieu (IV). Dialogue avec Jacques Bouveresse sur la « grippe intellectuelle française » »; réédité dans l’Ordre médiatique, Agone, 3 octobre 2021).

Réactionnaires

Pour introduire la charge visant à nous présenter comme des « réactionnaires », Didier Fassin commence son propos par des considérations générales, qu’il appelle « le contexte ». Il s’agit là du procédé classique dans ce genre de polémiques, que les sociologues appellent la « montée en généralité ». Le fait d’avoir osé critiquer Didier Fassin pose un problème politique très grave, qui concerne tous les citoyens de ce pays et dont l’importance est soulignée par le titre de l’article. La thèse du « vent réactionnaire » est illustrée par des exemples puisés dans la rhétorique des intellectuels de droite, d’extrême-droite et d’une partie de la gauche, concernant le « wokisme », « la pensée décoloniale », les « islamo-gauchistes » (insulte que j’ai moi-même subie), la vision caricaturale des Etats-Unis, etc. Ce que les lecteurs d’AOC-MEDIA ne sauront pas, sauf s’ils lisent notre livre, c’est que nous consacrons tout un chapitre pour critiquer ces discours conservateurs en montrant que, contrairement à ce que dit Didier Fassin, ils ne sont pas apparus il y une vingtaine d’années mais dès les années 1980.

Cette montée en généralité que Fassin appelle « le contexte » est la première étape dans la rhétorique visant à faire croire aux lecteurs que nous aurions rejoint le camp ennemi, celui des réactionnaires qu’il faut combattre pied à pied. Le lien explicite établi entre le préambule concernant « le vent de réaction soufflant sur la vie intellectuelle française » et les arguments de notre livre apparaît dans le passage où Didier Fassin souligne, en parlant de Stéphane Beaud et de moi, « la similarité de la cible de leur charge avec celle des attaques menées depuis plusieurs mois par des membres du gouvernement ». Les preuves de cette complicité objective consistent dans des morceaux de phrases mis entre guillemets, des découpages de citations détachées de leur contexte et sans nom d’auteur, afin de créer un effet d’accumulation et amalgamer des arguments différents, voire parfois même contradictoires.

Pour donner un exemple précis de ce type de procédé polémique, je prendrai le passage concernant « le filon du genre ». Le 11 juin 2020, le président de la République a critiqué « l’ethnicisation de la question sociale », dans laquelle « le monde universitaire » aurait vu « un bon filon », au risque d’un « débouché sécessionniste » qui « revient à casser la République en deux ». Didier Fassin rapproche ces propos de l’expression « filon du genre » qui apparaît dans une page de notre livre (p. 239). Le fait que ce terme soit « le même que celui utilisé par le chef de l’État » est pour Didier Fassin la preuve irréfutable de ce qu’il nomme « une alliance objective entre gens de pouvoir et gens de savoir ».

Sauf qu’en reprenant à son compte les procédés que Michel Foucault reprochait aux polémistes de son temps – consistant notamment à isoler quelques mots d’une phrase séparée de son contexte – Didier Fassin nous fait dire le contraire de ce que nous avons écrit. Ce passage renvoie en effet au problème que j’évoquais dans mon précédent mail concernant la « commercialisation des bonnes causes ». Il vise explicitement le « business model » que Pascal Blanchard et ses amis ont développé en multipliant les ouvrages richement illustrés sur des thèmes en rapport avec l’histoire coloniale. L’expression « filon du genre » renvoie au livre Sexe, race et colonie (La Découverte, 2018) dans lequel sont exhibés des corps de femmes africaines sous prétexte de dénoncer l’oppression coloniale. Le « filon du genre » a été pointé par des féministes d’origine africaine déplorant l’usage commercial des photos de leurs mères et de leurs grand-mères (cf le texte collectif paru sur le site « Cases rebelles »). Etant donné que Didier Fassin fait « l’éloge de la complexité » dans son article, on aurait aimé qu’il la mette en oeuvre en nous expliquant qui, dans cette affaire, est « progressiste » et qui est « réactionnaire ».

On aurait aussi apprécié que, dans son texte, le mot « réactionnaire » serve à qualifier des pratiques, des activités, des engagements militants et pas simplement des discours. Ce qui aurait permis de clarifier ce qu’il faut entendre par « l’alliance objective entre gens de pouvoir et gens de savoir ». Ni Stéphane Beaud ni moi n’avons rejoint les cercles du pouvoir macronien, à la différence de ceux que Didier Fassin considérait dans le livre De la question sociale à la question raciale ? comme des « gens de savoir », mobilisés contre les « réactionnaires » parce qu’ils se présentaient comme les porte-parole de la cause des Noirs de France (Pap Ndiaye) ou parce qu’ils critiquaient la « fracture coloniale » (Pascal Blanchard). Le premier a été nommé par Emmanuel Macron ministre de l’Education nationale et le second a été chargé par le même président d’une mission officielle pour changer le nom de nos rues. On comprend que ces « gens de savoir » n’aient jamais vu l’intérêt d’une réflexion sur l’autonomie de la science!

A l’heure des médias sociaux, pour qu’une polémique mobilisant la rhétorique guerrière soit vraiment efficace, il faut absolument qu’elle condamne l’ennemi au nom des valeurs morales que défendent, au péril de leur plume, les vrais progressistes. Didier Fassin utilise cette arme contre nous en détectant ce qu’il appelle « un signe troublant ». Selon lui, notre livre « se termine par une critique du plus important mouvement social des dix dernières années aux États-Unis, Black Lives Matter, né de la dénonciation des homicides d’Afro-américains par la police, que nos collègues réduisent ici une forme de nationalisme noir qui empêcherait l’émancipation des groupes dominés. Adopter cette lecture racialiste d’une mobilisation démocratique qui a inclus des personnes de toutes les couleurs et de tous les milieux sociaux, c’est négliger le rôle décisif que cette dernière a joué dans les élections présidentielles et législatives de 2020 en luttant contre les efforts pour empêcher les Noirs de voter ».

Là encore, ce qui me paraît très « troublant » dans les propos de Didier Fassin, c’est la manière dont il retraduit dans son langage guerrier le passage du livre où nous évoquons le mouvement Black Lives Matter. Une fois de plus, la fureur du polémiste l’emporte sur la lucidité de l’analyste. Ce que Didier Fassin oublie de préciser, et pour cause, c’est qu’il s’agit ici d’une citation empruntée à l’un des plus grands spécialistes de philosophie politique aux Etats-Unis – spécialiste que Didier Fassin connaît bien puisqu’il s’agit de Michael Walzer qui a été son collègue à l’Institute for Advanced Study (collègue que j’ai moi-même cotoyé l’année de mon passage dans cet institut).

Michael Walzer évoque en effet le mouvement Black Lives Matter pour revenir sur une histoire qu’il a beaucoup étudiée, mais qu’il a aussi vécue en tant que militant antiraciste depuis plus d’un demi-siècle. C’est lui qui utilise l’expression de « nationalisme noir » pour expliquer les raisons de l’échec du mouvement antiraciste afro-américain, A ses yeux, si le racisme reste un problème central aux Etats-Unis, c’est parce que les « politiques de l’identité » ont pris le dessus dans la vie publique américaine conduisant au développement des mouvements séparés : les Noirs, les Hispaniques, les femmes, les gays, etc. Déplorant l’absence de solidarité entre ces différentes formes de lutte pour la reconnaissance, il estime que cela pose la question essentielle des alliances politiques à nouer dans le camp des forces progressistes. Si nous avons cité ce passage, ce n’est pas pour nous mêler de la vie politique américaine, mais pour informer les lecteurs de la diversité des points de vue qui existent aujourd’hui dans ce pays sur la « question raciale ». Toutefois, sur le plan méthodologique nous pensons, comme Michael Walzer, qu’il n’existe pas de cause sacrée qui devrait être mise à l’abri de la discussion scientifique. Cela n’empêche pas, bien évidemment, qu’on puisse en tant que citoyens, soutenir une lutte sociale (j’ai moi-même souvent pratiqué ce double jeu en ce qui concerne le mouvement ouvrier).

Pour conclure sur les efforts qu’a déployés Didier Fassin dans son article afin de convaincre les lecteurs que notre livre alimentait « le vent de réaction qui souffle sur la France », je signalerai aussi le rôle central qu’occupe dans son texte le vocabulaire de la guerre, illustré par la fréquence des mots qui présentent nos critiques comme des « charges », des « attaques », de la « disqualification », du « dénigrement ».

Les idiots du village

Didier Fassin ayant « démontré » que nous sommes devenus des réactionnaires, il peut s’employer ensuite à nous présenter comme des idiots. Sauf que dans le langage euphémisé des grands intellectuels, ce n’est pas ce terme qu’on emploie car il existe une grande panoplie d’autres mots qui convergent généralement pour dénoncer l’incompétence des adversaires.

Cette forme de discrédit apparaît surtout dans le passage où Didier Fassin s’efforce de réfuter nos critiques du livre De la question sociale à la question raciale? qu’il a dirigé avec Eric Fassin. Nous aurions commis un « contresens regrettable » parce que nous n’aurions pas compris que, dans leur introduction, les deux directeurs de cet ouvrage collectif « proposaient un renversement qui (nous) a échappé et qui est pourtant crucial ». Partis pour montrer que la « question sociale » était une « question raciale », les émeutes de 2005 les ont convaincus tous les deux que « la question sociale était aussi une question raciale ». L’autre argument que développe Didier Fassin pour souligner notre incompétence, c’est de ne pas avoir compris que, dans leur conclusion, les deux directeurs de la publication avaient déployé « la double dimension de l’injustice », à savoir « l’inégalité sociale et la domination culturelle ». Cette double dimension impliquant, selon eux, une double politique de redistribution et de reconnaissance. Et Didier Fassin ajoute: « il s’agissait, insistions-nous, de passer de la politique identitaire à la politique minoritaire ».

Au lieu de répondre précisément à nos critiques, Didier Fassin a préféré, une fois de plus, se placer sur le terrain polémique de l’intellectuel, « bardé de privilèges qu’il détient d’avance et que jamais il n’accepte de remettre en question » comme disait Foucault.. Plutôt que de poursuivre éternellement le petit jeu visant à dénoncer les incompétences de l’autre, je dirai que mes divergences avec Didier et Eric Fassin s’expliquent par des approches des questions du racisme et des discriminations, qui peuvent se recouper sur certains points, mais qui sont radicalement différentes. Toute leur analyse repose sur la problématique des « représentations », comme le montre le sous-titre du livre collectif qu’ils ont dirigé (« Représenter la société française »); et aussi leurs propos sur les « minorités visibles », sur le « color blindness », etc. Alors que mes travaux sur ces questions mettent en oeuvre la problématique de la violence symbolique développée par Pierre Bourdieu.

Sans revenir sur ce que j’ai écrit à ce sujet dans mes blogs récents, je rappelle que Bourdieu définissait « les rapports de domination (comme) des rapports symboliques qui passent par la langue » ( Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire, Fayard, 1982). Voilà pourquoi, comme disait aussi Jacques Bouveresse, « l’inégalité dans les conditions d’accès au langage est un des facteurs de discrimination essentiels entre ceux qui subissent et ceux qui exercent le pouvoir ». C’est pour attirer l’attention sur cette forme de « discrimination essentielle », le plus souvent occultée par les intellectuels, que Pierre Bourdieu parlait du « racisme de l’intelligence ». Dans sa sociologie, il y a un lien étroit, logique et rigoureux, entre la question de la violence symbolique et celle de l’autonomie de la science. Etant donné que le savant est lui-même pris dans les relations de pouvoir que charie le langage public, il faut nécessairement qu’il s’efforce d’en limiter les effets. D’une part, il doit éviter de se comporter comme un porte-parole, comme un professeur de morale et/ou de politique (attitude typique des intellectuels). D’autre part, il doit mobiliser les instruments que lui offre la science sociale pour entreprendre une analyse critique de son propre milieu.

Si l’on accepte l’idée que les rapports de communication sont aussi des relations de pouvoir, on comprend mieux pourquoi la question de l’autonomie se pose d’une façon beaucoup plus impérieuse pour les sciences sociales – qui utilisent le langage courant – que pour les disciplines plus « techniques », comme la science économique par exemple. Si Bourdieu a pu écrire, dans ses Méditations pascaliennes : « je n’aime pas, en moi, l’intellectuel », c’est parce qu’il était conscient que les intellectuels sont en position dominante en matière de langage, ce qui explique qu’ils soient souvent enclins à alimenter «  »le racisme de l’intelligence ». Il a noté que cette forme de racisme pouvait être « à la racine de nombre de prises de position d’apparence généreuse en matière culturelle et politique ». Voilà pourquoi, il ajoutait: « en un mot, qui sera le mot de la fin, je dirai seulement que nul ne doit être à l’abri de la critique sociologique, même et surtout pas les intellectuels critiques » (Pierre Bourdieu, Propos sur le champ politique, Presses universitaires de Lyon, 2000, p. 107).

Etant donné que Didier Fassin nous reproche également dans son texte de critiquer les théories de « l’intersectionnalité », je m’arrêterai un moment sur cette perspective qui prétend combiner la « race », le genre et la classe. Sans revenir sur l’usage problématique du mot « race », le fait que les partisans de l’intersectionnalité mettent sur le même plan ces trois variables occulte le rôle structurant que joue la classe (au sens socio-économique) dans la domination symbolique car c’est à ce niveau-là que se produit « la discrimination essentielle » qui prive les classes populaires de tout accès au langage public. Cela n’empêche pas, bien sûr, qu’il y ait un lien entre la variable de classe et les variables de genre et de « race ». Etant donné que la grande majorité des individus issus des immigrations post-coloniales (ou autres) sont relégués dans les strates inférieures des milieux populaires, ils sont privés, en raison de leur appartenance de classe, des ressources culturelles qui leur permettraient de parler en leur nom propre.

Ces constats ont une importance essentielle pour comprendre ce que Didier Fassin appelle la « politique minoritaire ». Les « minorités » (je mets le mot entre guillemets parce qu’il faudrait préciser ce qu’on entend par là) sont traversées elles aussi par des clivages de classe. Si bien qu’employer ce terme de « minoritaire » comme un mantra tend à occulter le fait décisif qu’il existe, au sein de ces groupes marginalisés, une petite fraction qui détient le capital scolaire et culturel le plus élevé. Les chercheurs devraient aussi s’intéresser à la forme de domination qu’exercent celles et ceux qui s’érigent en porte-parole des « minorités ». Cela permettrait sans doute de comprendre pourquoi des individus peuvent récuser les étiquetages communautaires et privilégier des affiliations de classe avec les autres composantes des milieux populaires.

Force est de constater que les adeptes de « l’intersectionnalité », tout en répétant constamment qu’ils prennent en compte la classe sociale, occultent systématiquement le rôle central de ce facteur dans les formes de domination symbolique, et la place qu’ils occupent dans ces relations de pouvoir. Par exemple, dans un ouvrage qui s’inscrit dans le sillage des réflexions de Didier Fassin sur « les politiques minoritaires », Sarah Mazouz se demande si « les personnes altérisées, minorisées, objets des discours officiels antiracistes, peuvent-elles également en être les sujets, et désigner elles-mêmes ce qu’elles vivent du racisme ? » (Sarah Mazouz, in Race, Le mot est faible, Anamosa, 2020, p.73.). Comme l’a noté Amel M’harzi, Sarah Mazouz « omet de mentionner cette inégale distribution de la parole au sein même de groupes qu’elle postule comme homogènes, ici « les personnes victimes de racisme » et les « minoritaires ». Pousser ces questionnements jusqu’au bout lui aurait fait apparaître que seuls ceux qui sont détenteurs de capital culturel et de temps libre ont le loisir de s’exprimer sur des plateaux TV et dans des revues sur ces enjeux » ( Amel M’harzi, Se mobiliser à distance: une perspective comparée Figuig -« quartiers populaires » en France, mémoire de Master 2, EHESS, 2022).

2. Le modèle judiciaire

Venons-en maintenant au modèle judiciaire que Michel Foucault avait pointé dans son texte sur les polémistes et que l’on retrouve aussi dans le compte rendu de Didier Fassin sur notre livre, notamment dans les passages où il nous accuse de raisonner comme des « procureurs ».

Nous aurions reproché à Didier et Eric Fassin, les deux directeurs de l’ouvrage collectif De la question sociale à la question raciale?, d’avoir occulté à leur profit le rôle des autres auteurs du livre (auquel Stéphane Beaud et moi avons également contribué). Un tel reproche aurait été, en effet, bassement polémique car Didier Fassin a raison de rappeler que tous les noms des contributeurs sont mentionnés sur la couverture et je peux ajouter que nous étions tous satisfaits de la manière dont les deux maîtres d’oeuvre avaient animé ce projet collectif. Mais s’il avait vraiment lu ce que nous avons écrit à ce sujet, il aurait vu que notre critique portait sur le processus qui conduit d’une recherche collective à son édition en livre, puis à sa réception dans les médias. Un processus qui aboutit à privilégier les « grands noms » au détriment des autres, sans que les « grands noms » en soient eux-mêmes responsables. J’avais déjà abordé ce type de problème pour d’autres cas (comme celui des Lieux de mémoire que beaucoup de journalistes attribuent à Pierre Nora, alors qu’il s’agit d’une oeuvre collective). Voir dans ce genre de réflexion, une charge de « procureur » c’est confondre, une fois de plus, le monde de la science, celui de la justice et de la politique culturelle.

Didier Fassin nous accuse aussi d’avoir joué les « procureurs » en condamnant les travaux des jeunes chercheurs. Ce que j’ai dit plus haut suffit me semble-t-il à montrer que, là encore, Didier Fassin succombe aux facilités de la polémique. Nous disons explicitement dans ce livre que nos critiques ne visent nullement les travaux empiriques de nos collègues car seul un examen au cas par cas peut permettre d’émettre un jugement. Mais on comprend l’intérêt stratégique qu’offre une rhétorique nous présentant comme les « procureurs » des « jeunes chercheurs ». En se faisant le porte-parole de ces derniers, Didier Fassin s’est donné l’assurance de les mobiliser contre nous avec les résultats désastreux sur lesquels je reviendrai plus loin. Faut-il rappeler que Stéphane Beaud et moi avons dirigé de nombreuses thèses de « jeunes chercheurs » qui ont passé des années à travailler sur les problèmes qu’il évoque? Lorsqu’il écrit, dans ce même compte rendu, que « la génération précédente » (dont nous faisons partie Stéphane et moi) n’a pris en compte que « la seule dimension socioéconomique » des inégalités, c’est parce qu’il n’a pas lu, apparemment, le livre de Stéphane Beaud sur la famille Belhoumi (La Découverte, 2018), ni les deux ouvrages que j’ai consacrés à l’histoire du clown Chocolat (Bayard, 2012 et 2016).

3. Le modèle religieux.

Venons-en, pour finir, au modèle religieux évoqué par Foucault. Il est illustré par l’usage répété dans l’article de Didier Fassin, de termes comme « mystère », « étrange », « troublant ». Ce registre lui permet de présenter nos critiques comme une entreprise « diabolique », décrite en ces termes: « Errare humanum est, perseverare diabolicum. Il est difficile de penser que ces deux méprises sur des points si essentiels, clairement présentés en ouverture et à la fin de notre ouvrage, soient le fait du hasard ».

« La polémique n’ouvre pas la possibilité d’une discussion égale ; elle instruit un procès » écrivait Foucault. Dans ce cas précis, il s’agit d’un procès en sorcellerie car si la répétition de nos fautes de compréhension ne relève pas du hasard, c’est qu’elles sont l’œuvre du diable. Pour tenter d’éviter le bûcher, je vais donc m’efforcer d’élucider le mystère.

Je peux comprendre que Didier Fassin ait été surpris que nous ayons rendu publiques nos divergences en revenant sur un projet de recherche auquel nous avons travaillé ensemble il y a une quinzaine d’années. Mais cela n’a rien de « mystérieux ». Comme nous le disons dans le livre, nous nous sommes rendus compte que l’ouvrage De la question sociale à la question raciale? avait été un moment important pour la légitimation des catégories raciales dans le champ scientifique comme dans le champ journalistique. En raison de la forte position institutionnelle et médiatique des directeurs de l’ouvrage, ce livre a joué aussi un grand rôle dans la redéfinition des rapports entre le savant et le politique en rupture avec la tradition sociologique telle qu’elle a été défendue depuis Durkheim jusqu’à Bourdieu.

Quand Didier Fassin écrit que, pendant quinze ans, nous n’avons jamais éprouvé de regrets concernant ce projet, il se trompe. D’une part, il ne s’agit pas de « regrets » mais de divergences, et d’autre part nous avons continué à défendre nos positions dans nos publications ultérieures. Toutefois, il est vrai que nous avons longtemps évité de rendre publiques ce qui nous séparait de Didier Fassin et Eric Fassin, en raison des relations cordiales que nous avions avec eux.

Les raisons pour lesquelles j’ai décidé, pour ma part, de m’engager dans la publication d’un livre où nous avions, Stéphane Beaud et moi, beaucoup plus à perdre qu’à gagner, n’ont rien de « mystérieux ». Elle s’expliquent parce que je suis arrivé à l’âge où les universitaires dressent souvent un bilan de leur carrière. En m’efforçant d’examiner lucidement ce que j’avais réussi et ce que j’avais raté, il m’a semblé qu’en restant silencieux sur les divergences exposées plus haut, j’avais une petite part de responsabilité dans la crise que traversent aujourd’hui les sciences sociales.

Puisque Didier Fassin nous pousse, dans son texte polémique, à dissiper le « mystère », je dirai que mes critiques concernaient surtout les interventions de plus en plus fréquentes d’Eric Fassin dans les médias au nom de la sociologie. La multiplication de ses tribunes dans le Monde et dans Libération, son blog abrité par Médiapart illustrent ce que Jacques Bouveresse appelait le « conformisme de la subversion » et de « la radicalité obligatoire ». Je ne pouvais plus garder le silence sur les discours dénonçant le « racisme d’Etat », le retour du « fascisme historique », la défense des « statistiques ethniques », l’affirmation que la couleur de peau serait une « position sociale » justifiant l’usage de termes comme « blanchité », « racisés », etc. Je ne pouvais plus accepter que la sociologie soit présentée au grand public (et donc aussi aux étudiants) comme une accumulation de discours critiques sur l’actualité, sans appui sur des recherches empiriques.

Dans mon prochain blog, je reviendrai sur le compte rendu de Didier Fassin publié par AOC MEDIA, en m’arrêtant sur l’argument polémique qui m’a le plus heurté, et qui concerne la façon dont il pratique les assignations identitaires pour discréditer ceux qui ne sont pas d’accord avec lui. Je montrerai ensuite que cette forme de violence symbolique, venue d’en haut, a tendance aujourd’hui à se diffuser dans le milieu des sciences sociales, ce qui contribue à aggraver la crise qu’elles traversent.

Les médias sociaux, le journalisme et la crise des sciences sociales.

2. Un livre à brûler?

Je dois reconnaître que je ne m’attendais pas à ce que le livre Race et sciences sociales, co-écrit avec Stéphane Beaud, suscite une polémique d’une telle violence; au point que certains de nos contradicteurs ont été jusqu’à nous accuser de cautionner le racisme. Plutôt que d’alimenter à mon tour cette polémique, j’ai pris le temps d’y réfléchir pour tenter d’en comprendre les raisons profondes. C’est ce qui m’a amené à analyser, dans mon précédent blog, les bouleversements qu’a provoqués l’avènement des médias sociaux.

Mais comme je m’efforce, depuis longtemps, de pratiquer l’auto-analyse, je dois reconnaître également que si notre livre a été mal compris, c’est aussi parce que nous n’avons pas suffisamment situé notre réflexion dans le prolongement de notre itinéraire et de nos recherches antérieures. Avant de revenir en détail, dans mon prochain blog, sur les arguments qui nous ont été opposés, je résumerai les grandes lignes de ma contribution à cet ouvrage, en commençant par rappeler comment elle se situe par rapport à ce que j’ai écrit auparavant sur le sujet.

J’ai commencé à combattre le racisme quand j’étais étudiant à l’université de Nancy II, il y a maintenant 50 ans, en militant au sein de l’UNEF et de l’UEC (Union des étudiants communistes). Dès mon premier livre (Vivre et lutter à Longwy, Maspero, 1980) – un essai politique co-écrit avec mon camarade Benaceur Azzaoui (OS marocain, militant à la CGT) – j’ai abordé de front la question des discriminations que subissaient les militants issus de l’immigration post-coloniale au sein des organisations contrôlées par le parti communiste (dont j’étais toujours membre), ce qui m’a valu d’en être exclu de fait. Cette rupture ne m’a pas empêché de poursuivre mon combat contre le racisme tout en étant solidaire de celles et ceux qui en sont victimes. Entre autres exemples, je rappelle que j’ai présidé pendant plus de dix ans le Comité d’Aide aux Intellectuels Réfugiés (CAIER).

Dans le même temps, mais sans confondre mon engagement de citoyen et mon métier de socio-historien, j’ai multiplié les recherches sur l’immigration et plutôt que de mobiliser mon énergie afin d’accéder à des positions de pouvoir à l’intérieur du monde académique, j’ai préféré agir « par en bas » en m’engageant dans des activités d’éducation populaire visant à combattre les stéréotypes et les préjugés dans les milieux qui ne lisent pas nos livres.

Comme beaucoup d’autres, je suis parti du principe que le racisme s’enracinait dans les représentations négatives que véhiculent ceux qui appartiennent au groupe dominant à l’égard de ceux qui ne sont pas conformes à la norme. Pour étudier ces « représentations » sans me limiter à une analyse de discours, j’ai mobilisé la boîte à outils que nous a léguée Pierre Bourdieu dans ses recherches sur la « violence symbolique ».

Dans l’un de mes précédents blogs, j’ai fait référence au texte de Jacques Bouveresse où il se dit « infiniment reconnaissant » à l’égard de Bourdieu, parce que ce dernier lui a permis de comprendre que « l’inégalité dans les conditions d’accès au langage est un des facteurs de discrimination essentiels entre ceux qui subissent et ceux qui exercent le pouvoir ». Ce genre d’inégalité est une dimension centrale du pouvoir symbolique, ajoutait Bouveresse, car elle aboutit à une « forme de cruauté parfois impitoyable ».

Je suis, moi aussi, infiniment reconnaissant à Pierre Bourdieu parce que ses analyses sur le pouvoir symbolique m’ont fourni des outils pour rompre avec une approche du racisme, largement répandue, mais qui me semblait réductrice. Les notions de « minorité visible » ou de « ligne de couleur » alimentaient des discours focalisés sur les « représentations » qui occultaient la question des inégalités socio-culturelles dans l’accès au langage public. C’est ce qui m’a incité à analyser la question du racisme comme l’une des manifestations les plus cruelles de la domination symbolique.

J’ai pris alors mes distances avec les définitions médiatiques, et même militantes, du racisme pour en appréhender toutes les facettes. Non seulement celle qui est fondée sur la stigmatisation de la couleur de peau, mais aussi celles qui s’en prennent à la religion, au patronyme, et aux autres dimensions des cultures dominées, y compris les cultures populaires. Voilà pourquoi j’ai intégré, dans mes analyses, ce que Bourdieu appelait le « racisme de l’intelligence » qui débouche souvent sur un « racisme de classe ».

J’ai mobilisé ces outils (sans les exhiber dans mes notes de bas de page) tout au long des recherches socio-historiques que j’ai publiées notamment dans le livre intitulé Immigration, antisémitisme et racisme. Discours publics, humiliations privées (Fayard, 2007) et aussi dans l’essai Racisme, la responsabilité des élites. Entretien avec Bertrand Richard (Textuel, 2007 ).

Ce que les médias ont appelé « l’affaire du voile islamique » a été pour moi l’illustration caricaturale de la violence symbolique qu’exercent les intellectuels de gouvernement. Le sentiment d’humiliation ressenti par les femmes montrées du doigt comme des complices du terrorisme parce qu’elles restent fidèles à leur croyance, et l’impossibilité dans laquelle la plupart d’entre elles se trouvent de répondre publiquement pour se justifier d’exister comme musulmane – étaient et sont toujours des illustrations cruelles de cette violence symbolique. De plus, ce discours médiatico-politique va à l’encontre du but poursuivi car comment pourrait-on espérer convaincre des gens que l’on humilie des vertus de la « laïcité »?

En menant ces recherches, j’ai pu constater que Bourdieu et Bouveresse avaient également raison de dire que « le pouvoir symbolique, c’est d’abord d’amener les dominés à voir les choses comme les dominants ont intérêt à les voir ». C’est la voie qu’ont choisie les intellectuels critiques en se plaçant sur le terrain de leurs adversaires pour élaborer un contre-discours identitaire. L’analyse du processus de stigmatisation comme dimension de la violence symbolique a ainsi été réduite à une accumulation de discours critiques, dénonçant la « racialisation » pour réhabiliter les « racisés ». J’ai montré que ces intellectuels critiques – bien qu’ils occupent le pôle dominé au sein de l’espace politico-médiatique – peuvent parfois contribuer à cette violence symbolique en pratiquant des assignations identitaires à l’égard de celles et ceux qui n’en veulent pas, mais qui n’ont pas la possibilité de le dire publiquement. Et les rares qui l’ont fait (j’en donne des exemples dans mes livres) ont prêché dans le désert car leur point de vue n’intéresse ni les intellectuels de gouvernement, ni les intellectuels critiques.

Tout cela m’a amené à la conviction que pour reproblématiser la question du racisme, il fallait analyser sérieusement le rôle que les intellectuels de tous bords jouent dans les différentes formes que prend aujourd’hui la violence symbolique. Condition nécessaire pour comprendre aussi les formes de résistance que peuvent (ou ne peuvent pas) déployer celles et ceux qui en sont victimes.

Dans l’étape suivante de mes travaux, j’ai voulu tester la valeur de cette problématique en menant une étude empirique, c’est-à-dire une recherche de « première main » (comme disent les historiens), fondée sur un gros travail d’archives. J’ai choisi d’étudier un cas extrême de violence symbolique centrée sur la couleur de peau, en consacrant six années de recherche à l’histoire de Rafael, l’esclave afro-cubain qui est devenu en France le « clown Chocolat ». En prenant au sérieux les analyses du sociologue W.E.B. Du Bois sur la « ligne de couleur », j’ai tenté de comprendre comment la couleur de peau pouvait contribuer à formater l’identité d’une personne (au point que cette couleur devienne, dans le cas de « Chocolat », son nom public). Mais j’ai abordé cette étude dans une perspective relationnelle, en prenant en compte tous les éléments qui ont façonné l’identité de ce personnage et en étudiant précisément les liens qu’il avait tissés avec les autres acteurs qu’il a cotoyés dans sa vie. Ce qui m’a permis de mettre en évidence, notamment, les différences dans la perception de la couleur de peau selon les milieux sociaux.

La complexité de cette recherche m’a conduit à la publication de deux ouvrages. Dans le premier (Chocolat clown nègre, Bayard, 2012), j’ai surtout insisté sur le rôle qu’avait joué le monde intellectuel de la Belle Epoque (artistes, savants, journalistes, politiciens…) dans la violence symbolique qu’a subie cet artiste noir. Le second livre est un essai biographique dans lequel j’ai retracé son histoire en prenant en compte toutes les dimensions de son identité. Dans l’introduction méthodologique de cet ouvrage, j’ai expliqué comment les présupposés intellectualistes qui avaient guidé ma première recherche m’avaient empêché de comprendre les formes de résistance que ce clown noir, illettré et qui ne parlait pas le français quand il est arrivé à Paris, avait réussi à mobiliser alors qu’il était privé du langage public légitime. En analysant minutieusement les documents visuels parvenus jusqu’à nous (affiches, photographies, sketches filmés par les frères Lumière), j’ai compris que le clown Chocolat avait inventé une gestuelle clownesque qui avait été sa manière à lui de résister à la violence symbolique dont il était victime.

J’ai montré que grâce à l’invention de ce langage (que le cirque a popularisé ensuite avec le personnage de l’auguste au nez rouge), Rafael avait réussi à échapper aux stéréotypes racistes dans lesquels les élites cultivées voulaient l’enfermer, sans pour autant accepter l’étiquetage racial que les intellectuels noirs venus de Haïti – comme Antonin Firmin l’auteur d’un livre sur l’égalité des races humaines (F. Pichon, 1885) – cherchaient alors à imposer pour défendre la dignité de ce qu’ils appelaient « la race noire ».

J’aurais sûrement dû rappeler ces recherches antérieures pour expliquer pourquoi je me suis associé à Stéphane Beaud pour publier le livre Race et sciences sociales. Je précise toutefois que l’objet de cet ouvrage ne concernait qu’un aspect des problèmes évoqués plus haut. Le sous-titre : « essai sur les usages publics d’une catégorie » avait pour but de souligner le caractère modeste de notre entreprise. Il ne s’agissait pas de produire une somme exhaustive sur toute la littérature concernant la « race » (ce qui aurait exigé plusieurs volumes), mais de s’interroger sur la façon dont les catégories raciales étaient mobilisées par les uns et par les autres dans l’espace public.

Nos recherches empiriques respectives nous ayant amplement convaincus du décalage qui existe entre la façon dont les médias traitent aujourd’hui les questions raciales et la démarche qui caractérise les sciences sociales, l’un des principaux objectifs du livre était de défendre l’autonomie de la réflexion savante sur ce genre de problèmes, en invitant les collègues à prendre leurs distances face aux polémiques politico-médiatiques qui les alimentent.

Les premiers chapitres du livre retracent à grands traits la genèse du concept de « race », les enjeux de luttes qui ont opposé des fractions concurrentes du monde intellectuel sur ce sujet, les conflits qui ont abouti à des redéfinitions successives des mots « race » et « racisme ». J’insiste sur le tournant qu’a été la loi de 1972 relative à la lutte contre le racisme – loi présentée à l’initiative d’un député de droite et votée à l’unanimité. A partir de ce moment-là, en effet, un consensus s’est établi au sein des partis républicains pour condamner le racisme, ce qui a entraîné, dans les décennies suivantes, une recomposition du clivage droite/gauche sur ce sujet. Désormais, ce n’est plus la cause elle-même qui les oppose, mais la façon de l’appréhender.

Les chapitres suivants sont centrés sur cette recomposition. En synthétisant des analyses que j’ai longuement développées dans mes livres, je rappelle comment – dans un contexte marqué par la multiplication des crimes commis par des terroristes se réclamant de l’Islam – les conservateurs ont rétabli leur hégémonie en stigmatisant l’origine et la religion des jeunes Français issus de l’immigration post-coloniale tout en occultant soigneusement tout ce que leurs comportements et attitudes devaient à leur appartenance de classe. J’ai insisté sur le rôle que les intellectuels de gouvernement ont joué dans la légitimation de cette « politique identitaire ». Précision utile et cruciale pour ceux qui n’auraient pas lu ce que j’ai écrit à ce sujet, j’appelle « identitaires » les discours qui mettent en scène dans l’espace public des personnages réduits à une seule dimension de leur identité (leur nationalité, mais de plus en plus souvent des critères qui dans le droit français relèvent de la vie privée: comme la religion, l’origine ethnique, la couleur de peau), en occultant – en tout cas en marginalisant – le critère socio-économique.

J’ai également insisté dans ce livre sur un aspect que j’avais beaucoup étudié dans mes travaux antérieurs concernant la genèse des catégories du discours public, comme « immigré » ou plus récemment « racisé », afin d’interroger le rôle que joue le langage dans cette forme de violence symbolique que constitue le racisme.

Voilà pourquoi le sous-titre de notre livre renvoyait à ce qui fait la spécificité de la science sociale, telle que nous la concevons Stéphane Beaud et moi. Elle consiste à déconstruire les catégories du discours public pour retrouver les individus réels, dans toute leur complexité. Cela ne peut se faire qu’en procédant à des recherches empiriques précises grâce auxquelles on peut dégager les caractéristiques des personnes étudiées et montrer comment elles se combinent entre elles. Loin des polémiques triviales du genre « faut-il privilégier la classe ou la race », notre but était de rappeler ces exigences de nos métiers contre toutes les entreprises de réification.

Cela nous paraissait d’autant plus important qu’il ne se passe pratiquement plus de jour sans que les médias dominants mettent au centre de l’actualité des propos ou des actes considérés comme « racistes ». Nous avons-là un bon exemple de ce que j’appelle dans mes travaux la « fait-diversion » (ou, comme disait Bouveresse, la « journalisation ») du débat public. Etant donné les passions que suscitent ce genre de questions, on comprend que ce soit un sujet idéal pour alimenter les polémiques qui font le profit des plate-formes numériques. Mais comment pourrait-on croire que cette commercialisation des bonnes causes soit réellement subversive?

Dans une dizaine de pages de notre livre, nous avons également mentionné nos désaccords avec les analyses développées par plusieurs collègues avec lesquels nous avions publié l’ouvrage collectif dirigé par Didier Fassin et Eric Fassin, intitulé De la question sociale à la question raciale? Représenter la société française (La Découverte, 2006). Ces collègues présentaient les émeutes qui avaient eu lieu dans les banlieues en 2005 comme un tournant majeur de la vie politique française, en affirmant que cela devait nous conduire à réhabiliter les catégories raciales si l’on voulait vraiment combattre le racisme. Nous ne pouvions pas partager ce genre d’analyses car elles reposaient sur la thèse d’un « retard français » par rapport aux Etats-Unis, concernant l’étude de la « question raciale », retard que ces collègues attribuaient à notre « aveuglement à la couleur » (« color blindness »).

Nos désaccords portaient sur deux points essentiels. Le premier tenait à l’occultation de tout le courant de recherche qui, aux Etats-Unis, critique depuis longtemps le rôle central attribué à la « race » pour expliquer les problèmes sociaux. Dans l’un de mes récents blogs, j’ai présenté l’ouvrage de Karen et Barbara Fields intitulé Racecraft, ou l’esprit de l’inégalité aux États-Unis (Agone, 2021) qui montre la place importante qu’occupe la critique des présupposés racialistes au sein même du monde universitaire issu de la communauté africaine-américaine.

Le second point de divergence concernait les différences historiques dans les modes d’institutionnalisation des critères identitaires en France et aux Etats-Unis. Le fait qu’en France, la « race » ne soit pas une catégorie des nomenclatures administratives et du droit public invalide, à nos yeux, l’idée d’un modèle universel (en l’occurrence celui des Etats-Unis) que les chercheurs du monde entier devraient absolument adopter pour analyser les questions concernant les discriminations, le racisme, etc.

C’est dans le même esprit que j’ai repris dans ce livre mes analyses sur le processus de catégorisation comme une dimension de la violence symbolique. La question que je pose à mes collègues, restée sans réponse jusqu’à présent, est la suivante: peut-on admettre sans discussion que des universitaires transformés en experts participent à des processus d’assignation identitaire visant des individus qui n’en veulent pas, mais qui n’ont pas la possibilité de les contester publiquement?

Je donne un exemple précis de ce problème en montrant l’incohérence de la définition de la « race noire » proposée par Pap Ndiaye dans son livre sur la condition noire (Calmann-Lévy, 2008); incohérence qui découle du fait qu’en France – à la différence des Etats-Unis – la race n’est pas une catégorie objectivée et institutionnalisée. Ce qui ne m’a pas empêché de souligner, dans le même temps, que son ouvrage était important car il permettait d’esquisser l’émergence d’un nouveau domaine de recherches, à condition de distinguer plus rigoureusement le savant et le politique.

C’est le même type de raisonnement qui m’a amené à discuter la contribution que Didier Fassin a fournie dans le livre De la question sociale à la question raciale, portant sur « le déni et la dénégation » des discriminations qui caractérisaient, selon lui, la recherche française. Les chercheurs de l’INSEE, qui avaient élaboré un questionnaire pour repérer la diversité des discriminations qui existent en France, avaient préféré se référer à la « couleur de peau » plutôt que d’employer le mot « race », afin d’éviter disaient-ils un « effet d’imposition ». Mais dans sa contribution, Didier Fassin voit dans ces scrupules la preuve que nos grands organismes de recherche jouent eux aussi un rôle dans la dénégation du racisme. La question qui est occultée dans ce raisonnement concerne l’usage que les chercheurs peuvent faire de catégories qui n’ont pas d’existence légale. Pour ma part, je trouvais plutôt positif que les chercheurs de l’INSEE n’aient pas voulu exercer un « effet d’imposition » car cela signifiait qu’ils ne souhaitaient pas user de leur position dominante pour imposer une identité raciale aux personnes qu’ils interrogeaient.

Affirmer qu’en refusant d’utiliser le mot « race » ces chercheurs pratiquaient le déni et la dénégation du racisme c’était aussi, à mes yeux, refuser d’admettre que les discriminations peuvent être désignées sans recourir à des catégories identitaires. Le choix des termes qu’utilise un chercheur, tout comme ses outils, varient en fonction du contexte, de la population étudiée, etc. Si l’on suivait jusqu’au bout le raisonnement que Didier Fassin avait développé dans cette contribution, il faudrait invalider tout le travail d’un sociologue comme Abdelmalek Sayad. Alors qu’il a grandi dans l’Algérie française, qu’il a connu intimement la violence coloniale et le racisme ordinaire (bien décrit par Albert Memmi dans Portrait du colonisé (Corréa, 1957)), Sayad n’utilisait pratiquement jamais le mot « race » pour analyser les formes d’exploitation et de discrimination qu’ont subies les travailleurs algériens.

Nous avons aussi tenu à préciser dans ce livre deux points essentiens à nos yeux. D’une part, les désaccords concernant les analyses de collègues dont nous étions proches à l’époque, comme Eric Fassin et Didier Fassin, n’empêchaient pas que nous soyons d’accord avec eux sur d’autres points (notamment sur le rôle essentiel joué par les intellectuels conservateurs dans la diffusion des discours raciaux). Mentionner les accords et les désaccords, tout en insistant plus particulièrement sur ces derniers (sinon à quoi bon engager une discussion), c’était une manière pour nous de respecter les principes éthiques d’une véritable discussion scientifique. D’autre part, notre but n’était pas de dénoncer les actions des militants antiracistes qui se battent sur le terrain avec les armes que leur offre le champ politico-médiatique, encore moins de leur dire ce qu’ils devraient faire.

La deuxième partie du livre, rédigée par Stéphane Beaud, est une étude de cas consacrée à la polémique sur « le racisme dans le football », dans laquelle il explique clairement ce qui distingue une enquête sociologique et un reportage journalistique. Cette contribution exemplaire montre bien le rôle que jouent parfois les journalistes de la presse numérique qui se situent à gauche de la gauche (Médiapart) dans le processus de « fait diversion » du racisme en fabriquant, pratiquement de toutes pièces, une affaire fondée sur une méconnaissance du monde social qu’est le football.

Sans être moi-même un spécialiste de cette question, j’ai été convaincu par l’analyse de mon collègue parce qu’elle apportait une confirmation sociologique de ce que mon expérience personnelle m’avait appris dans ce domaine. Il se trouve que dans la banlieue où je vis, il existe un club de football que je connais bien car j’assiste souvent aux matches de l’équipe dans laquelle évolue l’un de mes petits-fils (qui se prénomme Malik pour ceux que ce genre de précision intéresse). La grande majorité de ces jeunes joueurs de foot sont issus de l’immigration post-coloniale, mais la popularité de ce sport explique qu’il s’agit d’un monde diversifié (à des degrés variables selon la composition sociale des communes, ou même des quartiers, car il existe souvent plusieurs clubs au sein d’une même ville). Le plaisir que j’éprouve lors de ces après-midis récréatifs tient aux formes de sociabilité qui se développent spontanément à l’occasion de ces compétitions. Elles se concrétisent par les liens noués entre les parents des jeunes footballeurs, d’origine et de milieu socio-professionnel différents, qui se relaient pour conduire leurs enfants sur les différents terrains d’Ile de France où se déroulent les matches, en général le samedi après-midi. Les conducteurs et les conductrices se transforment ensuite en supporteurs et supportrices (j’insiste sur ce féminin car les femmes y sont aussi nombreuses que les hommes). Les maîtres d’oeuvre de ces manifestations, ce sont les animateurs qui sont aussi les entraîneurs de leur équipe et qui font office d’arbitres lors de ces matches. A mes yeux, ces éducateurs sont (avec les enseignants), les héros anonymes de notre temps. Ils savent utiliser la passion des jeunes pour ce sport, leur désir de défendre leur dignité dans la compétition, pour leur inculquer une discipline collective, le respect des règlements et les valeurs collectives sur lesquelles repose ce sport d’équipe (notamment le fait d’accepter de perdre).

Certes, il arrive que des insultes fusent et que des coups soient échangés entre ces jeunes. Mais les animateurs et les parents parviennent rapidement à clore des incidents qui font partie des réalités telles qu’elles existent dans les milieux populaires où les actions solidaires et les tensions sont quasiment indissociables.

Tous les acteurs qui ont contribué au développement de ce sport très populaire qu’est le football ont joué un rôle essentiel dans le recul des préjugés racistes depuis vingt ou trente ans. On peut même dire qu’ils ont été bien plus efficaces dans ce domaine que les intellectuels qui se contentent de faire la chasse aux mots de travers, parce que ces acteurs agissent au niveau des pratiques sociales.

Les médias sociaux, le journalisme et la crise des sciences sociales.

(I) Les intellectuels et le nouvel espace public.

Dans mes deux précédents blogs, j’ai voulu rendre hommage à Jacques Bouveresse en concentrant mon attention sur ce qu’il avait écrit, à partir des analyses de Karl Kraus et de Pierre Bourdieu, concernant les rapports entre les savants, les journalistes et les intellectuels. Pour le premier blog de cette nouvelle année, j’avais prévu de m’appuyer sur ces réflexions pour tenter de comprendre la crise que traversent aujourd’hui les sciences sociales. Mais comme ce travail m’a pris plus de temps que je ne le pensais, j’en présenterai les résultats dans plusieurs chapitres que je mettrai en ligne successivement.

Aujourd’hui, je commencerai par une présentation rapide des bouleversements de notre espace public qui résultent de l’irruption des réseaux sociaux. J’analyserai ensuite les conséquences de ces bouleversements dans le champ des sciences sociales en prenant l’exemple de la réception du livre que j’ai co-écrit avec Stéphane Beaud, Race et sciences sociales (Agone, 2021). Je terminerai en montrant pourquoi le triomphe de l’espace public numérique a profondément aggravé le problème qu’avait pointé Pierre Bourdieu il y a une vingtaine d’années, concernant la perte d’autonomie des sciences sociales.

1. La crise des « intellectuels spécifiques »

Le sociologue britannique Stanley Cohen avait montré dès le début des années 1970 le rôle majeur que jouaient les médias pour fabriquer ce qu’il appelait une « panique morale »; ce qui permettait de déplacer l’attention des causes du crime vers les criminels, afin d’alimenter les discours sécuritaires.

Dans un entretien publié récemment par le Monde (9/1/2023), intitulé « La charge contre les études sur le genre et le racisme menace la liberté académique », Francis Dupuis-Déri, professeur de sciences politiques à l’université Québec de Montréal, s’appuie sur les travaux de Stanley Cohen pour analyser la « panique morale » qu’alimentent aujourd’hui les médias en diabolisant les intellectuels féministes et antiracistes.

Il a raison de rappeler qu' »il n’existe aujourd’hui que quelques centaines de programmes sur le genre ou le racisme aux Etats-Unis, où on compte 4 500 établissements universitaires ». Stéphane Beaud et moi avions indiqué nous aussi, dans notre livre, qu’on peut trouver en France des exemples de militants « woke » qui cherchent à interdire des pièces de théâtre ou qui perturbent des cours, mais qu’il s’agit là de cas exceptionnels exploités par les médias conservateurs pour donner une image complètement déformées des universités françaises.

Francis Dupuis-Déri a raison également de rappeler que ce genre de polémiques n’a rien de nouveau. L’un des exemples les plus célèbres dans le cas français date du début du XXe siècle. La presse de l’époque alimenta pendant des mois ce qu’elle appelait « l’affaire Thalamas », laquelle secoua la classe politique toute entière, en opposant la gauche laïque à la droite catholique. Auteur d’un livre dans lequel il affirmait que Jeanne d’Arc avait été victime d’hallucinations auditives, Amédée Thalamas vit son cours à la Sorbonne constamment perturbé par des militants royalistes, à tel point qu’il fut lui-même frappé en pleine séance par l’un d’entre eux.

Ceci dit, l’entretien avec Francis Dupuis-Déri publié dans le Monde pose un problème de fond car il tend à généraliser toute une série de questions qui devraient être déconstruites pour être vraiment expliquées. J’en donnerai 3 exemples.

1. Ce professeur de sciences politiques reprend à son compte la polémique woke/antiwoke comme elle se présente dans les médias. Tous les acteurs sont rangés en deux blocs; les défenseurs du « wokisme » d’un côté et de l’autre leurs adversaires (« des polémistes, des universitaires et des politiques » dit-il). Les lecteurs du Monde ne sauront donc pas qu’il existe des universitaires qui peuvent développer des analyses critiques sur des recherches féministes ou antiracistes, comme cela se fait dans tous les domaines de recherche en sciences sociales, tout en refusant d’être affiliés à telle ou telle chapelle.

2. Francis Dupuis-Déri évoque le cas des étudiantes qui lui ont confié qu’elles avaient quitté « des universités françaises où il leur est trop pénible et risqué de poursuivre leurs études en cycles supérieurs sur le racisme et le colonialisme ». Sans nier que de tels cas puissent exister, en tirer la conclusion qu’en France « la liberté académique » serait « menacée » c’est raisonner de la même manière que les conservateurs qu’il dénonce, une façon d’alimenter une contre-panique morale en inversant les rôles des victimes et des criminels. On a là un exemple des problèmes que pose cette notion de « liberté académique », qui tend à remplacer aujourd’hui « l’autonomie du monde savant » que les sociologues défendaient depuis Durkheim et Weber.

Francis Dupuis-Déri ajoute : « on peut se réjouir de voir tant de ressources sur le Web, d’interventions dans les médias et de livres sur le genre et sur le racisme ». Certes! Mais un chercheur ne devrait-il pas s’interroger aussi sur les raisons qui expliquent que des causes apparemment combattues férocement par les conservateurs de tous poils puissent être aujourd’hui placées au centre d’une actualité dominée par les milliardaires qui contrôlent les médias?

3. Ce collègue n’aborde pas cette question dans cet entretien parce qu’il utilise le mot « médias » dans un sens générique, en oubliant que c’est un univers social traversé par des contradictions et des enjeux de luttes. Le pôle médiatique dominant joue le rôle essentiel dans la mise en cause du « wokisme », mais si cette question est placée régulièrement au centre de l’actualité polémique c’est aussi parce qu’elle est alimentée par ceux qui dénoncent cette diabolisation. Ce qu’il faudrait comprendre ce sont les raisons qui expliquent le repositionnement du clivage droite/gauche autour de ces thèmes. Et plutôt que de parler en terme de « réjouissance », il serait temps de s’interroger sur les conséquences de l’irruption des réseaux sociaux dans ces bouleversements de notre espace public, pour mesurer ses effets sur nos métiers d’enseignants-chercheurs.

Pour ne pas tomber, à mon tour, dans le travers des généralisations abusives, je précise que lorsque je parle de « crise » des sciences sociales, c’est pour caractériser les problèmes auxquels est confrontée aujourd’hui la petite minorité des universitaires qui interviennent dans l’espace public au nom de leurs compétences pour défendre telle ou telle cause politique. L’enseignant-chercheur qui quitte son laboratoire ou sa salle de cours pour s’exprimer dans l’espace public n’agit pas en tant que savant puisque les questions auxquelles il doit répondre sont celles qu’impose l’actualité du moment. Lorsqu’il donne son opinion sur les problèmes politiques de l’heure, le savant intervient en tant qu’intellectuel. Comme je l’ai montré dans un livre déjà ancien (Dire la vérité au pouvoir. Les Intellectuels en question, Marseille, Agone, 2010), depuis l’affaire Dreyfus, on peut distinguer trois grands profils d’intellectuels: les conservateurs (que j’appelle, après Charles Péguy, les « intellectuels de gouvernement »), les progressistes (« les intellectuels critiques ») et les « intellectuels spécifiques ».

Les « intellectuels de gouvernement » et « les intellectuels critiques », que tout oppose par ailleurs, ont au moins un point commun. Etant donné que ni les uns ni les autres ne plaident pour une séparation du savant et du politique, il est logique qu’ils puissent intervenir dans le débat politique au nom de leurs compétences savantes. En revanche, les « intellectuels spécifiques » partent du principe que les intellectuels ne sont pas plus lucides que les autres citoyens quand il s’agit de politique. Voilà pourquoi ils interviennent dans l’espace public uniquement pour mettre à la disposition des autres les résultats de leurs recherches, car ils sont convaincus que ces outils pourront les aider à faire des choix plus lucides. C’est cette conviction qui les incite à défendre l’autonomie du monde savant face aux journalistes et aux politiques.

Dès la naissance de la sociologie, cette posture s’est heurtée à une contradiction majeure dont Emile Durkheim avait déjà explicité les termes. Dans les règles de la méthode sociologique, (1895) il avait affirmé : « le moment est venu pour la sociologie de renoncer aux succès mondains, pour ainsi parler, et de prendre le caractère ésotérique qui convient à toute science ». Pourtant, dans la préface de son ouvrage sur la Division du travail social (1893), le même Durkheim avait écrit: « Mais de ce que nous nous proposons avant tout d’étudier la réalité, il ne s’ensuit pas que nous renoncions à l’améliorer (…) Nous estimerions que nos recherches ne méritent pas une heure de peine si elles ne devaient avoir qu’un intérêt spéculatif ».

Autrement dit, l’ambition de Durkheim était de parler le langage « ésotérique » de la science sociale tout en espérant qu’elle aurait une utilité pour les acteurs du monde social. Sans pouvoir insister ici sur ce point, je pense que tout au long du XXe siècle, les « intellectuels spécifiques », qu’ils soient sociologues (de Durkheim à Bourdieu), historiens (Marc Bloch) ou anthropologues (Claude Lévi-Strauss) ont cherché à concilier ces deux types d’exigence en défendant à la fois l’autonomie de la science et l’éducation populaire, vue comme un instrument d’émancipation des citoyens. C’est pour moi la définition la plus respectable de la laïcité républicaine.

Notre espace public est constamment secoué aujourd’hui par des polémiques opposant « les intellectuels de gouvernement » (qui se présentent comme les défenseurs vigilants de la « laïcité » et des « valeurs républicaines »), aux « intellectuels critiques » (qui se font les porte-parole de « l’antiracisme », pour s’en prendre au « modèle républicain », en dénonçant « le racisme d’Etat », « la fracture coloniale », le « privilège blanc », etc). Depuis plus de trente ans, le même genre d’arguments sont inlassablement répétés par les deux camps car le moteur des uns est alimenté par le carburant des autres. Bel exemple de ce que Paul Valéry écrivait en 1946 à propos des philosophes: « il leur suffit de s’entendre entre eux juste assez pour entretenir leur désaccord qui est toute leur raison d’être ».

Comme je l’ai déjà expliqué dans mes précédents blogs, les universitaires qui, comme c’est mon cas, interviennent dans l’espace public en tant qu' »intellectuels spécifiques » pour défendre l’autonomie de la recherche en sciences sociales sur ces questions, subissent désormais les insultes des deux camps. Après avoir été traité « d’islamo-gauchiste » par les premiers, les seconds m’ont traîné dans la boue, avec mon collègue Stéphane Beaud, pour avoir écrit un livre s’efforçant d’analyser la manière dont les « intellectuels critiques » appréhendent ce qu’ils appellent « la question raciale ». Ce qui a poussé les collègues qui ont été choqués par ces insultes à publier une pétition dans le Monde (« L’“affaire Beaud et Noiriel” est exemplaire de la dégradation de la qualité du débat public », Le Monde, 23 février 2021).

L’autre domaine de la recherche qui donne lieu aujourd’hui à ce genre de polémiques est celui des études sur le genre. Les tensions entre d’une part, celles et ceux qui dénoncent les effets négatifs du « transgenrisme » et, d’autre part, celles et ceux qui les accusent de « transphobie » affectent de plus en plus le monde universitaire. Le clivage sur ce sujet traverse même aujourd’hui des instances comme le conseil scientifique de la Dilcrah – la Délégation interministérielle de lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine LGBT – (instance dont je fais partie) – à tel point qu’une douzaine de membres ont publié récemment un communiqué tirant lui aussi la sonnette d’alarme, sur la « dangereuse dégradation du débat public », « les violences symboliques, souvent accompagnées de violences physiques », menaçant « la liberté d’expression et de réunion ». A noter qu’une forte minorité de membres de ce conseil scientifique n’ont pas voulu signer ce texte.

Cette dégradation du débat scientifique explique sans doute la récente circulaire venant du Ministère de l’enseignement supérieur sur les nouvelles procédures concernant la soutenance de thèse. Désormais, les nouveaux docteurs doivent prêter un serment rédigé ainsi: « En présence de mes pairs. Parvenu(e) à l’issue de mon doctorat en [spécialité de Doctorat], et ayant ainsi pratiqué, dans ma quête du savoir, l’exercice d’une recherche scientifique exigeante, en cultivant la rigueur intellectuelle, la réflexivité éthique et dans le respect des principes de l’intégrité scientifique, je m’engage, pour ce qui dépendra de moi, dans la suite de ma carrière professionnelle quel qu’en soit le secteur ou le domaine d’activité, à maintenir une conduite intègre dans mon rapport au savoir, mes méthodes et mes résultats. »

2. La numérisation de l’espace public

L’hypothèse que je développerai dans mon blog d’aujourd’hui est fondée sur ma conviction que cette crise des sciences sociales, qui affecte surtout les universitaires qui se comportent comme des intellectuels, est l’une des conséquences des bouleversements de l’espace public qu’a provoqués le triomphe de la communication numérique.

En m’appuyant sur quelques études récentes, je résumerai les points essentiels qui permettent de comprendre ce qui fait l’originalité des médias sociaux par rapport aux moyens d’information qui s’étaient succédé jusque là.

Pour éviter d’inonder les lecteurs sous les références, je me contente d’indiquer les deux principales études dont je me suis servi, à savoir : Andreas Reckwitz, The Society of Singularities. Cambridge Polity Press, 2020 et Philipp ·Staab, Thiel Thorsten, « Social Media and the Digital Structural Transformation of the Public Sphere », Théorie, Culture & Société, 39 , Numéro 4, 2022.

Ces études dégagent 5 grandes caractéristiques des médias sociaux:

1. Ils s’inscrivent dans le lointain prolongement de la presse de masse au sens où ces nouveaux médias obéissent eux aussi aux règles du capitalisme et à la loi du profit.

2. Le changement majeur par rapport aux précédentes phases de cette histoire, c’est la naissance des sphères publiques qui se déroulent sur un écran, et qui obéissent à « la loi de l’algorithmique », ce qui permet de collecter des données sur les utilisateurs grâce auxquelles les capitalistes font des profits.

3. L’accès à cet espace public est gratuit car c’est la publicité qui finance ces entreprises. Cela n’a rien de nouveau, mais ce qui a changé tient au fait que ce qui est vendu aux publicitaires par les patrons de ces plateformes, c’est l’accès aux consommateurs. La sphère publique des médias sociaux tend ainsi à se structurer comme un marché privatisé par les fournisseurs de plateformes. Comme elle ne fait plus la distinction entre citoyens et consommateurs, elle tend à abolir la séparation entre ce qu’on appelait auparavant l’espace public (comme lieu d’exercice du débat politique) et l’espace privé des consommateurs.

4. Cette nouvelle manière d’engranger des profits est caractéristique de ce que les auteurs appellent « le capitalisme de surveillance ». L’accumulation de données sur les individus devient une matière première rentable, fondée sur le contrôle de nos comportements convertis en profils individuels et vendus aux publicitaires.

5. L’intérêt des plateformes est donc de favoriser tout ce qui peut provoquer des stimulations affectives pour inciter les gens à réagir. Dès la fin du XIXe siècle, les patrons de la presse de masse avaient compris qu’il fallait fabriquer des « affaires » pour pousser les lecteurs à acheter leur journal. Mais la grande différence avec ce passé c’est que, désormais, les destinataires sont aussi les expéditeurs des messages. Aujourd’hui, la fabrication des « affaires » est un moyen d’inciter les gens à se faire entendre sur les plateformes pour exploiter leur profil et les vendre aux publicitaires. L’abolition tendancielle de la frontière séparant le public et le privé explique que les « affaires » ne soient plus uniquement politiques (comme l’affaire Dreyfus). Elles peuvent prendre une infinité de formes à condition qu’elles portent sur des sujets susceptibles d’être traités dans un langage moralisateur.

Toutes celles et tous ceux qui veulent participer à la vie publique ont dû s’adapter à cette nouvelle donne, comme les générations précédentes avaient été contraintes de s’adapter au triomphe de la presse de masse, puis de l’audio-visuel.

L’abolition de l’ancienne frontière séparant le public et le privé explique l’accentuation brutale de la perte d’autonomie du champ politique. Celle-ci est illustrée par l’effondrement des partis classiques (comme le parti socialiste) qui étaient nés à la fin du XIXe siècle, quand s’était imposée la grande presse. Les principaux quotidiens créés à cette époque étaient déjà contrôlés par de puissants patrons au service des forces conservatrices, mais les progressistes pouvaient encore disposer de leur propres organes de communication, comme le prouve l’exemple de l’Humanité fondée par Jean Jaurès en 1904.

Aujourd’hui, même Jean-Luc Mélenchon, le leader de la gauche de la gauche, s’il veut se faire entendre dans l’espace public doit communiquer à l’aide de « tweets » – c’est-à-dire utiliser la plate-forme numérique possédée par Elon Musk, l’un des plus puissants milliardaires de la planète et l’un des plus réactionnaires. Il doit aussi, de temps à autres, participer aux émissions des grandes chaînes télévisées, en acceptant l’agenda et les « problèmes d’actualité » qu’imposent les journalistes qui espèrent que telle ou telle « petite phrase » fera le « buzz » et alimentera les polémiques du jour sur les réseaux sociaux.

Dans ce nouveau système politico-médiatique, les représentants des partis politiques sont de plus en plus souvent concurrencés par les nouveaux leaders d’opinion issus du monde sportif, du show business ou qui ont été fabriqués par la sphère numérique elle-même (comme les « influenceuses » et les « influenceurs »).

Les journalistes de la presse écrite et de l’audio-visuel ont également été contraints de s’adapter à cette nouvelle donne. Tous ont créé des sites internet qui viennent compléter, enrichir, illustrer ce qu’ils disent dans leurs journaux et sur leurs antennes. Eux aussi utilisent massivement les médias sociaux (facebook, twitter, etc.) pour donner davantage de visibilité à leur entreprise, dans un monde où la concurrence est de plus en plus vive. Cette participation se fait souvent sous la forme de qu’ils appellent le « décryptage » de l’information. Le combat juste et nécessaire contre les « fakes news » – ces fausses nouvelles qui sont produites elles aussi dans la sphère médiatique numérisée – prolonge l’idéal professionnel du journalisme concernant la vérification des faits. Mais il est mené sans que soit interrogé le rôle que jouent les dominants dans la sélection des informations qui sont retenues pour alimenter « l’actualité ».

En présentant ce qui se dit sur les « réseaux sociaux » comme l’expression de ce que pensent les Français, les journalistes amplifient le traditionnel discours concernant les sondages d’opinion, focalisé sur l’interprétation des réponses sans « décrypter » la manière dont sont fabriquées les questions. Sur les millions de propos qui sont échangés chaque jour sur ces fameux « réseaux », seuls ceux qui sont sélectionnés par les grands médias audio-visuels pour nourrir « l’actualité » ont un réel impact dans le débat public.

Outre cette fonction de « décryptage », les journalistes de la presse écrite contribuent fortement à la construction des affaires médiatico-politiques. L’effondrement des journaux contrôlés par les partis politiques a créé un vide occupé aujourd’hui par les quotidiens et surtout les hebdomadaires qui reproduisent à leur manière le clivage droite/gauche. La laïcité, l’antiracisme, le wokisme sont devenus des thèmes essentiels qui alimentent ces polémiques opposant Valeurs actuelles, le Figaro, le Point, Marianne, contre Libération, l’Obs et Médiapart. Ce dernier quotidien occupe une position originale dans cette nouvelle configuration car il s’agit d’un journal uniquement numérique qui a conservé son autonomie en optant pour un modèle économique fondé sur l’abonnement des lecteurs. Ces derniers sont ainsi invités à défendre l’indépendance du journal, en échange d’une participation à la rédaction du contenu, participation illustrée par les nombreux « blogs » abrités par Médiapart.

Le monde des enseignants-chercheurs a été, lui aussi, profondément affecté par ces bouleversements de l’espace public. Non seulement parce que nous utilisons tous les moyens qu’offre la communication numérique dans nos échanges, mais aussi parce que nous sommes de plus en plus sollicités par les journalistes soucieux de « décrypter » l’actualité. J’insiste à nouveau sur le fait que cela concerne surtout les universitaires soucieux de se faire entendre au-delà des cercles de spécialistes (ce qui est mon cas) et qui sont donc contraints de jouer un rôle d’intellectuel.

Les universitaires s’activent beaucoup aussi sur les plateformes numériques comme facebook et twitter; autre dimension de leur intégration au sein de ce monde médiatique. Ces plateformes leur donnent les moyens de relayer leurs propos, de faire connaitre leurs travaux, mais ils sont eux aussi concernés par les inconvénients que j’ai indiqués plus haut. Ces réseaux sociaux encouragent en effet l’individualisme du petit producteur indépendant et cimentent « l’entre soi » des gens qui pensent pareil et qui surestiment de ce fait leur influence. Pour les nouvelles générations d’enseignants-chercheurs qui sont devenues adultes au moment où les médias numériques se sont imposés, cette familiarité se traduit également par l’intériorisation du langage polémique qui caractérise les échanges sur « la toile ». Il est certain que cela a des effets sur la façon dont les universitaires conçoivent aujourd’hui ce qu’est une discussion scientifique.

La fausse proximité qu’imposent les réseaux sociaux a aussi des conséquences sur la façon dont sont formés les étudiants, notamment dans les écoles de journalisme. A titre d’exemple (mais j’aurais pu en citer beaucoup d’autres), voici le message qu’un étudiant de l’IFP de Paris vient de m’envoyer: « Bonjour Monsieur, Je rédige actuellement un article sur les enjeux politiques qui concernent le temps de travail. Je ne sais pas si le sujet vous parle beaucoup. Si oui, auriez-vous, avant 16 h aujourd’hui, dix minutes pour répondre à quelques questions? ». Je conseille aux professeurs de cet institut d’apprendre à leurs étudiants ce que signifie le respect d’une profession et d’une compétence. Sinon, il ne faut pas qu’ils s’étonnent que leur « mails » restent sans réponse.

La réussite de Médiapart tient à la place accordée aux militants qui ont la possibilité de s’exprimer publiquement grâce à leur blog. De même, les universitaires qui se comportent comme des « intellectuels critiques » peuvent, grâce à Médiapart, intervenir dans l’espace public pour contester les propos que « les intellectuels de gouvernement » tiennent dans les médias dominants. Mais dans le même temps, cette liberté crée une dépendance à l’égard du système médiatique dans lequel Médiapart est pris. Elle est illustrée par la place centrale faite aux « affaires » dans ce journal. La fonction classique de contre-pouvoir que les journalistes exercent à l’encontre du monde politique est assurée par des enquêtes qui révèlent des affaires de corruption ou autres, mais elle est élargie désormais en politisant de plus en plus des questions qui échappaient jusque là au champ politique et qui touchent souvent à la vie privée des citoyens.

3. L’autonomie plutôt que la « liberté »

Etant donné que, depuis les années 1980, l’histoire de l’immigration est l’un de mes principaux domaines de recherche, et que cette questions revient constamment au centre de l’actualité, j’ai été directement confronté à la contradiction que la précédente génération des « intellectuels spécifiques » avait tenté de résoudre lorsque la communication audio-visuelle avait imposé sa loi. Dans le texte qu’il a écrit sur la télévision (Raisons d’agir, 1996), Pierre Bourdieu avait explicitement abordé le problème. A partir du moment où l’on souhaite que les connaissances que nous avons produites soient diffusées dans un public dépassant le petit cercle des spécialistes, il faut nécessairement s’appuyer sur les moyens de communication que contrôlent les journalistes. Ce qui suppose, ajoutait Pierre Bourdieu, qu’on tisse des alliances avec ceux d’entre eux qui sont les plus proches de nous, mais en créant un rapport de force pour qu’ils acceptent nos propres questionnements au lieu de nous demander constamment de commenter l’actualité. Pour que ce rapport de force ne soit pas trop déséquilibré, précisait-il, il est indispensable que les savants présentent un front uni, en défendant collectivement les valeurs sur lesquelles repose leur activité professionnelle. Si Bourdieu parlait « d’autonomie » plutôt que de « liberté académique », c’est pour deux raisons. D’une part, il considérait que l’apologie de la « liberté » était un travers typique des intellectuels incités à croire que leur « liberté » était sans limites. D’autre part, raisonner en termes d’autonomie c’était mettre l’accent sur la démarche collective que les savants doivent impulser pour la conquérir. Dans ce texte, il va jusqu’à écrire :  » il faut construire cette espèce de tour d’ivoire à l’intérieur de laquelle on se juge, on se critique, on se combat même, mais en connaissance de cause. On s’affronte, mais avec des armes, des instruments scientifiques, des techniques, des méthodes »(p. 70).

C’est le même genre de raisonnement que le philosophe Michel Foucault avait développé une trentaine d’années plus tôt dans un contexte où les « intellectuels spécifiques » étaient pris dans un étau entre les intellectuels organiques du parti communiste (comme Jean Kanapa et consorts) – qui lui reprochaient de faire le jeu des réactionnaires – et les intellectuels médiatiques, ces « nouveaux philosophes » qui – après avoir été brièvement révolutionnaires en mai 68 – défendaient désormais la cause de la « liberté » en dénonçant le « totalitarisme » de la gauche dans les médias et dans les déjeuners sympathiques organisés à l’Elysée par Valéry Giscard d’Estaing.

Dans un entretien avec Paul Rabinow, intitulé « Polémique, politique et problématisations » ; (in Rabinow (P.), éd., The Foucault Reader, New York, Panrheon Books, 1984, pp. 381-390.), Michel Foucault avait noté que l’intellectuel soucieux de faire avancer la vérité était constamment exposé à des mises en cause contradictoires, provenant des deux camps qui s’affrontent dans l’espace public. Lui-même fut dénoncé par les uns comme « gauchiste », « marxiste tapageur » et par les autres comme « antimarxiste » et « néolibéral ». Face à ces polémiques, Foucault défendait la position de « l’intellectuel spécifique » en insistant, lui-aussi, sur l’autonomie de la réflexion savante face aux attaques des uns et des autres. Dans le texte que je viens de citer, il dit explicitement ceci: « Je n’ai jamais cherché à analyser quoi que ce soit du point de vue de la politique ; mais toujours à interroger la politique sur ce qu’elle avait à dire des problèmes auxquels elle était confrontée ». Ce qu’il appelait, en tant que philosophe, la « problématisation » de l’actualité, c’était la même chose que la « construction de l’objet » pour les sociologues. Foucault état également convaincu qu’il fallait encourager la formation d’un « intellectuel collectif » pour renforcer l’autonomie de la réflexion savante. Voilà pourquoi il refusait de participer à des polémiques (le langage typique de la sphère politico-médiatique) pour défendre un mode de communication qu’il définissait de la manière suivante:

« Dans le jeu sérieux des questions et des réponses, dans le travail d’élucidation réciproque, les droits de chacun sont en quelque sorte immanents à la discussion. Ils ne relèvent que de la situation de dialogue. Celui qui questionne ne fait qu’user du droit qui lui est donné : n’être pas convaincu, percevoir une contradiction, avoir besoin d’une information supplémentaire, faire valoir des postulats différents, relever une faute de raisonnement. Quant à celui qui répond, il ne dispose non plus d’aucun droit excédentaire par rapport à la discussion elle-même ; il est lié, par la logique de son propre discours, à ce qu’il a dit précédemment et, par l’acceptation du dialogue, à l’interrogation de l’autre. Questions et réponses relèvent d’un jeu – d’un jeu à la fois plaisant et difficile – où chacun des deux partenaires s’applique à n’user que des droits qui lui sont donnés par l’autre, et par la forme acceptée du dialogue ».

Voilà, en résumé, l’éthique professionnelle que ces grands savants m’ont inculquée et à laquelle je suis resté fidèle jusqu’aujourd’hui car elle m’a permis de conjuguer le souci de pratiquer au mieux mon métier de socio-historien tout en m’efforçant de transmettre mon savoir au-delà du petit cercle des spécialistes. Mais je me suis rendu compte, au cours de ces dernières années, que les bouleversements provoqués par les médias sociaux dans notre propre univers professionnel représentaient une menace mortelle pour cet idéal. C’est l’une des raisons majeures qui m’a conduit à publier, en collaboration avec Stéphane Beaud, le livre intitulé Race et sciences sociales (Agone, 2021).

Jacques Bouveresse ou comment résister quand on ne peut pas faire autrement ?

Dans mon dernier blog, j’ai rendu hommage à Jacques Bouveresse en reprenant à mon compte le style d’intervention qu’il avait lui-même utilisé pour exprimer son admiration à l’égard de Karl Kraus et de « la grande bataille » qu’il avait menée contre la presse de son temps. Le côté ironique et amusant de la lettre que Bouveresse avait adressée à Kraus dans l’avant-propos de son livre tenait au fait qu’il se présentait comme l’avocat du journalisme libéral, scandalisé par les diatribes du pamphlétaire autrichien. En adoptant ainsi le point de vue contraire à ce qu’il pensait, Jacques Bouveresse abordait d’une manière originale la réflexion sur le rôle joué par les médias un siècle après Kraus.

Aujourd’hui, je reviendrai sur les arguments que Jacques Bouveresse avance dans ce livre (Schmock ou le triomphe du journalisme, Seuil, 2001) pour défendre l’idée que les critiques de Karl Kraus concernant le monde de la presse sont toujours pertinentes pour notre époque. Et pour montrer l’importance qu’il accordait à cette question, je ferai le lien avec d’autres écrits de Bouveresse, notamment l’hommage qu’il a rendu à Pierre Bourdieu, au lendemain de sa mort, publié dans l’ouvrage Bourdieu, savant et politique (Agone, 2004) et dont l’essentiel a été récemment mis en ligne dans la série de textes intitulés « Persistance de Pierre Bourdieu », qu’on peut lire sur le site des éditions Agone.

Comme un blog n’est pas une revue scientifique, je n’ai pas donné les références précises des citations que j’ai accumulées dans mes notes sur les livres de Bouveresse. Mais les lecteurs qui s’en donneront la peine pourront facilement les retrouver et les compléter le cas échéant.

Qui juge les juges ?

Jacques Bouveresse commence par rappeler que la virulence des critiques de Karl Kraus à l’égard de la presse de son temps résulte de l’immense déception que les intellectuels les plus lucides de sa génération ont éprouvé à l’égard d’une presse qui avait été conçue au départ comme un formidable instrument au service de la démocratie. Karl Kraus fait partie de ceux qui ont assisté au triomphe de la presse de masse, quand les journaux sont devenus des sociétés par action, soumis à la loi du profit.

Dans le cas français, les mesures prises par Jules Ferry en 1881-82, sur la liberté de la presse et sur l’école primaire obligatoire, ont provoqué ce que les historiens appellent la « révolution du journal ». Le nombre des lecteurs a été multiplié par dix en quelques décennies, ce qui fait que toutes les classes de la société ont été brutalement immergées dans l’océan de la culture écrite. Ces réformes républicaines ont été justifées au nom de la démocratie, comme le prouvent les propos du rapporteur de la loi sur la liberté de la presse tenus au Sénat le 18 juin 1881. « La presse, et surtout la presse à bon marché, cette parole présente à la fois partout et à la même heure, grâce à la vapeur et à l’électricité, peut seule tenir la France tout entière assemblée. comme sur une place publique et la mettre, homme par homme, et jour par jour, dans la confidence de tous les événements et au courant de toutes les questions. »

L’espoir que, grâce à la presse écrite, tous les citoyens puissent participer à égalité aux décisions collectives concernant leur avenir commun (ce qui est le fondement même de ce qu’on appelle la « citoyenneté »), s’est effondré victime de la loi du profit. Dans le même temps, l’explosion du marché de la communication écrite a permis à la presse de s’immiscer partout au point de se rendre indispensable au sein d’un espace public élargi aux dimensions de l’Etat-nation. A partir de ce moment-là, pour l’immense majorité des gens, la réalité – en ce qui concerne en tout cas leur vie collective – c’est ce qui est écrit dans le journal. Comme le note Robert Musil, un autre écrivain autrichien de cette génération, « on a beaucoup plus de chance d’apprendre un événement extraordinaire par le journal que de le vivre ; en d’autres termes, c’est dans l’abstrait que se passe de nos jours l’essentiel et il ne reste plus à la réalité que l’accessoire » (Robert Musil, L’Homme sans qualités, I, Seuil, 1956, p. 87).

En partant de ce constat, Karl Kraus, et Jacques Bouveresse après lui, s’interrogent sur l’argument que ressassent sans cesse les journalistes pour justifier leur rôle, concernant « le devoir d’informer ». Ils constatent que cette justification occulte le plus souvent deux questions essentielles qu’il faudrait se poser si l’on voulait réellement servir la démocratie : « informer de quoi et pourquoi » (JB., Schmock, p. 48).

Contrairement à ceux qui affirment que les journaux se contentent de « rapporter les faits », Bouveresse rappelle qu’ils sélectionnent dans l’infinité des événements qui se produisent chaque jour, ceux qui méritent de figurer dans ce qu’on appelle « l’actualité ». Dans la presse de masse, soumise à la loi d’airain du capitalisme, le critère essentiel qui oriente ce type de sélection est d’ordre commercial : il faut privilégier les événements susceptibles de gagner de nouvelles parts de marché, c’est-à-dire de nouveaux lecteurs. C’est ce qui explique le rôle de plus en plus important que ces journaux accordent aux faits divers. Les crimes, les catastrophes, les événements exceptionnels mobilisent les émotions du public bien plus que la raison. Ce qui conduit fatalement, ajoute Jacques Bouveresse, à privilégier « le plus sensationnel au détriment du plus important ».

Pour Karl Kraus, cette marchandisation de l’information a eu des conséquences dramatiques pour l’Europe. Avant l’invention de la presse capitaliste en effet, « il n’existait aucun moyen comparable pour transformer des émotions et des passions modérées en hystérie et en folie ». C’est cette innovation qui explique l’intensification des haines nationalistes qui aboutiront à la Première Guerre mondiale et qui permettront ensuite le triomphe du nazisme (affirmation sur laquelle Bouveresse revient dans son introduction à la pièce de théâtre de Karl Kraus, Les derniers jours de l’humanité, Agone, 2015).

Le « devoir d’informer » a également servi de prétexte pour justifier l’impéralisme de la presse et sa « prétention d’être partout, de tout voir, de tout savoir et de tout rapporter (y compris souvent ce qui n’a pas eu lieu) » (Schmock, p. 46). Jacques Bouveresse ne conteste pas que cette omniprésence puisse permettre de révéler des vérités ou des souffrances cachées mais, comme Karl Kraus, il estime que ce bénéfice est faible face au danger représenté par un système qui « menace en permanence la vie privée et livre l’individu désarmé à la curiosité malsaine, aux indiscrétions et aux violences de la presse ». Ce « voyeurisme organisé » alimente une « hystérie moralisatrice » (p. 51) qu’exploitent certains journalistes pour justifier « le droit d’avilir » au nom du « droit d’informer ». Voilà pourquoi l’une des batailles essentielles de Karl Kraus a été de défendre la « sphère personnelle » contre les incursions de la presse. Jacques Bouveresse insiste à nouveau sur le caractère actuel de ce combat en disant que le cheminement vers la fin de la vie privée qu’annoncent aujourd’hui certains commentateurs est « une disparition qui présente malheureusement aussi toutes les caractéristiques du suicide » (p. 100).

La volonté d’être partout explique aussi que les journalistes puissent s’ériger en juge de toutes les activités sociales : la politique, la littérature, la science, etc, Ce qui aboutit à un « mélange universel des sujets, des genres et des tons ». Ce « confusionnisme intellectuel et moral » est l’un des traits majeurs de ce que Jacques Bouveresse appelle « la journalisation » du débat public. Et il ajoute que lorsque la littérature et la pensée sont orientées en fonction de l’actualité, elles risquent les mêmes dérives. C’est ce que montre, selon lui, la « journalisation » progressive de notre vie intellectuelle ( p. 85).

La tendance des journalistes à s’immiscer dans tous les coins et recoins de notre vie collective a un autre inconvénient, encore plus grave que les autres. Il aboutit à une forme insidieuse de domination qui résulte de ce que Bouveresse appelle « l’industrie du questionnement déplacé et de la curiosité indécente ». « Une bonne partie des activités de la presse consiste désormais à faire parler des gens sur des sujets sur lesquelles ils devraient avoir – mais n’ont malheureusement plus – la possibilité de se taire » (p. 99).

Questionner sans cesse le peuple en lui demandant des « impressions » ou des « réactions » sur n’importe quel sujet ne sert, finalement, qu’à valider les propos des journalistes, privant du même coup les gens ordinaires de toute parole effective et autonome.

C’est contre ce type de domination que Karl Kraus a créé son journal, die Fackel. Bouveresse rappelle que son but était de « donner une expression publique et écrite à la plainte que les gens ordinaires ne peuvent généralement faire entendre qu’en privé et verbalement contre les mensonges et les malhonnêtés de toutes sortes que le public, qui en est la première victime, est en droit de reprocher à des pouvoirs comme celui de la presse » (p. 179).

Jacques Bouveresse insiste néanmoins sur le fait que Karl Kraus ne dénonçait pas la profession des journalistes (métier qu’il exerçait lui-même), mais le système dans lequel ils sont pris. Il salue au passage la petite minorité de ceux d’entre eux qui résistent courageusement à la tendance dominante et aux lois du marché. Ce qui n’empêche pas, ajoute-t-il, que ces derniers sont contraints eux aussi, pour pouvoir exister, de s’adapter aux lois que leur imposent ceux qui dominent ce système.

Le dernier point que je voudrais souligner concerne les solutions que Karl Kraus proposait pour résister aux fléaux qu’il dénonçait. La première consistait à demander aux journalistes qui s’érigent en juge suprême, de commencer par « balayer devant leur porte » avant de faire la leçon aux autres. C’est la raison pour laquelle il a lui-même centré ses critiques sur son propre milieu professionnel.

Convaincu, pendant longtemps, que la satire était le moyen le plus efficace de résister à la presse dominante, Karl Kraus a dû admettre que ses efforts n’avaient pas permis de faire obstacle à la barbarie nazie. A la question « que pouvons nous faire », il a fini par répondre en disant « rien qui soit de l’ordre de ce qui se dit ». Pour Jacques Bouveresse, ce constat désenchanté n’était pas de la résignation, mais la conviction qu’il fallait trouver « d’autres moyens de lutte que ceux dont disposent les gens comme lui et même probablement les intellectuels en général » (p. 186).

Comment Jacques Bouveresse a-t-il « balayé devant sa porte » ?

Je voudrais montrer maintenant que si Jacques Bouveresse souscrit dans ce livre à la plupart des analyses de Karl Kraus, l’influence que ce dernier a exercé sur lui va bien au-delà de la réflexion sur la presse.

Tout comme Kraus, Bouveresse part du principe que lorsqu’on prétend avancer des constats critiques sur le monde, il faut commencer par balayer devant sa porte. Voilà pourquoi, sa cible principale n’a pas été les journalistes, mais les intellectuels appartenant au même milieu professionnel que lui.

Il a étayé sa critique en reprenant à son compte le refus krausien de la « confusion des genres ». L’une des principales raisons pour lesquelles Jacques Bouveresse s’est opposé à la philosophie dite « post-moderne » tient à sa prétention d’effacer « les frontières conventionnelles qui existent entre sciences, philosophie, littérature et art ».

A ces yeux, cette forme de relativisme a miné le processus par lequel les savants peuvent produire des vérités, à savoir le jugement des pairs. « Il devient aujourd’hui de plus en plus difficile pour un homme de science d’être jugé en premier lieu par ses pairs et selon des critères essentiellement scientifiques » et il ajoute : «  le problème le plus difficile auquel sont aujourd’hui confrontés les gens comme nous est celui de la défense du professionnalisme contre l’espèce d’amateurisme généralisé qui, sous l’influence des médias et avec le concours d’une partie du monde intellectuel lui-même, a tendance à s’imposer de plus en plus comme la norme ». (JB, « Bourdieu, savant et politique », Cités, 2004, n°17). Fermement opposé à cette dérive, Bouveresse estime que le philosophe doit « simplement essayer de faire correctement son métier ». (cf. Jacques Bouveresse et Jean-Jacques Rosat, Le philosophe et le réel, Hachette, 1998, p. 220).

Bouveresse a étendu ce genre d’analyses aux philosophes marxistes de sa génération. Il explique qu’il s’est senti obligé de critiquer des penseurs dont il partageait souvent les opinions politiques, mais auxquels il reprochait le type de confusions que Karl Kraus avait dénoncées en son temps à propos de la presse. Dans la décennie qui a suivi Mai 68, le mélange des genres a conduit une partie des philosophes marxistes à confondre le savant et le politique. « C’était l’époque du « tout est politique », écrit-il, « c’est-à-dire qu’on jugeait une philosophie principalement à l’aune de ses implications politiques ». Ce slogan a connu son heure de gloire dans le milieu des intellectuels marxistes grâce au philosophe Louis Althusser qui défendait « la pratique théorique » et prônait la « lutte des classes dans la théorie ». Pour Jacques Bouveresse, « cela a produit essentiellement de la pseudo science, de la mauvaise philosophie et de la politique imaginaire » car selon lui, « il n’y a pas de relation simple et directe entre le contenu d’une philosophie et les implications politiques que l’on peut être amené à en tirer à un moment ou à un autre ». (cf Monde Diplomatique, « entretien avec Jacques Bouveresse », 25-26/6/1995).

A ses yeux, cette confusion des genres illustre l’un des grands travers des intellectuels : l’excès de confiance dans les pouvoirs du discours que Pierre Bourdieu avait analysé dans ses Méditations pascaliennes (Seuil, 1997). « Illusion typique de lector, qui peut tenir le commentaire académique pour un acte politique ou la critique des textes pour un fait de résistance, et vivre les révolutions dans l’ordre des mots comme des révolutions radicales dans l’ordre des choses. »

Cette confusion des genres a également contribué au processus de « journalisation » de la vie intellectuelle française car ceux qui s’y livrent se soumettent aux exigences des journalistes qui définissent les « problèmes » du jour dont il faut absolument parler. Jacques Bouveresse parle de « mauvaise philosophie » parce qu’à ses yeux, « l’espace dans lequel se situe le chercheur n’est pas celui de l’“actualité”, qu’il s’agisse de l’actualité politique ou de l’actualité “intellectuelle”, comme on dit, en entendant par là ce qui se discute dans les “pages livres” des quotidiens et des hebdomadaires  » (cf. JB, Persistance de Pierre Bourdieu (V), « le savant et le politique (3) »).

La « journalisation » de la vie intellectuelle a eu pour autre inconvénient d’alimenter les « prétentions politiques exorbitantes » que défendaient ceux qui croyaient à « la lutte des classes dans la théorie ». Bouveresse estime qu’au final, le slogan « tout est politique » a surtout servi à justifier les intérêts de ces philosophes qui se présentaient à la fois comme de grands théoriciens et de grands révolutionnaires. Et il ajoute : « Une des choses qui ont le plus contribué à nous rapprocher, Bourdieu et moi, est sûrement la méfiance instinctive que nous partagions à l’égard des grandes idées et des grandes théories philosophiques. On peut montrer, dans bien des cas, que, sous des dehors de sublimité et de profondeur inégalables, elles sont en réalité le produit de confusions et d’illusions qui sont d’un type assez élémentaire ». (JB, Persistance de Pierre Bourdieu, I, « l’esprit du grimpeur »)

Ce n’est donc pas un hasard si Musil était l’un des écrivains préférés de Jacques Bouveresse. Dans l’homme sans qualités ( I, p. 319), celui-ci écrivait en effet que « Les philosophes sont des violents qui, faute d’armée à leur disposition, se soumettent le monde en l’enfermant dans un système ».

Tout comme Karl Kraus l’avait fait à propos des journalistes de son temps, Jacques Bouveresse reproche aussi à ces philosophes leur tendance à critiquer tout le monde, à l’exception d’eux-mêmes. « On peut demander des comptes aux politiques, mais l’impunité des élites intellectuelles doit rester entière » (JB, Prodiges et vertiges de l’analogie, Ed. Raisons d’agir, 1999).

Cette posture du « point de vue imprenable » associée à la confusion des genres a alimenté une forme de discrédit, typique chez ce genre d’intellectuels, mobilisant des arguments d’ordre à la fois politique et intellectuel. « La philosophie de l’époque fonctionnait sur le mode terroriste de l’évidence qui ne se discute pas, sauf si l’on est un idiot ou un réactionnaire ». Ce qui a contribué, ajoute Bouveresse, à la dégradation des relations au sein de la communauté universitaire. « J’ai l’impression très nette que ce dont nous souffrons actuellement dans l’université est bien moins l’inadaptation du droit et des institutions que la dégradation et la dénaturation stupéfiante et spectaculaire de l’éthique de la science et de la recherche elle-même ». (JB, Rationalité et cynisme, Minuit, 1984, p. 224).

Dans son hommage à Pierre Bourdieu, Jacques Bouveresse rappelle que sa principale dette intellectuelle à son égard concerne la question de la « violence symbolique » dont le sociologue béarnais a démontré la puissance dans notre société. Tout deux s’accordent pour souligner la place essentielle que joue le langage et le capital culturel dans les formes de domination sociale. C’est un point que la plupart des intellectuels occultent car il est au cœur de leurs propres privilèges et de leur aveuglement.

« De toutes les distributions, nous dit Bourdieu, l’une des plus inégales et sans doute, en tout cas, la plus cruelle, est la répartition du capital symbolique, c’est-à-dire de l’importance sociale et des raisons de vivre. » et Bouveresse ajoute : « Je lui suis infiniment reconnaissant de m’avoir appris une chose que j’ai eu pendant longtemps beaucoup de mal à croire, à savoir que la répartition peut être tout aussi inégale et cruelle là où on s’y attendrait le moins, à savoir dans le monde intellectuel lui-même. Je suppose que tous ceux, intellectuels ou non, qui se sont sentis proches de Bourdieu sont des gens qui, pour une raison ou pour une autre, étaient plus sensibles qu’on ne l’est généralement à cette forme de cruauté parfois impitoyable ». (JB, Persistance de Pierre Bourdieu (II), « la philosophie reconnaissante »).

Au-delà des injustices économiques, ce sont les inégalités dans l’accès aux moyens symboliques permettant aux individus de se justifier d’exister comme ils existent, qui alimente cette forme de « cruauté ». Bouveresse souligne à juste titre que cette dimension centrale (« pascalienne ») de la sociologie de Bourdieu a joué un rôle essentiel dans le soutien que lui ont apporté au départ (car aujourd’hui sa sociologie s’est fortement académisée et se prête aux usages les plus divers) celles et ceux qui se sentaient concernés par ce genre de cruauté.

Quand Bouveresse ajoute « pour une raison ou pour une autre », il sous-entend qu’au-delà des raisons proprement scientifiques, ce sont des facteurs ayant un rapport avec « l’habitus » des intellectuels qui expliquent l’intérêt ou le désintérêt qu’ils portent à la question de la violence symbolique.

Dans un article du Monde Diplomatique, paru en 2004, Jacques Bouveresse est revenu sur ce point en disant que la critique des intellectuels était cruciale chez Bourdieu car « l’inégalité dans les conditions d’accès au langage est un des facteurs de discrimination essentiels entre ceux qui subissent et ceux qui exercent le pouvoir (…). Le pouvoir symbolique, c’est d’abord d’amener les dominés à voir les choses comme les dominants ont intérêt à les voir. Le fait que les intellectuels puissent créer le monde en en parlant est une difficulté spécifique qui leur rend quasiment impossible l’accès au réel. Cela sera de plus en plus vrai car gouverner aujourd’hui c’est communiquer ».

La plupart des universitaires qui se justifient d’exister comme intellectuels en se présentant comme porte-parole des bonnes causes ne peuvent pas admettre ce genre de critiques car elles les placent du côté des privilégiés, voire des dominants. Cette dénégation est particulièrement virulente chez celles ou ceux qui sont sincèrement engagés dans la défense des dominés et qui ferraillent chaque jour contre les penseurs de droite et d’extrême droite. Leur générosité alimente leur aveuglement sur leurs propres limites.

Ces constats débouchent sur une question incontournable : comment peut-on justifier son rôle quand on appartient soi-même à la classe des professionnels de la parole publique ?

La première réponse, c’est celle de Karl Kraus que Jacques Bouveresse reprend à son compte en disant qu’il faut commencer par balayer devant sa propre porte. Ce qui implique d’en passer par l’auto-analyse. Là aussi la proximité avec Pierre Bourdieu est évidente. Dans plusieurs de ses écrits, Jacques Bouveresse a cité le passage des Méditations pascaliennes où Bourdieu avoue : « je n’aime pas, en moi, l’intellectuel ». Cette simple phrase contient, en effet, une critique de la confusion du savant et du politique car, par définition, l’intellectuel c’est celui qui intervient dans l’espace public pour jouer un rôle politique, ce qui n’est pas le cas du savant.

En distinguant la fonction du savant et celle de l’intellectuel – et en reconnaissant qu’il lui est arrivé, à lui aussi, d’intervenir dans la vie publique en tant qu’intellectuel – Bourdieu a mis le doigt sur un dilemme concernant la fonction sociale (ou civique) du chercheur en sciences sociales. A partir de la grève des cheminots, en décembre 1995, il a joué un rôle de plus en plus actif dans la vie publique. C’est ce qui incite aujourd’hui un certain nombre de commentateurs, et parmi eux des sociologues, à affirmer que Bourdieu était devenu un agitateur politique.

Mais dans l’hommage qu’il lui a rendu, Jacques Bouveresse a clairement remis les pendules à l’heure : « Le moment auquel Bourdieu a été soupçonné d’avoir abandonné la position du savant pour celle du militant politique se trouve être justement celui auquel il jugé nécessaire d’insister encore plus qu’auparavant sur le fait que la science a ses propres exigences, avec lesquelles il faut rappeler sans cesse qu’il n’est pas possible, même pour les raisons politiques les plus respectables qui soient, de transiger ». (JB, Persistance de Bourdieu (V), « Le savant et le politique – 3 »).

« Le dernier cours que Bourdieu a donné au Collège de France peut être considéré, à bien des égards, comme un vigoureux plaidoyer en faveur de l’autonomie de la science et de la cité savante, et un appel à la défendre contre les dangers qui la menacent aujourd’hui de plus en plus ». A l’appui de cette affirmation, Jacques Bouveresse cite un long passage de ce cours que je reproduis à mon tour, tant il me semble important :

« Je crois en effet, nous dit-il, que l’univers de la science est menacé aujourd’hui d’une redoutable régression. L’autonomie que la science avait conquise peu à peu contre les pouvoirs religieux, politiques ou même économiques, et, partiellement au moins, contre les bureaucraties d’État qui assuraient les conditions minimales de son indépendance, est très affaiblie. Les mécanismes sociaux qui se sont mis en place à mesure qu’elle s’affirmait, comme la logique de la concurrence entre les pairs, risquent de se trouver mis au service de fins imposées du dehors ; la soumission aux intérêts économiques et aux séductions médiatiques menace de se conjuguer avec les critiques externes et les dénigrements internes, dont certains délires “postmodernes” sont la dernière manifestation, pour saper la confiance dans la science et tout spécialement la science sociale. Bref, la science est en danger et, de ce fait, elle devient dangereuse. »

Bien sûr, la défense de l’autonomie de la science n’est pas un acte scientifique. C’est un engagement civique, à finalité politique, puisque c’est un combat qu’il faut mener à la fois dans le monde savant, mais aussi dans l’espace public tout entier. C’est déjà ce que disait Emile Durkheim à la fin du XIXe siècle.

La défense du « métier » d’historien (Marc Bloch), de sociologue (Pierre Bourdieu), de philosophe (Jacques Bouveresse) apparaît ainsi comme la forme d’engagement la plus constante de ceux que Bourdieu appelait à la fin de sa vie « les intellectuels responsables », qui se contentent d’intervenir dans le débat public pour donner aux citoyens, surtout aux plus dominés d’entre eux, les résultats de leurs recherches afin qu’ils s’en emparent pour mener leurs propres combats.

C’est néanmoins sur ce point que les différences entre Bourdieu et Bouveresse apparaissent les plus nettement. Ce dernier n’a jamais caché son scepticisme à l’égard d’une démarche d’éducation populaire qui finalement reste ancrée sur le terrain de la connaissance rationnelle, car il était convaincu que les dominants finissent toujours par s’approprier les connaissances des savants afin de préserver ou de renforcer leur pouvoir.

Jacques Bouveresse n’en conclut pas pour autant que le savant doit rester confiné dans sa tour d’ivoire. Mais, comme Karl Kraus, il plaide pour qu’il intervienne dans l’espace public en mobilisant le discours satirique. La satire, écrit-il, « agrandit notre champ de vision et augmente le nombre de points fixes à partir desquels nous pouvons nous orienter plus rapidement dans toutes les occurrences de la vie ». Plus loin, il plaide pour que le philosophe garde une distance ironique par rapport à la réalité extérieure, en pratiquant « un compromis entre le détachement auquel on aspire et la révolte qui persiste à la fois comme uen réaction naturelle et comme un devoir » (JB, Le philosophe et le réel, p. 15 et p. 253 sq).

Néanmoins, l’échec final de Karl Kraus l’amène à un constat très pessimiste : « Mais j’ai bien peur qu’il nous faille admettre que ceux qui résistent le font comme ceux qui adhèrent : parce qu’ils ne peuvent simplement pas faire autrement ». A l’instar de Ludwig Wittgenstein il pense que, dans le monde social, les jeux de langage résultent d’un processus de rationalisation à partir de la spontanéité et de l’action. En reprenant à son compte la remarque de Wittgenstein disant que « ce n’est pas la raison qui est fondamentale, mais l’instinct et la volonté » (Le philosophe et le réel, p. 21 et p. 19), Bouveresse a finalement anéanti la dernière illusion des intellectuels.

Dans mon prochain blog, je m’appuierai sur toutes ces réflexions pour tenter de comprendre ce qu’est devenue la scène intellectuelle française, dans un espace public bouleversé par le triomphe des « réseaux sociaux ».

Hommage à Jacques Bouveresse. Lettre d’un internaute d’aujourd’hui à l’auteur de « Schmock où le triomphe du journalisme » (Seuil, 2001)

Très Honoré Monsieur Bouveresse,

En 2001, vous avez publié un ouvrage qui débutait par « une lettre d’un lecteur d’aujourd’hui à l’éditeur de la Fackel », c’est-à-dire au Très Honoré Monsieur Kraus.

Bien qu’une vingtaine d’années se soient écoulées depuis cette parution, je me suis permis, à mon tour, de vous écrire aujourd’hui. Je ne sais pas si, de l’endroit où vous êtes, vous avez encore la possibilité de jeter de temps à autre un coup d’oeil sur le monde dans lequel nous vivons, mais si c’est le cas j’espère que vous êtes heureux de constater à quel point votre pessimisme et vos prédictions catastrophiques étaient injustifiés.

Dans votre ouvrage, vous donniez raison à Karl Kraus quand il affirmait que la seule forme de liberté que la presse a permise, c’est celle du marché. Vous abondiez dans son sens quand il ajoutait que sa force tenait au fait qu’elle avait réussi à se rendre économiquement et moralement indispensable. Vous étiez également d’accord avec lui pour critiquer les journalistes qui affirment se contenter de rapporter les faits. Comme Kraus, vous souteniez en effet que ce sont eux qui décident, aujourd’hui encore, du choix des faits qui méritent d’être considérés comme des « événements ». Et vous alliez même jusqu’à applaudir ce polémiste autrichien quand il affirmait que les journaux ont les moyens de faire exister ce qu’ils disent car la réalité et le journal ont tendance à se confondre.

Ce qui m’a choqué dans votre propos, c’est que vous puissiez dire que les réflexions incendiaires de Kraus à l’égard de la presse de son temps sont susceptibles de nous aider à comprendre où nous en sommes aujourd’hui. Comment un esprit aussi rigoureux que le vôtre a-t-il pu s’appuyer sur des analyses qui concernent l’Autriche impériale au début du XXe siècle, quand la presse était aux ordres du pouvoir, puis quand elle fut confrontée à la montée du nazisme ? Comment pouvez-vous négliger à ce point le fait que quoi qu’en disent certains, à la différence des Russes ou des Chinois, nous avons la chance, nous Français, de vivre dans une société où la démocratie et la liberté d’expression sont garanties par nos institutions.

Certes, vous avez raison de souligner que les médias d’aujourd’hui sont contrôlées par un petit nombre de capitalistes comme c’était déjà le cas à l’époque de Kraus. Vous avez même eu l’honnêteté de reconnaître, dans votre livre, que les combats qu’ont menés les journalistes tout au long du XXe siècle pour échapper à la tutelle du grand capital et à celle du pouvoir d’Etat, ont permis aux meilleurs d’entre eux, de conquérir une véritable autonomie.

Malheureusement, sans doute en raison de votre admiration sans borne pour ce polémiste autrichien, votre analyse se focalise sur la presse écrite, sans vraiment prendre en compte les bouleversements qui se sont produits depuis la Seconde Guerre mondiale dans le monde de la communication. Vous dites, à juste titre, que la tyrannie de l’image a pris le pas sur l’écrit, mais c’est aussitôt pour ajouter que cette tyrannie n’a rien de nouveau, et qu’il faut simplement parler aujourd’hui « d’amplification démesurée ». Votre collègue Karl Popper avait été plus lucide que vous, me semble-t-il, quand il dénonçait le « pouvoir colossal de la télévision », en précisant qu’elle semblait avoir « remplacé la voix de Dieu ». Toutefois, la philosophie poppérienne, pas plus que la vôtre, n’avaient pas prévu qu’aujourd’hui, « la voix de Dieu » ce sont les réseaux sociaux.

Leur irruption dans l’espace public a entraîné une nouvelle révolution démocratique en matière de communication, ce qui rend tout à fait obsolètes, permettez-moi de vous le dire, les sarcasmes de Karl Kraus et les vôtres à l’égard des journaux. Votre satiriste préféré affirmait que la presse était le seul pouvoir absolu car elle ne se heurtait à aucun contre-pouvoir. Un esprit aussi averti que le vôtre serait bien obligé de reconnaître qu’un tel constat était pertinent pour une époque où il existait un énorme fossé entre ceux qui écrivent et ceux qui lisent, mais ce n’est plus le cas de nos jours. Grâce aux réseaux sociaux tous les citoyens ont la possibilité de s’exprimer directement dans l’espace public. Ils peuvent mettre en lumière des injustices et des discriminations qui étaient jusque là restées dans l’ombre et ils ne se privent pas d’utiliser les nouvelles possibilités que leur offrent les progrès de la démocratie pour critiquer sans relâche tous les pouvoirs en place.

Je vous entends déjà ricaner en me jetant à la figure la fameuse citation de Kraus quand il a voulu justifier le lancement de son propre journal, Die Fackel : « Du fait que notre procès pénal public et oral ne connaît plus la plainte populaire, c’est en vérité pour les besoins de la plainte populaire, publique, écrite, que j’ai fondé la Fackel ». Vous saluez le courage de votre héros en vous extasiant sur le fait qu’il ait donné « une expression publique et écrite à la plainte que les gens ordinaires ne peuvent généralement faire entendre » (p. 179). Mais ce genre de populisme est devenu obsolète aujourd’hui puisque grâce aux réseaux sociaux. les gens ordinaires ont désormais la possibilité de se faire entendre sans que des satiristes comme Kraus ou comme vous parlent à leur place.

Vous cautionnez aussi les réflexions acerbes de Kraus sur le style journalistique. Pour capter l’attention de la masse des lecteurs, la presse s’est efforcée de mobiliser leurs émotions en accordant une place démesurée aux catastrophes, en premier lieu les crimes et les guerres. La focalisation sur les faits divers alimente un « voyeurisme » généralisé, ce qui contribue à abolir la distance nécessaire au déploiement de l’expérience vécue et de la réflexion. Et Kraus d’ajouter que la presse de son époque a fabriqué ainsi une génération de lecteurs « privée du vécu par le récit ».

Je suis prêt à admettre que ces constats sont fondés quand on examine le rôle que jouent aujourd’hui dans notre vie publique les grandes chaînes de télévision en continu. Mais si vous n’étiez pas aussi farouchement hostile à notre système libéral, vous auriez admis qu’il existe au sein même du champ médiatique, des contre-pouvoirs efficaces. Grâce au développement des réseaux sociaux, tous les journaux disposent aujourd’hui de sites internet au sein desquels les journalistes d’investigation développent un immense travail de « décryptage » de l’information, pour traquer les fausses nouvelles et lutter contre l’exploitation commerciale des émotions.

J’imagine aisément quel genre d’argument vous auriez avancé afin de nier les progrès démocratiques que nous ont apportés les réseaux sociaux. L’un des plus grand mérite de Karl Kraus, dites-vous, c’est d’avoir lutté toute sa vie pour la protection de la sphère personnelle. Son journal fourmille en effet de critiques acerbes contre l’intrusion de la justice dans les questions de moralité privée et contre ces plumitifs qui, disait-il, se donnent le droit d’avilir des individus au nom du droit d’informer. Vous ajoutez que Kraus était hostile à la mise en phrase, dans un langage stéréotypé, de tout ce qui – selon lui – devrait rester inexprimé. Il détestait la propension des journalistes à exiger des citoyens qu’ils aient un avis sur tout, qu’ils manifestent des « réactions », expriment des « sentiments » face à tel ou tel événement du jour. C’est ce que vous appelez vous-même l’«industrie du questionnement déplacé et de la curiosité indécente » (p. 100),

Kraus ne pouvait pas admettre non plus que la prétention de la presse d’être partout, de tout voir, de tout savoir, de tout juger soit « excusée » parce que cela permettrait « d’exhumer des vérités que d’autres voudraient cacher ». Et vous n’avez rien trouvé de mieux que de souscrire à ces propos ! Malgré tout le respect que j’ai pour votre œuvre, je dois vous faire part de mon indignation. Dans votre désir acharné de nous convaincre que la prose satirique de Kraus est encore d’actualité, vous allez jusqu’à vitupérer contre « la campagne de dénonciation publique entreprise récemment, avec tous les effets désastreux que l’on peut prévoir, par certains journaux de la presse populaire contre les pédophiles » (p. 201). Vous faites certainement allusion, dans ce passage, aux journaux de Londres qui ont publié, en juillet 2000, les photos et les noms de centaines de personnes accusés de pédophilie.

Heureusement pour vous, cette réflexion figure dans une note de bas de page à la fin de votre ouvrage. Comme les commentateurs ne lisent pas les livres jusqu’au bout, vous avez échappé à l’indignation collective que de tels propos auraient pu provoquer. Si l’on suit à la lettre votre doxa krausienne, il faudrait donc que les journalistes qui exhument des vérités que d’autres voudraient cacher « s’excusent » parce qu’ils alimenteraient ainsi « le voyeurisme organisé » des médias ! On peut en effet déplorer que le nom et la photo d’individus qui n’ont pas été condamnés par la justice, mais qui sont suspectés de pédophilie, soient publiquement dévoilés. Mais les investigations que mènent les vrais journalistes dans la vie privée des citoyens ne peuvent pas être confondues avec le voyeurisme de la presse de caniveau. Devraient-ils « s’excuser » eux aussi de mettre en lumière des injustices et des crimes restés dans l’ombre jusqu’ici : comme les agressions pédophiles, les violences faites aux femmes ou les discriminations que subissent tous les racisés de notre société ?

Je crains fort que tout ce que vous pourriez dire à ce sujet finisse par se retourner contre vous car les intellectuel-les intersectionnel-les auraient vite fait de vous renvoyer dans les cordes en vous disant que c’est facile quand on est un homme-blanc-de la classe bourgeoise, de minimiser l’importance capitale de ces combats. Pour votre défense, je dirais que votre aveuglement résulte certainement de vos origines populaires, car cela vous a incité à privilégier le critère de classe au détriment des autres dimensions – sans doute plus fondamentales, en tout cas sous-estimées – des relations de pouvoir qui gouvernent nos sociétés.

Sur un plan plus philosophique, les théoriciens d’aujourd’hui ne manqueraient pas d’ironiser sur le côté « vieux jeu » de votre raisonnement qui persiste à séparer la sphère privée et la sphère publique. Ce que vous n’avez jamais réussi à comprendre, je suis désolé de vous le dire, c’est que « tout est politique » ! Pour combattre efficacement les formes de domination qui existent depuis les débuts de l’humanité dans l’espace privé, il fallait forcément les rendre publiques. Voilà pourquoi, contrairement à ce qu’affirmait Kraus, la prétention des journalistes « d’être partout, de tout voir, de tout savoir, de tout juger » n’est pas condamnable, elle doit même être encouragée. C’est ce que font aujourd’hui les intellectuels critiques courageux qui travaillent aux côtés des journalistes d’investigation, en tenant, par exemple, des « blogs » dans la presse numérique.

Pour le dire très franchement, j’ai été surpris aussi de constater que vous présentiez comme une chose positive le fait que Karl Kraus ait appliqué, « en tant que satiriste, le principe selon lequel on doit toujours faire en premier lieu le ménage dans sa propre maison, c’est-à-dire dans son métier, dans son milieu et dans son pays », en ajoutant qu’à vos yeux, le plus grand courage c’est « de voir l’ennemi dans son propre camp » (p. 72). Dans un éclair de lucidité, vous dites vous-même que cette forme d’autoflagellation a sans doute alimenté les réflexions à caractère antisémite de Karl Kraus, alors qu’il était lui-même juif. En donnant des armes à ses adversaires, Kraus a fait le jeu des nazis qu’il condamnait fermement par ailleurs. Je suis surpris qu’un esprit aussi bien informé des réalités politiques de notre temps que le vôtre, n’ait pas déploré ces naïvetés autocritiques pour souligner qu’elles risquaient d’alimenter le vent conservateur qui souffle aujourd’hui sur notre pays.

Vous auriez pu approfondir ce point en analysant plus sérieusement la trajectoire de Karl Kraus. Alors qu’il avait constamment affirmé que seule la satire pouvait avoir une efficacité politique, le triomphe du nazisme l’a conduit à remettre en question cette croyance. La parole devient dérisoire quand les tyrans sont capables de parler comme les démocrates de liberté, d’humanité, de dignité, de justice et de défense des faibles. Quand la réalité coïncide avec sa satire, dites-vous, quand il n’y a plus de distance entre le contenu et la forme, il faut trouver d’autres moyens de lutte « que ceux dont disposent les gens comme lui et même probablement les intellectuels en général » (p. 186).

Ceux qui vous lisent depuis longtemps, comme c’est mon cas, comprendront que dans ces propos attribués à Kraus, c’est votre propre combat contre un certain type d’intellectuels qui affleure. Je m’arrête là pour aujourd’hui, car je ne voudrais pas abuser de votre temps, mais même si vous ne me répondez pas, je vous écrirai à nouveau pour tenter de clarifier ce dernier point.

Pap Ndiaye, le savant et le politique.

Je n’ai pas pour habitude de commenter ce qui s’écrit sur les réseaux sociaux. Mais je ferai aujourd’hui une exception à cette règle pour éviter d’être embringué dans la croisade que l’extrême droite, mais aussi toute une partie de la droite qui se dit laïque et républicaine, a lancée contre mon collègue, l’historien Pap Ndiaye, nommé récemment ministre de l’Education nationale.

Dans un tweet, Zineb el Rhazoui écrit : « A lire absolument pour s’élever au-dessus du bruit. L’historien Gérard Noiriel alertait bien avant la nomination de Pap Ndiaye : ses recherches réhabilitent la notion de race pour mieux critiquer le modèle républicain. Le nouveau ministre de l’éducation nationale est bien un racialiste ».

Enfonçant le clou, l’inévitable Eric Zemmour, qualifie Pap Ndiaye « d’indigéniste », en prophétisant qu’avec lui à la tête du MEN, c’est « toute l’histoire de France qui va être revisitée à l’aune de l’indigénisme, de l’idéologie woke et de l’islamogauchisme». (C News, 23/5/2022)

Dans l’ouvrage que nous avons écrit avec Stéphane beaud (Race et sciences sociales, Agone, 2021), de même que dans mon précédent blog, consacré au livre des sœurs Fields (Racecraft, Agone, 2021), j’ai longuement discuté l’ouvrage de Pap Ndiaye intitulé La Condition noire. Essai sur une minorité française (Calmann-Lévy, 2008).

La critique centrale que j’ai adressée à ce livre concerne la façon d’articuler le savant et le politique, une question qui m’est chère, même si j’ai l’impression qu’elle n’intéresse pas grand monde, y compris dans le milieu universitaire. La Condition noire est un ouvrage important, qui ouvre tout un champ de recherches sur une question encore peu étudiée. Néanmoins, on y trouve souvent des jugements de valeur qui donnent l’impression que l’historien se transforme en porte-parole de la cause des Noirs, en prenant exemple sur les Etats-Unis.

Le tweet de Zineb el Rhazoui, tout comme les propos de Zemmour, relèvent de la même confusion entre recherche historique et opinions politiques, sauf que ces derniers ne savent même pas ce qu’est réellement le métier d’historien, alors que Pap Ndiaye a fait ses preuves en tant que savant.

Affirmer que j’aurais « alerté » (verbe qui signale un danger) mes lecteurs sur le fait que Pap Ndiaye serait « racialiste » est une déformation grossière de mon analyse. Dans l’ouvrage que nous avons publié avec Stéphane Beaud, nous avons d’ailleurs explicitement refusé d’employer ce terme car il fonctionne comme une insulte visant à discréditer des gens présentés comme des ennemis de la République.

J’ai toujours été stupéfait de lire ou d’entendre ces commentateurs de l’actualité, adeptes du « printemps républicain », qui passent leur temps à défendre les « valeurs républicaines », alors qu’ils foulent aux pieds l’une de ces principales valeurs ; celle qui est la plus importante pour moi car elle au centre de ma conception de la laïcité. Elle concerne l’autonomie de la réflexion scientifique. La séparation des fonctions, l’institutionnalisation de ce que Durkheim appelait la division du travail social, est un acquis de notre démocratie. La république a défendu et développé le métier d’enseignant-chercheur, en créant un corps de fonctionnaires payés avec les impôts des citoyens pour qu’ils produisent des connaissances objectives, au sens où elles doivent répondre à des questionnements scientifiques et non politiques. Echapper à la manie du jugement pour comprendre le monde dans lequel nous vivons, telle est la principale finalité de la science, car c’est une manière « d’aider les hommes à mieux vivre » comme disait Marc Bloch.

Dans nos démocraties avancées, les chercheurs ne sont pas directement aux ordres du pouvoir politique, mais ils n’existent dans l’espace public qu’à la condition de répondre aux questions que leur impose le pouvoir politico-médiatique. C’est pour résister à cet impérialisme que Pierre Bourdieu disait que « la sociologie est un sport de combat ».

La question du jour, dans laquelle on veut nous enfermer, c’est de savoir si Pap Ndiaye est « indigéniste »/ « racialiste » ou « républicain ». Avec d’un côté, Zemmour et consort qui voient en lui l’islamo-gauchiste qui va ruiner l’histoire de France et de l’autre côté, ceux qui dénoncent ce type de procès débile, en y voyant la preuve du « racisme structurel » qui gangrène la société française.

Je ne me sens pas concerné par ce genre de polémiques affligeantes. Mais je défends la dignité des chercheurs qui refusent que leur travail soit utilisé à tord et à travers par ceux qui ont besoin de cautions intellectuelles pour servir leur fonds de commerce politique, sans aucun respect pour nos questionnements et nos analyses.

Pour que les choses soient claires, je résumerai mes critiques de la Condition noire, en rappelant quelques points :

Sur le plan méthodologique, j’ai souligné le manque de cohérence dans la définition du groupe social qu’il appelle « les Noirs de France » et j’ai critiqué aussi sa tendance à placer sur un plan d’égalité la race et la classe, alors que le milieu socio-économique joue le rôle déterminant dans le destin social des individus.

Je pense que ce livre pêche aussi par une sous-estimation de l’importance des histoires nationales dans les réalités actuelles, La France et les Etats-Unis sont deux types de démocratie qui ont des histoires différentes. Mais au lieu de comparer les deux, Pap Ndiaye raisonne comme s’il n’existait qu’un chemin unique pour combattre les inégalités en présentant le modèle américain comme un exemple à suivre pour la France. Il est incontestable que dans de multiples passages de ce livre, Pap Ndiaye critique le « modèle républicain » en vantant les mérites du multiculturalisme américain. Le fait que la République française n’ait jamais voulu faire de la race une catégorie administrative est vu comme un « aveuglement » à la couleur de peau auquel il faudrait mettre fin.

Pour ma part, je ne me prononce pas sur ce point car c’est une question politique qui concerne tous les citoyens. Mais je constate que dans cette partie de son livre, le savant cède la place au militant en se comportant comme s’il était le porte-parole de la cause des Noirs. Il y a là, me semble-t-il, un abus de pouvoir. Une partie importante des Noirs de France ne veulent pas en effet que leur couleur de peau devienne une catégorie de l’action publique. D’où la question que je pose à l’historien Pap Ndiaye : de quel droit un intellectuel peut-il imposer une identité à des gens qui la refusent, sans avoir la possibilité de lui répondre ?

Tout cela n’empêche pas que la Condition noire est un ouvrage savant et pas un programme politique. La question que l’on peut donc légitimement se poser, c’est comment Pap Ndiaye, devenu ministre, envisage de passer de l’un à l’autre. S’il est facile, dans un livre, d’adopter tour à tour la posture du chercheur puis celle du militant, il n’en va pas de même dans la pratique. Dans un article de 1904 (« L’élite intellectuelle et la démocratie »), Emile Durkheim se demandait si « sauf dans quelques cas exceptionnels de génies éminemment doués — il est possible de devenir député ou sénateur, sans cesser, dans la même mesure, de rester écrivain ou savant, tant ces deux sortes de fonctions impliquent une orientation différente de l’esprit et de la volonté ! ».

L’histoire du XXe siècle n’a fait que confirmer les doutes du grand sociologue car les universitaires qui se sont lancés en politique ont généralement été perdus pour la science. Mais peut-être que Pap Ndiaye sera l’exception qui confirme la règle. C’est en tout cas ce que je lui souhaite.

Pour alimenter cette réflexion sur le passage du savant au politique, il ne serait pas scandaleux de demander à Pap Ndiaye si les analyses développées dans la Condition noire nourriront (ou non) son action ministérielle. Autrement dit, est-ce qu’il compte prendre des mesures concrètes pour favoriser le développement du multiculturalisme et pour consolider les identités minoritaires. Sinon, est-ce que cela signifie qu’il a pris ses distances avec cet ouvrage pour nuancer, voire même contredire, ses propos critiques sur le « modèle républicain »?

Lors de sa première apparition publique en tant que ministre, Pap Ndiaye a donné une indication en disant : « Je suis le symbole de la méritocratie et de la diversité. Je n’en tire aucune fierté, mais le sens du devoir et des responsabilités ». Le fait d’avoir accepté cette fonction ministérielle serait donc une sorte d’acte militant qui donnerait à tous ceux qui sont victimes de discriminations dans notre société, l’espoir que la République leur permettra d’y échapper. Sans jouer les rabats-joie, il faut quand même rappeler que ce genre de promotion symbolique n’a rien de nouveau dans notre République. Severiano de Heredia, « mulâtre né libre », issu d’une riche famille de planteurs cubains, fit de de brillantes études au lycée Louis le Grand. Poète et journaliste, il s’engagea en politique. Elu député en 1881, après avoir présidé le conseil municipal de Paris, il sera nommé ministre des transports en 1887. Je pourrais citer d’autres exemple sur cette façon de gérer la « diversité » au sein des élites politiques républicaines depuis la fin du XIXe siècle..Mais la lecture de la Condition noire nous incite à penser que ce « modèle républicain » doit être abandonné. Celles et ceux qui ont vu dans la promotion de Pap Ndiaye un motif d’espoir risquent donc d’être déçus si la définition de la « diversité » se limite à la couleur de peau sans accorder toute sa place au critère socio-économique qui reste, quoi qu’on en dise, le facteur le plus important pour favoriser la mobilité sociale.

Né d’un père ingénieur sénégalais et d’une mère française, professeur de collège, Pap Ndiaye a grandi dans une famille plutôt favorisée sur le plan intellectuel, ce qui explique sa réussite scolaire. Mais la grande majorité des enfants issus de l’immigration appartiennent à des milieux sociaux beaucoup plus modestes. Si l’éducation nationale est aujourd’hui en crise, c’est surtout parce qu’elle n’est plus perçue comme un tremplin permettant aux classes populaires d’améliorer leur sort. C’est dans les solutions qu’il proposera pour résoudre ce problème que l’on pourra juger de la compétence proprement politique du savant historien. S’il échoue dans sa mission, la logique identitaire qu’il a lui-même mise en avant dès sa prise de fonction risque de se retourner contre lui. Après les insultes racistes qu’il a subies de la part de l’extrême droite, c’est dans son propre camp que surgiront les critiques l’accusant d’avoir trahi la cause des Noirs pour servir la soupe aux maîtres blancs.

« Race », sorcellerie, racisme. Réflexions sur un livre récent.

« Ceux qui créent et recréent la race aujourd’hui, ce ne sont pas seulement la foule qui tue un jeune afro-américain dans une rue de Brooklyn ou ceux qui rejoignent le Klan ou l’ordre blanc […]. Ce sont ces hommes « de gauche » et ces universitaires « progressistes » qui vont développer leur propre version de la race, dans laquelle les schibboleths neutres, « différence » et « diversité » remplacent des mots comme « esclavage », « injustice », « oppression » et « exploitation » et qui veulent nous faire oublier, ce faisant, que l’histoire de ces mots est tout sauf neutre » (p. 205)

(« Schibboleth est un mot hébreu désignant un terme qui ne peut être correctement prononcé que par les membres d’un groupe, ce qui leur permet de se reconnaître. Il vise ici l’entre soi de l’élite universitaire américaine).

Ces lignes ne sont pas extraites du livre Race et sciences sociales, que nous avons publié, Stéphane Beaud et moi, en janvier 2021. Jamais nous n’aurions osé critiquer avec autant de véhémence ceux de nos collègues qui alimentent la « question raciale ». On aurait donc pu penser que ces propos, tirés d’un ouvrage publié en octobre 2021, déclencheraient une polémique comparable à celle que nous avons subie l’an dernier. Les adeptes de « l’intersectionnalité » auraient dû dénoncer un discours typique des vieux mâles blancs arc-boutés sur leurs privilèges, enfermés dans leur provincialisme franco-français, qui ignorent les recherches de la nouvelle génération sur la question raciale. Celles et ceux qui nous expliquent doctement ce que signifie être « progressiste » aujourd’hui auraient pu y voir une nouvelle preuve du « vent de réaction (qui) souffle sur la vie intellectuelle » pour reprendre une expression de Didier Fassin (in AOC-Média, 23 février 2021).

Pourtant, ce livre n’a pas provoqué ce genre de dénigrement. En dehors du Monde Diplomatique, la presse de gauche l’a ignoré et la presse de droite n’a pas jugé utile de s’en emparer pour alimenter ses diatribes contre les « déconstructeurs ». Ce silence s’explique par le fait qu’aucun des arguments qu’avancent celles et ceux qui confondent la polémique et la discussion scientifique ne peut s’appliquer aux deux auteures de cet ouvrage. Racecraft ou l’esprit de l’inégalité aux Etats-Unis a été écrit par une historienne (Barbara Fields) et une sociologue (Karen Fields) qui présentent un profil « intersectionnel » au-dessus de tout soupçon. Ces deux femmes, connues aux Etats-Unis pour leur engagement sans concession contre le racisme et issues d’un milieu modeste du Sud des Etats-Unis, se définissent en effet elles-mêmes comme « afro-américaines ». Comme leur travail ne pouvait pas être récupéré ou déformé par les deux camps qui s’affrontent continuellement aujourd’hui sur la question raciale, le silence a remplacé la polémique.

Nous avons là une illustration, adaptée au cas français, de ce que les sœurs Fields nomment le « racecraft ». Xavier Crépin, le traducteur et l’auteur de la postface du livre, explique qu’il a préféré conserver le mot anglais car il n’y a pas de véritable équivalent en français. Le néologisme « racecraft » a été forgé par référence à « witchcraft » (qui signifie sorcellerie en anglais). Karen Fields dit qu’elle a choisi ce terme parce que les discours et les pratiques qui concernent la race sont comparables aux discours et aux pratiques qui se focalisaient autrefois sur la sorcellerie : raisonnements circulaires, rituels de confirmation, barrières mentales contre la menace d’infirmation par les faits, prophéties auto-réalisatrices, « génétique populaire inventive et coloriée » ; sans oublier les pratiques collectives d’exclusion visant des boucs émissaires, fondées sur des rumeurs (p. 276).

Pour entrer dans la danse, il faut que ceux qui alimentent les polémiques sur la race partagent la même langue, même quand ils se présentent comme des adversaires acharnés. C’est ce qui pousse les uns et les autres à « traduire » constamment dans leur idiome commun le langage de la science. Si l’on veut rompre avec cette mécanique infernale, il faut donc éviter d’alimenter à son tour ces polémiques, quitte à laisser sans réponses les accusations blessantes, voire même humiliantes. Voilà pourquoi, lorsque j’ai inauguré ce blog, je l’ai introduit par une citation empruntée à Michel Foucault, qu’il n’est pas inutile de rappeler, y compris à ceux qui se considèrent comme des émules du grand philosophe.

« Je n’aime pas, c’est vrai, participer à des polémiques. Si j’ouvre un livre où l’auteur taxe un adversaire de « gauchiste puéril », aussitôt je le referme. Ces manières de faire ne sont pas les miennes ; je n’appartiens pas au monde de ceux qui en usent. À cette différence, je tiens comme à une chose essentielle : il y va de toute une morale, celle qui concerne la recherche de la vérité et la relation à l’autre. (Michel Foucault,, « Polémique, politique et problématisations » ; entretien avec P. Rabinow, mai 1984, repris dans Dits et Ecrits, Gallimard, 1988, tome IV, texte n°342).

Fidèle à cette éthique de la discussion, je me suis appuyé sur la grille de lecture que nous proposent les sœurs Fields pour discuter les thèses développées dans le meilleur livre publié en France sur la question raciale ; celui de l’historien Pap Ndiaye intitulé La condition noire (Calmann-Levy, 2008) qui est centré sur l’histoire des Noirs de France depuis le XVIIIe siècle.

Alors que le champ de recherches qu’il propose de développer aurait pu en faire l’économie, Pap Ndiaye a cru bon de consacrer tout un chapitre pour tenter de réhabiliter la « race » dans le discours public français et dans la recherche en sciences sociales. C’est sur cette partie du livre que je vais m’arrêter car l’argumentation de Pap Ndiaye s’oppose en tous points à celle que développent les deux universitaires américaines dans leur livre. Leur but étant de montrer que la race est une fiction qui aboutit à aggraver le racisme en occultant ses véritables causes.

Comment Pap Ndiaye réhabilite la notion de « race »

Pap Ndiaye part d’un constat : en France, le bannissement de la catégorie « race » n’a pas supprimé le racisme, alors qu’aux Etats-Unis la mobilisation du discours racial a été un outil efficace dans les combats contre les discriminations. En conséquence, il milite pour que la « race » devienne en France aussi une catégorie d’action publique. Il va de soi, ajoute aussitôt Pap Ndiaye, que les « races » ne peuvent pas être définies par des critères biologiques comme le prétendaient les anthropologues racistes. Selon lui, les « races » n’existent que dans les « imaginaires ». Il s’agit d’« une construction sociale », ce qui explique que, dans son livre, le terme soit toujours mis entre guillemets. Pour ce qui concerne les Noirs de France, qui font l’objet de son étude, cet imaginaire est un héritage de l’histoire coloniale, construit principalement à partir des « marqueurs historiques » que sont les critères physiques (la couleur de peau, mais aussi la chevelure, la physionomie, etc).

Pour Pap Ndiaye, le terme « race » est synonyme de « minorité » ou même de « groupe social ». Il dit en effet : « il existe ainsi une minorité noire » définie par « le critère de l’expérience sociale partagée selon le marqueur socialement négatif de la peau noire ». Plus loin, il définit la minorité noire comme « le groupe de personnes considérées comme noires et unies par cette expérience même » (p. 65).

La partie sociologique de son étude s’appuie sur un sondage réalisé par la Sofres à la demande du CRAN (Conseil Représentatif des Associations Noires) et sur quelques dizaines d’entretiens qu’il a lui-même réalisés auprès de personnes qu’il a sélectionnées comme faisant partie de la « communauté noire » de France. Il insiste sur le fait que ces personnes, comme tous les êtres humains, revendiquent un large éventail d’identités. Il ne s’agit donc pas de les enfermer dans leur identité raciale, car ce serait sombrer dans l’essentialisme. La « race », ajoute-t-il, ne doit pas remplacer la classe sociale ou le genre, mais si l’on veut faire progresser la recherche en sciences sociales, il faut combiner ces variables. Même s’il n’utilise pas le mot, c’est donc bien la problématique de « l’intersectionnalité » qui est esquissée ici.

Pap Ndiaye admet que plus la classe sociale est élevée, moins l’apparence noire compte. Ce qui ne l’empêche pas de conclure que « l’expérience partagée des discriminations est une fondation suffisante pour délimiter le groupe ». Il existe donc un critère universel, qui définit la population noire comme une « race » : c’est la stigmatisation de son apparence physique qui engendre une expérience commune des discriminations.

Au terme d’un raisonnement qui aboutit à démontrer qu’en ce qui concerne les « Noirs » en tout cas, la « race » existe, Pap Ndiaye en vient logiquement à se demander pourquoi les Français ont eu tendance jusqu’ici à occulter cette réalité ? La réponse tient dans ce qu’il appelle « le modèle républicain » que les Français auraient intériorisé. C’est la critique centrale qu’il adresse aux universitaires français. Une fois de plus, le modèle américain sert ici de référence pour déplorer un « retard » de la recherche française. Reprenant à son compte les termes polémiques de Didier Fassin, Pap Ndiaye va jusqu’à parler de « déni ». Etant donné que la réalité de la race se situe au niveau des « imaginaires », le fait que les historiens français ne l’aient pas vue est la preuve d’un « aveuglement » (« color blindness »), le plus souvent inconscient.

Cachez ces références américaines que nous ne saurions voir !

Après avoir présenté les arguments que Pap Ndiaye avance pour justifier la nécessité de renouer avec le concept de « race », voyons maintenant pourquoi Barbara et Karen Fields réfutent ce genre de démonstration. Le fait même qu’un tel livre ait été publié par des universitaires américaines constitue une première objection à ce qu’affirme Pap Ndiaye. Si l’aveuglement des intellectuels français concernant la « race » n’était qu’une conséquence du « modèle républicain », comment expliquer que les sœurs Fields aient consacré cette longue étude pour réfuter l’existence des « races » ? Au lieu de répondre à cette question, Pap Ndiaye fait comme si elle n’existait pas. Il est lui-même un historien soucieux de montrer le rôle que les Noirs ont joué dans la vie intellectuelle américaine et française. Pourtant, on ne trouve dans son livre aucune référence aux travaux des sœurs Fields. Pour combler cette lacune, je rappellerai que Barbara Fields est une historienne renommée. Première femme afro-américaine nommée professeure à Columbia, elle a reçu de nombreux prix pour ses travaux sur l’histoire de l’esclavage et des afro-américains, notamment le prix John H. Dunning de l’American Historical Association (1986) et le  Lincoln Prize attribué par le Lincoln and Soldiers Institute du Gettysburg College (1994), en passant par le prix des fondateurs de la Confederate Memorial Literary Society, et le prix ​​Thomas Jefferson de la Society for the History of the Federal Government.

Pap Ndiaye ne cite pas non plus dans son livre les travaux de l’universitaire britannique Robert Miles qui a longuement critiqué le tournant racial de la recherche universitaire dans son pays. Il ne dit pas un seul mot sur les recherches d’Adolf Reed, de Toure Reed, de Cedric Johnson. Il reconnaît que « la notion de « race » a fait l’objet « de débats importants dans les sciences sociales des Etats-Unis », en citant Anthony Appiah et William Wilson. Mais leurs critiques sont expédiées en une demi-page pour aboutir à la conclusion que « par contraste avec les Etats-Unis, la notion de « race » est encore mal admise dans les sciences sociales françaises ». Ce qui sous-entend qu’aux Etats-Unis, la notion de « race » serait désormais « bien admise » et donc que le débat sur le sujet serait clos. Il aurait été plus juste de dire que le discours racial est alimenté aujourd’hui par le courant dominant du monde universitaire américain et que celles et ceux qui le critiquent font partie du pôle dominé. De la même manière, comme nous l’avons montré dans notre livre, ce sont les universitaires français qui occupent une position hégémonique dans les relations intellectuelles franco-américaines (notamment Pap Ndaye, Didier Fassin et Eric Fassin ) qui ont imposé le thème du « retard » français en se référant à un « modèle américain » qui correspond en réalité au réseau dont ils font eux-mêmes partie.

En présentant des divergences entre chercheurs sur le mode du « retard » et de « l’aveuglement », le livre de Pap Ndiaye illustre l’une des dimension du « racecraft » que critiquent les sœurs Fields, quand elles disent que toute contestation des notions raciales est présentée par leurs partisans comme une « stratégie malhonnête de dissimulation » (p. 313). Même si l’ouvrage de Pap Ndiaye a le mérite de ne pas sombrer explicitement dans ce type de polémique, il n’empêche que les mots « retard » ou « aveuglement » qu’il utilise abondamment, sont des jugements de valeur qui alimentent le discrédit des collègues concernés.

Ces jugements de valeur expliquent les contresens que Pap Ndiaye commet, en toute bonne foi, lorsqu’il critique les travaux de ceux qui ne sont pas d’accord avec lui. Pour illustrer ce point, je prendrai le passage où il évoque mes propres recherches. Il cite une phrase où je dis que « la lutte contre les discriminations et le racisme constitue un enjeu fondamental pour les intellectuels », en ajoutant : « Il a raison mais un combat conséquent contre les discriminations nécessite autre chose qu’une déclaration d’intention » (p. 76).

La phrase citée vient en conclusion d’un paragraphe où j’explique que la propension des intellectuels à dénoncer le racisme peut s’expliquer par des raisons sociologiques qui les poussent à utiliser leur expertise « pour dire la vérité au pouvoir au nom des opprimés ».(in Les fils maudits de la République, Fayard, 2005, p. 268). Il ne s’agissait donc nullement de justifier le rôle joué par les intellectuels en matière de lutte contre le racisme, mais de rompre avec ces jugements de valeur pour analyser, avec les outils des sciences sociales, leur manière de légitimer leur fonction d’intellectuel.

Après avoir déformé mon propos pour le rendre compatible avec sa propre démarche d’intellectuel défendant la cause d’une « minorité opprimée », Pap Ndiaye me reproche de ne pas avoir mené un « combat conséquent » contre les discriminations, car j’en serais resté à une « déclaration d’intention ». Cette critique peut être comprise de deux manières. La première se situe au niveau de la pratique militante. On parle en effet de « déclaration d’intention » pour ceux qui prônent la révolution en restant scotché derrière leur ordinateur au lieu d’aller manifester, de coller des affiches, etc. Si c’est ce sens-là qu’il faut retenir, je suis prêt à comparer avec Pap Ndiaye mes états de service depuis 40 ans dans le domaine du combat antiraciste.

La seconde interprétation se situe au niveau de la recherche. Les travaux que j’ai consacrés depuis les années 1980 sur l’histoire des discriminations et du racisme en seraient restés, selon lui, au niveau des « déclarations d’intention », en raison de l’« absence problématique des Noirs de France comme objet d’études » (p. 76).

Il aurait été préférable que Pap Ndiaye argumente en évoquant des approches différentes car j’ai souvent abordé, dans mes livres, les discriminations subies par les immigrants noirs mais en les intégrant dans une problématique centrée sur le processus de stigmatisation. Sans entrer dans les détails, je rappelle simplement que, nourri des travaux de Goffman, d’Elias, de Bourdieu, j’ai consacré mes recherches à l’étude de processus historiques (l’immigration, la stigmatisation, l’identification, etc) en me tenant à distance des discours identitaires. C’est ce qui m’a conduit à publier une volumineuse biographie sur le clown Chocolat, le premier artiste noir ayant connu la célébrité en France, sans avoir besoin de recourir au concept de « race » ou de « minorité raciale ». Termes particulièrement mal venus dans son cas, étant donné qu’il a été complètement ignoré par l’élite des intellectuels noirs haïtiens qui vivaient à Paris à la Belle Epoque.

Si je voulais me placer sur le même terrain polémique que Pap Ndiaye, je pourrais lui retourner le compliment en affirmant qu’étudier le racisme en se focalisant sur une seule communauté, c’est le comble de « l’inconséquence ». C’est ce que disent à leur manière les sœurs Fields, puisqu’elles affirment que cet exclusivisme racial centré sur les Noirs contribue à pérenniser le racisme aux Etats-Unis.

Mais tous les arguments du monde ne parviendront jamais à convaincre des gens qui n’ont pas intérêt à être convaincus. Pour comprendre ce point, c’est la sociologie du monde universitaire qu’il faut convoquer. Dans un débat avec l’historien Roger Chartier, Pierre Bourdieu avait déjà dit l’essentiel sur le sujet : « Le champ scientifique, malheureusement, obéit à des lois de changement tout à fait semblables à celles de la haute couture ou du champ religieux : les jeunes, les nouveaux-venus, font des révolutions, vraies ou fausses, des hérésies, disant : « Tous les vieux, qui nous ont bassinés – pendant trente ans avec l’histoire économique à la Labrousse, à la Braudel on a compté les tonneaux dans le port de Lisbonne – ça suffit ! Maintenant, il faut compter autre chose, des livres au lieu des tonneaux ». Ou bien on dit : « L’économique, c’est fini, c’est paléo, c’est paléo-marxiste, tout est dans le politique, etc. ». Tout ça n’est pas si différent de ce qui se passe dans le monde de la mode, avec les robes qui sont une fois plus longues et une fois plus courtes. L’intérêt des faux problèmes, c’est qu’ils sont éternels… ». (« Gens à histoire, gens sans histoire : dialogue Bourdieu/Chartier », Politix, 1989, n°2). L’engouement des jeunes chercheurs en sciences sociales pour la « race » ou pour « l’intersectionnalité » est une manière de prendre leurs distances avec ceux qui les ont « bassinés » avec les « travailleurs immigrés » pour occuper leur place.

De l’identité à l’identification

J’en viens maintenant à la définition de la « race » que propose Pap Ndiaye. Pour les sœurs Fields, mettre ce terme entre guillemets en répétant rituellement qu’il s’agit d’une « construction sociale », ancrée dans nos « imaginaires », c’est raisonner comme les sorciers qui croyaient aux esprits. Alors que les actes racistes peuvent s’expliquer par une multitude de facteurs qui doivent être mis en lumière à chaque fois par la recherche empirique, les adeptes actuels de la question raciale pensent avoir trouvé la clé qui ouvre toutes les serrures, en invoquant constamment la « race » comme « construction sociale ».

La critique de Karen et Barbara Fields rejoint celle que l’historien des sciences Ian Hacking a développée dans son livre The social construction of what ? (Harvard UP, 1999). « J’ai rarement trouvé utile l’expression « construction sociale » dans mon travail » précise-t-il d’emblée. Pour lui, toutes les formes de constructivisme dérivent du présupposé platonicien établissant une différence entre l’apparence et la réalité, que Kant a définitivement fixée dans la pensée occidentale. Sans nier que cette formule puisse avoir son utilité dans certains cas, le fait de la mettre désormais à toutes les sauces s’explique, à ses yeux, par la posture « radicale » qu’un grand nombre de chercheurs en sciences sociales veulent absolument afficher aujourd’hui.

Définir la « race » comme une « construction sociale » apparaît ainsi comme une formule magique, une forme d’idéalisme, qui pérennise les vieilles définitions de l’anthropologie raciale, sauf que les critères physiques (couleur de peau, forme du crâne, etc.) sont situés désormais dans la sphère des « imaginaires » et des « représentations ». Les préjugés, les insultes, les humiliations que peuvent subir des personnes perçues comme noires sont vus comme des preuves de l’existence de la « race » noire. Voilà pourquoi, comme on l’a vu plus haut, Pap Ndiaye affirme que « l’expérience partagée des discriminations est une fondation suffisante pour délimiter le groupe ».(terme synonyme pour lui de « race »), alors que pour Barbara Fields, la référence à la construction sociale a simplement permis de « transformer une bête sauvage en animal apprivoisé ». La réhabilitation de la « race » a engendré tout un vocabulaire : « racialisation », « relations raciales », « racisé », que les sœurs Fields récusent parce que tous ces termes (de même que le mot « minorité ») « transforment l’acte d’un sujet en l’attribut d’un objet ». Autrement dit : « déguisé en race, le racisme devient quelque chose que les afro-américains sont, plutôt que quelque chose que les racistes font » (p. 141).

Karen et Barbara Fields montrent aussi dans ce livre que lorsque la réalité dément les discours des « sorciers » de la race, ceux-ci trouvent toujours des arguments en apparence rationnels pour conforter leur croyance. Cette critique peut s’appliquer aussi, me semble-t-il, au raisonnement que Pap Ndiaye développe dans la Condition noire. Il justifie l’importance accordée à « l’imaginaire » dans sa définition de la « race » noire en écrivant : « Pour paraphraser les propos de Sartre concernant les Juifs, un Noir est un homme que les autres hommes tiennent pour noir » (p. 57). Mais plus loin, il reproche à ceux qui voudrait « déracialiser » la société française de faire des Noirs « un pur imaginaire, une représentation dans les regards, reproduisant ainsi l’erreur de Sartre qui fait du juif une invention des antisémites ». Si l’on comprend bien, la « race » noire est une construction imaginaire, mais en même temps elle n’est pas imaginaire.

Le même genre de contradiction apparaît quand on examine les données statistiques (publiées en annexe) qu’il mobilise pour définir la « race » noire à partir du critère de la « discrimination raciale ». Un tiers des personnes « se déclarant noires » affirment en effet n’avoir jamais subi de « discriminations raciales » et la proportion atteint 42% pour la population se déclarant « métis issus de noirs ». Pap Ndiaye reconnaît par ailleurs qu’une partie des gens qui appartiennent selon lui à la « race » noire ne veulent pas être définis comme tels, surtout dans la population antillaise. Mais alors comment peut-on construire une catégorie à partir d’un critère qu’on ne retrouve pas chez plus du tiers des personnes concernées ? Pap Ndiaye répond en affirmant que les « Noirs » qui ne veulent pas être identifiés ainsi ou qui nient avoir subi des « discriminations raciales », sont victimes du « modèle assimilationniste républicain ».

Ce qui m’a frappé dans ce raisonnement, c’est de retrouver 50 ans plus tard, un mode de raisonnement en tous points identique à celui des intellectuels marxistes d’autrefois qui définissaient le prolétariat par « la conscience de classe ». A leurs yeux, les ouvriers qui n’affichaient pas publiquement cette facette de leur identité était victimes d’une « aliénation », imputable à l’idéologie bourgeoise ou à la religion (« l’opium du peuple »). Là encore, au-delà du débat sur la classe ou la race, c’est une socio-histoire des intellectuels qui devrait être mobilisée pour comprendre ce type de raisonnement.

Cela m’amène à une autre critique développée par Barbara et Karen Fields dans leur livre. Elle se démarquent en effet des discours sur les « identités » en prônant une approche en terme d’identification (comme je l’ai fait moi aussi dans mes recherches depuis longtemps). A ce niveau aussi, le contraste avec la perspective que propose Pap Ndiaye est frappant. Son livre est complètement pris dans la problématique des identités. Le but civique qu’il se donne explicitement, c’est de favoriser l’émergence d’une identité collective noire en France. Certes, ajoute-t-il, celle-ci ne doit pas être exclusive car elle doit s’articuler sur les autres identités que partagent les « Noirs » comme le genre ou la classe sociale.

Cette problématique identitaire et « intersectionnelle » occulte complètement le rôle que jouent ceux que j’appelle les « professionnels de la parole publique » dans le processus d’identification des individus. On le voit bien dans la façon dont Pap Ndiaye présente le sondage sur lequel son étude s’appuie largement et dont les résultats sont publiés en annexe du livre. Ce sondage réalisé par la Sofres et mené pour le compte du CRAN, association qui milite explicitement pour la reconnaissance publique de « l’identité noire », est pourtant très instructif quand on s’intéresse à la manière dont sont fabriquées des « identités ».

Etant donné que les statistiques françaises ne catégorisent pas les « races », les enquêteurs ont privilégié « l’auto-définition » des personnes. La Sofres affirme avoir mis en œuvre un « protocole méthodologique rigoureux permettant une fiabilité et une représentativité optimale des résultats de cette étude ». 13 500 personnes résidant en France ont été interrogées pour dégager un échantillon de 581 individus qui ont « déclaré être « noirs » », ou « « métis issus de parents ou grands-parents « noirs » ».

La Sofres explique que son « protocole » a fait le choix d’une « auto-définition à partir de l’interrogation suivante : « « Dans quelle mesure l’interviewé se définit comme « noir », à travers un sentiment d’appartenance ou non à une minorité visible ». Ainsi, les personnes interrogées étaient libres de se désigner ou non comme « noires », à partir de la définition proposée ».

Cette explication montre que cet institut de sondage a repris à son compte le topos classique de l’idéologie républicaine qui consiste à définir l’identité des personnes à partir du « sentiment d’appartenance », argument qui, depuis l’époque de Renan, a servi de leitmotiv pour définir « l’identité nationale ». Mais cette dimension du « modèle républicain » n’est pas analysée dans l’ouvrage de Pap Ndiaye. De même qu’il n’a rien à dire sur la définition de la « liberté » qui est donnée dans ce sondage. Elle consiste à accorder aux individus identifiés la possibilité de répondre aux questions que leur posent les identificateurs par téléphone. Sans doute confusément conscient qu’en faisant ainsi irruption dans la vie quotidienne des gens pour leur poser des questions sur leur « identité », ils risquaient de les choquer, les sondeurs ont pris la peine de leur expliquer (toujours par téléphone) où ils voulaient en venir, avant de les questionner. « On parle parfois, en France, de « minorités visibles » pour désigner les personnes qui, notamment, n’ont pas la peau blanche. En général, on qualifie de « minorités visibles » : les Noirs, les Arabo-berbères, les Asiatiques, les Indo-pakistanais ou encore les métis. Vous-même personnellement, faites-vous partie d’une de ces minorités visibles, et si oui, laquelle ? »

Le terme de « minorité visible », emprunté au sens commun médiatique (désigné ici par le « on parle »), apparaît donc dans cette enquête comme une manière euphémisée de désigner les « races ». Le mot « visible » renvoie en effet au critère central que retient Pap Ndiaye dans sa définition de la « race » noire. Ce critère, on l’a vu, c’est le marqueur négatif de certaines caractéristiques physiques. Les sondeurs ont préféré utiliser l’expression « minorité visible » dans leurs explications, mais dans les questions qu’ils ont posées aux sondés ils utilisent l’expression « discrimination raciale » ; nouvelle preuve de l’équivalence établie entre race et minorité, en tout cas pour les « Noirs ».

Cela n’empêche pas que, pour pouvoir réaliser leur enquête, les sondeurs ont été obligés de fabriquer un espace public racialisé car si l’on raisonne en terme de « races », il faut pouvoir ranger tous les individus dans des catégories raciales. Sauf à considérer que les « Arabo-berbères », les « Asiatiques », les « Indo-pakistanais » ne sont pas concernés par les « marqueurs socialement négatifs » de leur apparence physique (ce qui contredirait la définition même d’une « minorité visible »), en suivant la définition de Pap Ndiaye, il fallait donc les considérer eux aussi comme des « races ».

Pour que leur enquête soit cohérente, les sondeurs ont dû compléter ce panorama racial. D’une part, ils ont rajouté à la liste pré-construite des « minorités visibles », une catégorie fourre-tout intitulée « autre ». D’autre part, comme il n’existe pas de « minorité » sans majorité, il a fallu introduire « la race blanche », désignée en creux par l’expression : « les personnes qui, notamment, n’ont pas la peau blanche ». Comme « les marqueurs socialement négatifs » qui stigmatisent les « minorités visibles » ne tombent pas du ciel, il faut bien admettre que c’est la majorité, définie par sa couleur de peau blanche, qui en est responsable. Le raisonnement aboutit donc à défendre l’hypothèse d’une « lutte des races », qui ne se déroule pas sur le terrain économique comme la lutte des classes, mais sur le terrain des « représentations » et des « imaginaires ».

Les sœurs Fields évoquent ce point à propos des Etats-Unis en disant que les partisans de la « blanchité » « s’imaginent découvrir de la « racialisation » – et par conséquent des races – dans tous les recoins. Ne reste plus dès lors qu’à procéder à un nouveau tour de passe-passe et à définir la race comme une « identité », ce qui fait que le « blanc » devient lui aussi une race » (p. 148-49).

La façon de classer ceux qui sont présentés comme des « métis » dans l’enquête de la Sofres ne règle en rien le problème. La question est posée d’une telle manière que les personnes sont contraintes de choisir l’une de leur ascendance au détriment des autres. Prenons l’exemple du joueur de football Kylian Mbappé. S’il avait été interrogé pour cette enquête, il aurait fallu qu’il choisisse entre une identité de « métis issu de la minorité noire » par son père et une identité de « métis issu de la minorité arabo-kabyle » par sa mère. S’il avait opté pour l’ascendance paternelle, il aurait été classé dans la catégorie « Ensemble de la population « noire » » » que retient Pap Ndiaye dans son annexe statistique. L’absence de toute réflexion sur l’arbitraire de ces classifications s’explique par le fait que dans son ouvrage, la notion de « race » ne s’applique qu’aux « Noirs ». A aucun moment, il ne s’interroge pour savoir si la définition qu’il donne de la « race » peut s’appliquer à d’autres groupes sociaux.

Au lieu d’invoquer sans cesse un « imaginaire » qui n’est jamais défini, les sœurs Fields accordent une grande importance au langage que nous utilisons pour désigner les individus. Elles se réfèrent aux travaux du philosophe ghanéen Anthony Appiah, qui a montré que le vocabulaire des sorciers donnait du sens à une « ontologie invisible » qui permettait de sélectionner, parmi de nombreuses possibilités, une certaine manière d’organiser le monde. Barbara Fields applique ce raisonnement à la question raciale en examinant le rôle que jouent les adeptes de la « race » dans l’identification des personnes.

Même si elles ne se réfèrent jamais aux travaux de Pierre Bourdieu, on retrouve dans leur réflexion une forte proximité avec ce qu’il a écrit concernant la violence symbolique inscrite dans la langue. On pourrait aussi compléter leurs références en s’appuyant sur l’ouvrage de Ian Hacking cité plus haut. Il explique qu’à la différence des classifications des sciences naturelles, les classifications des sciences sociales sont interactives, ce qui signifie qu’elles affectent les personnes. Voilà pourquoi lorsqu’un chercheur identifie une personne au nom de sa science, il ne se contente pas de faire un constat. Il peut faire exister le monde social tel qu’il voudrait qu’il soit pour des raisons personnelles. Ian Hacking n’en conclut pas que c’est une bonne ou une mauvaise chose. Il se contente d’attirer l’attention des chercheurs en sciences sociales sur un point central de leur travail.

Les spécificités du cas américain

Les sœurs Fields comparent le « racecraft » à la sorcellerie d’autrefois aussi parce que dans les deux cas on retrouve le même type de raisonnement circulaire. « La raison tourne ainsi en rond dans le cercle qu’elle a elle-même bâti et entraîne le sens avec elle » (p. 285). Le livre de Pap Ndiaye tombe également sous le coup de cette critique. Il plaide pour un retour de la « race » comme catégorie d’action publique tout en partageant l’espoir qu’un jour les représentations raciales du monde social auront disparu. Mais si l’on veut bien admettre l’évidence que les représentations sont toujours véhiculées par le langage, on aboutit à cette contradiction : pour que soient éliminées un jour les représentations raciales, il faudrait reprendre les mots qui les désignent.

Affirmer que les « races » existent parce qu’on ne peut pas nier la réalité des discriminations raciales est un autre exemple de raisonnement circulaire car pour pouvoir qualifier ces discriminations de « raciales », il faut nécessairement avoir affirmé au préalable que la « race » existe.

Si l’on se place maintenant sur un plan plus factuel, on peut aussi s’interroger sur un discours qui réhabilite la « race » en partant du constat que l’abandon du terme n’a pas mis fin au racisme. Pap Ndiaye oublie de préciser le sens qu’il donne au mot « racisme » car celui-ci a beaucoup évolué au cours du temps. Il est évident que les crimes racistes sont infiniment moins nombreux aujourd’hui qu’ils ne l’étaient quand la race faisait partie du vocabulaire explicite de la droite et de l’extrême droite. Faut-il rappeler que ce sont les lois raciales de Vichy qui ont conduit des dizaines de milliers de juifs de France dans les camps d’extermination ? Faut-il rappeler les nombreuses victimes des crimes racistes commis à l’époque coloniale quand le gouvernement républicain présentait les Français comme une « race supérieure » ?

Le même genre de constat s’impose quand on compare aujourd’hui la France et les Etats-Unis. Toutes les statistiques prouvent que la proportion des crimes racistes est plus forte aux Etats-Unis. Les soeurs Fields insistent sur l’importance que conserve dans leur pays, ce qu’elles appellent le « racisme ordinaire ». Le taux de pauvreté des enfants noirs avoisine 50%. De même, toutes les études convergent pour montrer la sur-représentation de la population noire dans les chiffres du chômage, des prisons etc. Si l’on compare avec les données que Pap Ndiaye a publié en annexe de son livre, le contraste saute aux yeux. Il dit lui-même qu’en France, « les Noirs semblent plus diplômés que la moyenne de la population » (p. 443).

Ce constat n’a pas pour but de minimiser les formes de discrimination qui existent en France. Je veux simplement montrer qu’en se focalisant sur la couleur de peau pour les étudier, au lieu de prendre en compte la multitude des facteurs qui interviennent, on se prive des outils les plus adéquats pour comprendre les formes proprement françaises d’exclusion. La place centrale accordée au critère racial dans le raisonnement de Pap Ndiaye occulte, par exemple, le rôle essentiel joué par la nationalité. Les chiffres fournis par l’INSEE, que nous citons dans notre livre (p. 231), montrent pourtant les fortes inégalités qui séparent la population noire française et la population noire d’origine étrangère.

Pap Ndiaye va jusqu’à affirmer que la « race » « est une catégorie valide d’analyse sociale, à l’instar d’autres catégories sociales comme la « nation » ou le « genre », notions tout aussi imaginaires ». Etant donné que le mot « imaginaire » ne fait l’objet d’aucune analyse empirique, il fonctionne dans ce raisonnement comme les esprits chez les adeptes de la sorcellerie. On peut certes affirmer que toutes les réalités matérielles, sociales, institutionnelles sont « imaginaires » puisqu’elles sont susceptibles d’alimenter notre imagination. Mais confondre les deux, c’est rétablir une forme extrême d’idéalisme. Les enfants ayant fui la guerre en Syrie et qui sont morts noyés dans la Méditerranée parce qu’aucun Etat national n’a voulu les accueillir auraient bien aimé que la « nation » soit une notion « imaginaire ». Malheureusement, il s’agit d’une réalité institutionnalisée sans guillemets, codifiée dans des lois mises en œuvre par des fonctionnaires qui ne font qu’appliquer les règles régissant nos Etats démocratiques.

Pour se distinguer des historiens et des sociologues qui avaient centré leurs travaux sur la question de l’immigration, Pap Ndiaye refuse de prendre vraiment en considération le fait que nos sociétés sont organisées sur une base nationale. Là encore, son livre tranche avec celui des sœurs Fields. La thèse du « retard » ou de « l’aveuglement » de la recherche française ne peut se justifier qu’en partant du postulat que ce qui est vrai aux Etats-Unis vaut également pour la France. Karen et Barbara Fields insistent au contraire sur la spécificité du cas américain. En partant de leur propre expérience d’universitaires ayant vécu dans différents pays (en Afrique mais aussi en France puisque Karen Fields est diplômée de la Sorbonne), elles montrent qu’il n’y a pas de « condition noire » universelle car même si on se limite à l’examen des représentations collectives, on observe que celles-ci varient fortement d’un pays à l’autre. L’une des grandes spécificités du cas américain, c’est l’ancienneté du processus de naturalisation des notions raciales, notamment dans l’invention des classifications administratives que voudraient introduire en France les experts de la statistique ethnique.

Parmi les exemples des conséquences actuelles de cette catégorisation raciale, elles citent celui de la Cour Suprême. En 1987, il a fallu « décider si, en vertu de la loi sur les droits civiques, les juifs et les arabes américains étaient autorisés à demander réparation pour des actes de discrimination à leur encontre ». Pour répondre à cette question, la Cour « choisit de se demander si les juifs et les arabes étaient racialement distincts des « caucasiens » » (p. 165). Dans un monde ou la conscience de race est constamment à l’œuvre, ajoute Karen Fields, « tout peut-être compter, classifié, désigné publiquement en fonction de distinction « raciales » (p. 297-98).

Deux façons de concevoir la recherche en science sociales

Bien que Stéphane Beaud et moi, nous ne connaissions pas l’ouvrage des sœurs Fields quand nous avons écrit le nôtre, nous avons mis en œuvre dans Race et sciences sociales, une approche qui est finalement très proche de la leur, au sens où elles n’ont pas jugé utile, elles non plus, de passer en revue tous les travaux universitaires qui traitent de la question raciale. Leur souci était de situer leur réflexion dans le prolongement de la tradition intellectuelle qui a permis à la sociologie de se constituer comme science autonome. Comme nous l’avons fait nous-même dans notre livre, elles ont situé leur démarche au carrefour des trois pôles qui ont donné naissance au « métier » de sociologue : Emile Durkheim, Max Weber et W.E.B. Du Bois.

C’est le souci d’ancrer leur réflexion dans le champ des sciences sociales qui explique l’analogie qu’elle proposent entre « racrecraft » et « witchcraft » (sorcellerie). Karen Fields s’appuie en effet sur les analyses qu’Emile Durkheim a consacrées aux Formes élémentaires de la vie religieuse (F. Alcan, 1912), livre dans lequel il analyse de façon détaillée les classifications sociales chez les arborigènes australiens. Ce qui a intéressé la sociologue américaine, c’est l’analyse durkheimienne sur le clan des kangourous, car elle illustre l’immense pouvoir du langage pour fabriquer une essence commune qui implique des obligations morales. Durkheim montre que l’essence-nom est vécue comme du réel palpable, ressenti dans des effervescences collectives. De là est ressorti le fait évident qu’un tel être humain ressemblait plus à un kangourou qu’il ne ressemblait à un être humain appartenant, par exemple, au clan des souris arboricoles. C’est le même problème auquel nous sommes confrontés avec le langage racial constate Karen Fields. Cette problématique durkheimienne l’a orientée vers les travaux de l’anthropologue Evans-Prichard. Dans le chapitre VII, elle montre la parenté entre la structure logique des croyances américaines concernant la race et celles des croyances dans la sorcellerie qu’a étudiées Evans Pritchard dans son célèbre ouvrage Witchcraft, Oracles and Magic Among the Azande, Oxford University Press ; 1976, (1937).

La partie du livre qui m’a le plus enthousiasmé, c’est le chapitre 8, intitulé : « L’individualisme et les intellectuels : une conversation imaginaire entre Emile Durkheim et W.E.B. Du Bois ». L’intérêt de ces pages se situe à plusieurs niveaux. Le premier tient au rôle que peut jouer l’imagination en sciences sociales, comme moyen heuristique et non pas comme argument métaphysique. En imaginant une discussion – qui aurait pu avoir lieu puisque Du Bois et Durkheim ont participé tous les deux à l’exposition universelle qui s’est tenue à Paris en 1900 – Karen Fields propose une nouvelle forme d’écriture en sciences sociales reposant sur le dialogue entre deux perspectives différentes, mais fondée sur un respect mutuel. Mine de rien, elle donne un bel exemple de ce qui devrait être la règle dans nos disciplines : la capacité de dialoguer sans chercher à discréditer son interlocuteur, mais au contraire en le respectant pour s’efforcer de le comprendre.

Ce chapitre est exemplaire aussi parce qu’il contraste fortement avec la logique identitaire que défend Pap Ndiaye au sens où le but de la sociologue américaine n’est pas de promouvoir un « nous » communautaire, mais d’avancer dans l’universalisation de la réflexion sur les discriminations, en « comparant l’incomparable » comme le proposait l’historien Marcel Detienne. Dans le cas présent, il s’agit d’appréhender ensemble le « problème nègre » (expression de l’époque) aux Etats-Unis, tel que l’a étudié W.E.B. Du Bois à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, et la « question juive » en France à l’époque d’Emile Durkheim. Au lieu de raisonner en terme de « color blindness » à propos du sociologue français, Karen Fields commence par souligner ce qui séparait les modèles nationaux français et américain. En France, dit-elle « les races et les couleurs étaient régies selon un autre modèle » qu’aux Etats-Unis. Néanmoins, ajoute-t-elle, Du Bois aurait trouvé un interlocuteur attentif avec Durkheim car pour lui non plus, les identités raciales n’allaient pas de soi. Bien que les deux savants aient forgé leur personnalité dans leur contexte national respectif, tous deux ont dû combattre les assignations identitaires véhiculées par les mouvements racistes de leur temps.

Durkheim a publié ses premières recherches au moment même où l’antisémitisme faisait une irruption brutale dans le débat public français. Sa réflexion sur le racisme a donc été nourrie par son expérience vécue, mais il n’a jamais évoqué son propre cas. A l’inverse, Du Bois s’est impliqué personnellement en s’engageant explicitement dans le combat politique pour l’émancipation des Noirs. L’antisémitisme n’a pas vraiment entravé la carrière universitaire de Durkheim, alors que W.E.B. Du Bois a longtemps été maintenu aux marges de la communauté savante américaine, Voilà pourquoi Karen Fields décrit Durkheim comme « un étranger de l’intérieur » et Du Bois comme « un initié de l’extérieur ». Mais malgré ces différences, leur dialogue aurait certainement été fructueux et aurait permis à l’un et à l’autre d’avancer dans leur réflexion respective (p. 331-335).

Nous avons là un modèle d’analyse compréhensive que Barbara et Karen Fields mettent également en œuvre dans les chapitres II et VI de leur livre, centrés sur des « histoires individuelles », à partir de plusieurs récits autobiographiques et des souvenirs de leur grand-mère Mamie Garvin Fields « qui, enfant, a assisté à la mise en place du régime Jim Crow » (p. 239). Là encore, le contraste avec la méthode mise en œuvre par Pap Ndiaye est frappant. Alors qu’il sélectionne dans les entretiens qu’il a réalisés les éléments qui nourrissent sa problématique identitaire, les sœurs Fields s’efforcent de restituer et de comprendre le point de vue des personnes qui font l’objet de leur étude. Elles accordent une réelle importance à la parole de celles et ceux qui n’ont pas accès à l’espace public, au lieu de leur dire ce qu’ils devraient être ou ce qu’ils devraient faire. C’est cette façon de pratiquer le métier de sociologue que Stéphane Beaud a mis en œuvre dans ses propres recherches (cf notamment Pays de malheur ! (avec Younès Amrani), La Découverte, 2004 et La France des Belhoumi. Portraits de famille (1977-2017), La Découverte, 2018).

C’est grâce à ces longs entretiens que Karen Fields a pu comprendre que le fait d’être noire était une réalité omniprésente dans la vie quotidienne de sa grand-mère, étant donné l’ampleur des discriminations qu’ont subies les afro-américains dans le sud des Etats-Unis. Mais, ajoute-t-elle, « c’était un élément du décor. On sait qu’il est là, mais c’est à peine si on le remarque ». Ce constat est à mes yeux très important car il rejoint ce que j’ai moi-même observé dans mes recherches sur ce genre de questions. La personnalité propre à chaque individu est la combinaison d’un grand nombre « d’identités latentes » (« les éléments du décor ») qui font partie de notre vie privée. Le processus d’identification est une relation de pouvoir qui permet aux dominants de sélectionner l’une de ces identités latentes pour l’installer dans l’espace public, que ce soit pour la valoriser ou pour la stigmatiser. C’est ce processus qui a permis la catégorisation des races au moment où a débuté l’esclavage en Amérique. Mais en reprenant à leur compte ces catégories, les militants antiracistes ont légitimé ce classement racial dans le débat public, ce qui a eu pour effet de modifier la façon dont les afro-américains se sont vus eux-mêmes. C’est ainsi que, dans les milieux populaires du sud des Etats-Unis, un élément du décor qu’on remarquait à peine est devenu une « race » ou une « minorité visible ».

Peut-être qu’il n’était pas possible de faire autrement pour combattre le racisme aux Etats-Unis. Cela ne devrait pas pour autant empêcher les chercheurs d’étudier le rôle qu’ont joué les « entrepreneurs de la race » dans ce processus identitaire. Cela ne devrait pas non plus occulter les formes de résistance que les personnes victimes du racisme ont développées sans attendre que les intellectuels viennent s’occuper d’eux. Dans cette perspective, j’ai noté avec intérêt la place que Barbara Fields accordait au rire, puisque c’est un point sur lequel j’ai beaucoup insisté dans mon livre sur l’histoire du clown Chocolat. En s’appuyant sur un roman de Toni Morrison, elle note que « le rire peut servir d’outil de négociation pour des vies séparées vécues ensemble » (p. 136). Constat essentiel car à la différence des intellectuels critiques qui conçoivent les relations de pouvoir uniquement sous l’angle de la domination, les grandes romancières comme Toni Morrison ou les grandes historiennes comme Barbara Fields connaissent suffisamment bien le monde social pour comprendre la dialectique qui lie contradictoirement la domination et la solidarité. Quand Barbara Fields écrit « Il faut saisir ensemble ceux qui sont séparés et réunis par la ligne de couleur », elle se situe dans le prolongement de ce que Norbert Elias appelait l’interdépendance entre les groupes au sein d’une même société.

Des intellectuelles responsables

Le livre de Barbara et Karen Fields est donc un excellent exemple d’une science sociale qui se donne pour objectif de comprendre les comportements des individus sans les juger. Cette démarche « herméneutique » les amène à s’interroger sur elles-mêmes et à réviser des croyances, héritées de leur formation universitaire. Karen Fields explique qu’avant d’approfondir ses entretiens avec sa grand-mère, elle avait tendance à voir la vie de cette dernière comme une « touriste » qui découvre un nouveau pays, c’est-à-dire à partir d’un regard extérieur. Mais lorsqu’elle a commencé à entrer à « l’intérieur » de son existence, une foule de questions ont surgi, qui ont remis en cause les certitudes de la sociologue. Elle a repensé aux réflexions de Max Weber sur le besoin qu’éprouvent les privilégiés de se justifier en disant qu’ils méritent leur privilège. Ce constat sociologique permet de comprendre pourquoi les universitaires qui sont les plus conscients de toute la misère du monde, sont souvent les plus enclins à jouer les professeurs de morale. Et comme ils ne sont pas prêts, malgré tout, à renoncer à leurs privilèges, ils sont incités à croire que la radicalité de leur langage critique est une forme d’action politique.

En appliquant ses réflexions à elle-même, Karen Fields s’est demandé si elle avait bien fait de défendre fermement l’autonomie de la science, en s’appuyant sur l’autorité de ceux qu’elle appelle « nos maîtres ». Les conversations avec sa grand-mère l’ont amenée à douter du bien-fondé des remarques de Max Weber quand il affirme que nous autres universitaires, « nous devrions vivre selon une éthique de la recherche qui se cantonne exclusivement à la recherche ». Elle s’est donc interrogée sur les finalités de la science sociale quand elle se limite à une « enquête réalisée selon de strictes critères scientifiques » (p. 267).

Toutes celles et tous ceux qui défendent l’autonomie de la recherche en sciences sociales, mais qui veulent croire malgré tout à l’utilité de leur travail, sont pris dans ce genre de contradictions. Comme je l’ai dit dans l’un de mes précédents blogs, cette façon de pratiquer l’auto-analyse caractérise les chercheurs que Pierre Bourdieu appelait, en citant Emile Durkheim, « les intellectuels responsables ». Ceux-ci ne confondent pas la science et la politique, ce qui ne les empêche pas de tirer des conclusions de leurs recherches qui peuvent avoir des effets politiques. C’est le dernier aspect du livre des sœurs Fields sur lequel je voudrais m’arrêter maintenant.

Le principal enseignement de leur étude, je l’ai déjà dit, c’est que la perpétuation du discours racial contribue à alimenter le racisme aux Etats-Unis. Le fait de mettre sans cesse la couleur de peau au premier plan aboutit à confondre les Noirs et les pauvres, privant ces derniers du langage social adéquat pour exprimer leurs revendications. C’est ce qui explique la tendance des pouvoirs publics à prôner des solutions raciales à des problèmes sociaux. Voilà pourquoi, ajoutent les sœurs Fields, « le racisme et l’inégalité de classe aux Etats-Unis ont toujours eu partie liée ».

Elles soulignent aussi que la politisation des catégories raciales aboutit forcément à diviser les classes populaires qui ont pourtant des intérêts communs. Des luttes politiques centrées sur un clivage entre « Blancs » et « Noirs » ne peuvent aboutir qu’à la défaite de ces derniers puisqu’ils sont minoritaires, sauf à espérer naïvement que les « privilégiés blancs » renonceront à leurs « privilèges » par compassion pour les « Noirs ». Tels sont les raisonnements qui amènent les sœurs Fields à conclure qu’aux Etats-Unis, le « racecraft » fonctionne « comme un aiguillage de chemin de fer au détriment de l’égalité » (p. 368).

Etant donné qu’en France, la race n’est pas une catégorie de l’action publique, nous n’en sommes pas encore là. Néanmoins, comme nous le montrons dans notre ouvrage, depuis les émeutes qui se sont produites dans les cités populaires de la banlieue parisienne en 2005, le discours racial s’est fortement répandu dans l’espace public, alimenté par les polémiques opposant les intellectuels de « droite » qui ont présenté ces jeunes émeutiers comme « Noirs et Arabes », et les intellectuels de « gauche » qui utilisent le langage racial pour dénoncer les discriminations.

Ce discours racial a connu un début d’institutionnalisation au moment de ces émeutes avec la fondation du CRAN, en novembre 2005, organisme qui s’est désigné lui-même comme « représentatif » des Noirs de France pour obtenir le financement qui lui a permis de commander à la Sofres le sondage de 2007. Les résultats de ce sondage ont reçu une légitimité scientifique grâce au livre publié en 2008 par Pap Ndiaye. Nous étions alors dans un contexte politique où une partie de la droite libérale plaidait pour des statistiques ethniques, à quelques mois des élections présidentielles remportées par Nicolas Sarkozy.

Quand on jette un coup d’oeil sur la réception de cette enquête du CRAN dans les médias écrits, on constate qu’elle a été saluée à la fois par la droite et par la gauche. Le Parisien lui consacre sa Une en affirmant : « Le Cran crée l’événement, avec un sondage consacré aux Noirs. Le sondage TNS-Sofres que nous publions est sans précédent, donc impressionnant » (31/1/2007). « Plus d’un Noir sur deux se dit « discriminé » en France » titre Le Monde (31/1/2007). Libération va plus loin en reprenant explicitement à son compte le vocabulaire racial : « 56% se déclarent personnellement victimes de discrimination raciale dans leur vie de tous les jours » (31/1/2007). Le Figaro, après avoir titré : « un Noir sur deux se sent discriminé en France » va jusqu’à saluer « une enquête qui bouscule la tradition républicaine française » (31/1/2007).

En dehors du Parisien, qui évoque « les classements bizarres » opérés par la Sofres pour regrouper les « personnes se déclarant noires » et les « personnes se déclarant métisses issues de Noirs », aucun des quotidiens que je viens de citer ne s’est interrogé sur la fabrication de ce sondage. Les résultats sont donc pris comme argent comptant. En conclusion de son article Libération va jusqu’à citer une prophétie de Patrick Lozès, président-fondateur du CRAN, qui prédit que  «Les Noirs feront la différence dans l’isoloir en 2007.»

Reprocher aux journalistes de ne pas analyser les processus d’identification qui sont à l’oeuvre dans le monde social ne serait pas juste. Leur métier les oblige en effet à reprendre à leur compte les entités collectives qui peuplent l’espace public, pour produire des commentaires qui sont souvent aussi des jugements de valeur sur l’actualité. Critiquer ce sondage aurait été perçu comme une manière de nier ou de minimiser, les discriminations. Position moralement indéfendable. Du coup, on comprend mieux pourquoi une démarche scientifique qui ne conteste pas ces formes d’injustice sociale mais qui s’interroge sur le langage et les outils mis en œuvre pour en rendre compte n’a pas pu trouver sa place dans le débat public.

Puisque nous commémorons actuellement le vingtième anniversaire de la mort de Pierre Bourdieu, je voudrais conclure sur ce point en rappelant un autre passage de son dialogue avec Roger Chartier mentionné plus haut. « Une position scientifiquement très faible peut être renforcée en apparence si elle a derrière elle des forces politiques ». Inversement, comme le montre le silence des journalistes sur le livre des sœurs Fields, des recherches scientifiques de première importance peuvent être complètement ignorées quand elles non pas derrière elles des forces politico-médiatiques.

Ce que les Zemmour des années 1930 disaient des Arméniens.

Eric Zemmour a choisi l’Arménie pour son premier déplacement de campagne parce que « c’est une vieille terre chrétienne (…), un des berceaux de notre civilisation ». Et il a ajouté : « L’Arménie est en danger. Elle a déjà été une terre martyre du temps de l’Empire ottoman et de massacres comme le génocide arménien. De nouveau, ce pays est harcelé, et par son voisin l’Azerbaïdjan et surtout par la Turquie derrière. On est là au cœur de la guerre de civilisation ».

Pourtant, son arrivée à Erevan le samedi 11 décembre a été mouvementée. Une journaliste de l’Agence France-Presse a rapporté que le candidat d’extrême droite à la présidentielle avait été accueilli par des manifestants brandissant des pancartes en français « Pas bienvenu, Éric Zemmour ». Une Française de 25 ans, qui participait à cette manifestation, a déclaré : « On est là pour informer les Arméniens de qui est Éric Zemmour. C’est un homme très dangereux, c’est un fasciste ».

Il n’est pas inutile en effet de rappeler les propos sur les réfugiés arméniens que tenaient dans l’entre-deux-guerres les émules de Charles Maurras, le leader d’extrême droite dont se réclame aujourd’hui Eric Zemmour. Voici, par exemple, ce qu’écrivait Henri Béraud à propos de ceux qu’on appelait alors « les Levantins ».

« Sommes-nous le dépotoir du monde ? Par toutes nos routes d’accès, transformés en grand collecteurs, roule sur nos terres, une tourbe de plus en plus grouillante, de plus en plus fétide. C’est l’immense flot de la crasse napolitaine, de la guenille levantine, des tristes puanteurs slaves. Et pour ce qui est du chômage, nous hébergeons trois millions de travailleurs étrangers, plus que nous n’avons de chômeurs ! Brave Français, ils t’ont colonisé, le bicot c’est toi ». (Henri Béraud, Gringoire, 7 août 1936).

Et voici ce qu’affirmait Eric Zemmour le 28 septembre 2019, à propos des musulmans, lors de son discours d’ouverture à la convention des droites : « Car il ne faut pas se leurrer ; le grand remplacement qui va nous anéantir a déjà commencé. Ils sont partout. Ils contrôlent tout. Ils imposent leurs coutumes, nous attaquent au couteau. Invasion, colonisation, occupation. Allez vous accepter de vivre en minorité sur la terre de vos ancêtres ? »

La comparaison de ces deux textes est éloquente. C’est la même rhétorique qui alimente le fantasme du grand remplacement et du colonisateur colonisé. Mais elle est adaptée au contexte politique de chaque époque. Les Arméniens issus de ce que Zemmour appelle aujourd’hui une «  vieille terre chrétienne ; un des berceaux de notre civilisation » était présentés dans l’entre-deux-guerres comme des « orientaux » inassimilables. Lorsqu’ils arrivent à Marseille, au début des années 1920, Siméon Flaissières, le député-maire de la ville, demande des mesures exceptionnelles pour fermer les frontières à ces « immigrants dénués de tout, réfractaires à nos mœurs occidentales, rebelles à toute mesure d’hygiène, immobilisés dans leur indolence résignée, passive, ancestrale » (article paru paru dans le Petit Provençal du 21 octobre 1923).

Parqués dans des camps insalubres, ces réfugiés sont stigmatisés pour leur manque d’hygiène, accusés de vivre dans des « pouilleries ». Les propos les déclarant « inaptes au travail », que ce soit aux champs ou à l’usine, se multiplient pour les présenter comme des parasites, tout juste bon à faire du commerce et des trafics louches. Ils sont aussi la cible du discours xénophobe reprochant aux immigrés de vivre aux « crochets » de la France. Ceci d’autant plus que la population arménienne a dû fuit précipitamment sa terre pour échapper aux massacres, ce qui explique le grand nombre de femmes, d’enfants, de vieillards et d’individus physiquement affaiblis par les mauvais traitements.

La stigmatisation des Arméniens se retrouve même dans les travaux universitaires. Dans sa thèse sur les étrangers en France (1932), le géographe Georges Mauco les classe parmi les races « exotiques » : « Asiatiques, Africains, Levantins mêmes […] portent en eux, dans leurs coutumes, dans leur tournure d’esprit, des goûts, des passions et le poids d’habitudes séculaires qui contredisent l’orientation profonde de notre civilisation ».

Sous Vichy, Georges Mauco – un grand admirateur du maréchal Pétain lui aussi – enfonce le clou en avançant des arguments psychologiques. Les immigrants juifs et arméniens ne peuvent pas s’assimiler dans la société française parce qu’ils ont une mentalité de vaincus qui ont dû fuir leur terre. Le poids de leur échec aggrave l’« altération du caractère » propre à ceux qui ont connu « des siècles de pogroms ». Voilà pourquoi, plutôt que de chercher à s’intégrer dans la société française, ils préfèrent vivre entre eux, dans le ressentiment et la névrose.

Le journaliste-écrivain-polémiste d’extrême droite Lucien Rebatet, condamné en 1945 pour collaboration, apportera sa petite contribution à ce racisme anti-Arménien en vitupérant contre leur « sang corrompu d’Orient, appauvri par d’indéchiffrables mixtures, par de longues périodes de massacres, d’oppression, de misère physiologique ».

Voilà pourquoi le peuple arménien doit savoir qui est Eric Zemmour et dans quelle sorte de tradition politique il s’inscrit.