(I) Les intellectuels et le nouvel espace public.
Dans mes deux précédents blogs, j’ai voulu rendre hommage à Jacques Bouveresse en concentrant mon attention sur ce qu’il avait écrit, à partir des analyses de Karl Kraus et de Pierre Bourdieu, concernant les rapports entre les savants, les journalistes et les intellectuels. Pour le premier blog de cette nouvelle année, j’avais prévu de m’appuyer sur ces réflexions pour tenter de comprendre la crise que traversent aujourd’hui les sciences sociales. Mais comme ce travail m’a pris plus de temps que je ne le pensais, j’en présenterai les résultats dans plusieurs chapitres que je mettrai en ligne successivement.
Aujourd’hui, je commencerai par une présentation rapide des bouleversements de notre espace public qui résultent de l’irruption des réseaux sociaux. J’analyserai ensuite les conséquences de ces bouleversements dans le champ des sciences sociales en prenant l’exemple de la réception du livre que j’ai co-écrit avec Stéphane Beaud, Race et sciences sociales (Agone, 2021). Je terminerai en montrant pourquoi le triomphe de l’espace public numérique a profondément aggravé le problème qu’avait pointé Pierre Bourdieu il y a une vingtaine d’années, concernant la perte d’autonomie des sciences sociales.
1. La crise des « intellectuels spécifiques »
Le sociologue britannique Stanley Cohen avait montré dès le début des années 1970 le rôle majeur que jouaient les médias pour fabriquer ce qu’il appelait une « panique morale »; ce qui permettait de déplacer l’attention des causes du crime vers les criminels, afin d’alimenter les discours sécuritaires.
Dans un entretien publié récemment par le Monde (9/1/2023), intitulé « La charge contre les études sur le genre et le racisme menace la liberté académique », Francis Dupuis-Déri, professeur de sciences politiques à l’université Québec de Montréal, s’appuie sur les travaux de Stanley Cohen pour analyser la « panique morale » qu’alimentent aujourd’hui les médias en diabolisant les intellectuels féministes et antiracistes.
Il a raison de rappeler qu' »il n’existe aujourd’hui que quelques centaines de programmes sur le genre ou le racisme aux Etats-Unis, où on compte 4 500 établissements universitaires ». Stéphane Beaud et moi avions indiqué nous aussi, dans notre livre, qu’on peut trouver en France des exemples de militants « woke » qui cherchent à interdire des pièces de théâtre ou qui perturbent des cours, mais qu’il s’agit là de cas exceptionnels exploités par les médias conservateurs pour donner une image complètement déformées des universités françaises.
Francis Dupuis-Déri a raison également de rappeler que ce genre de polémiques n’a rien de nouveau. L’un des exemples les plus célèbres dans le cas français date du début du XXe siècle. La presse de l’époque alimenta pendant des mois ce qu’elle appelait « l’affaire Thalamas », laquelle secoua la classe politique toute entière, en opposant la gauche laïque à la droite catholique. Auteur d’un livre dans lequel il affirmait que Jeanne d’Arc avait été victime d’hallucinations auditives, Amédée Thalamas vit son cours à la Sorbonne constamment perturbé par des militants royalistes, à tel point qu’il fut lui-même frappé en pleine séance par l’un d’entre eux.
Ceci dit, l’entretien avec Francis Dupuis-Déri publié dans le Monde pose un problème de fond car il tend à généraliser toute une série de questions qui devraient être déconstruites pour être vraiment expliquées. J’en donnerai 3 exemples.
1. Ce professeur de sciences politiques reprend à son compte la polémique woke/antiwoke comme elle se présente dans les médias. Tous les acteurs sont rangés en deux blocs; les défenseurs du « wokisme » d’un côté et de l’autre leurs adversaires (« des polémistes, des universitaires et des politiques » dit-il). Les lecteurs du Monde ne sauront donc pas qu’il existe des universitaires qui peuvent développer des analyses critiques sur des recherches féministes ou antiracistes, comme cela se fait dans tous les domaines de recherche en sciences sociales, tout en refusant d’être affiliés à telle ou telle chapelle.
2. Francis Dupuis-Déri évoque le cas des étudiantes qui lui ont confié qu’elles avaient quitté « des universités françaises où il leur est trop pénible et risqué de poursuivre leurs études en cycles supérieurs sur le racisme et le colonialisme ». Sans nier que de tels cas puissent exister, en tirer la conclusion qu’en France « la liberté académique » serait « menacée » c’est raisonner de la même manière que les conservateurs qu’il dénonce, une façon d’alimenter une contre-panique morale en inversant les rôles des victimes et des criminels. On a là un exemple des problèmes que pose cette notion de « liberté académique », qui tend à remplacer aujourd’hui « l’autonomie du monde savant » que les sociologues défendaient depuis Durkheim et Weber.
Francis Dupuis-Déri ajoute : « on peut se réjouir de voir tant de ressources sur le Web, d’interventions dans les médias et de livres sur le genre et sur le racisme ». Certes! Mais un chercheur ne devrait-il pas s’interroger aussi sur les raisons qui expliquent que des causes apparemment combattues férocement par les conservateurs de tous poils puissent être aujourd’hui placées au centre d’une actualité dominée par les milliardaires qui contrôlent les médias?
3. Ce collègue n’aborde pas cette question dans cet entretien parce qu’il utilise le mot « médias » dans un sens générique, en oubliant que c’est un univers social traversé par des contradictions et des enjeux de luttes. Le pôle médiatique dominant joue le rôle essentiel dans la mise en cause du « wokisme », mais si cette question est placée régulièrement au centre de l’actualité polémique c’est aussi parce qu’elle est alimentée par ceux qui dénoncent cette diabolisation. Ce qu’il faudrait comprendre ce sont les raisons qui expliquent le repositionnement du clivage droite/gauche autour de ces thèmes. Et plutôt que de parler en terme de « réjouissance », il serait temps de s’interroger sur les conséquences de l’irruption des réseaux sociaux dans ces bouleversements de notre espace public, pour mesurer ses effets sur nos métiers d’enseignants-chercheurs.
Pour ne pas tomber, à mon tour, dans le travers des généralisations abusives, je précise que lorsque je parle de « crise » des sciences sociales, c’est pour caractériser les problèmes auxquels est confrontée aujourd’hui la petite minorité des universitaires qui interviennent dans l’espace public au nom de leurs compétences pour défendre telle ou telle cause politique. L’enseignant-chercheur qui quitte son laboratoire ou sa salle de cours pour s’exprimer dans l’espace public n’agit pas en tant que savant puisque les questions auxquelles il doit répondre sont celles qu’impose l’actualité du moment. Lorsqu’il donne son opinion sur les problèmes politiques de l’heure, le savant intervient en tant qu’intellectuel. Comme je l’ai montré dans un livre déjà ancien (Dire la vérité au pouvoir. Les Intellectuels en question, Marseille, Agone, 2010), depuis l’affaire Dreyfus, on peut distinguer trois grands profils d’intellectuels: les conservateurs (que j’appelle, après Charles Péguy, les « intellectuels de gouvernement »), les progressistes (« les intellectuels critiques ») et les « intellectuels spécifiques ».
Les « intellectuels de gouvernement » et « les intellectuels critiques », que tout oppose par ailleurs, ont au moins un point commun. Etant donné que ni les uns ni les autres ne plaident pour une séparation du savant et du politique, il est logique qu’ils puissent intervenir dans le débat politique au nom de leurs compétences savantes. En revanche, les « intellectuels spécifiques » partent du principe que les intellectuels ne sont pas plus lucides que les autres citoyens quand il s’agit de politique. Voilà pourquoi ils interviennent dans l’espace public uniquement pour mettre à la disposition des autres les résultats de leurs recherches, car ils sont convaincus que ces outils pourront les aider à faire des choix plus lucides. C’est cette conviction qui les incite à défendre l’autonomie du monde savant face aux journalistes et aux politiques.
Dès la naissance de la sociologie, cette posture s’est heurtée à une contradiction majeure dont Emile Durkheim avait déjà explicité les termes. Dans les règles de la méthode sociologique, (1895) il avait affirmé : « le moment est venu pour la sociologie de renoncer aux succès mondains, pour ainsi parler, et de prendre le caractère ésotérique qui convient à toute science ». Pourtant, dans la préface de son ouvrage sur la Division du travail social (1893), le même Durkheim avait écrit: « Mais de ce que nous nous proposons avant tout d’étudier la réalité, il ne s’ensuit pas que nous renoncions à l’améliorer (…) Nous estimerions que nos recherches ne méritent pas une heure de peine si elles ne devaient avoir qu’un intérêt spéculatif ».
Autrement dit, l’ambition de Durkheim était de parler le langage « ésotérique » de la science sociale tout en espérant qu’elle aurait une utilité pour les acteurs du monde social. Sans pouvoir insister ici sur ce point, je pense que tout au long du XXe siècle, les « intellectuels spécifiques », qu’ils soient sociologues (de Durkheim à Bourdieu), historiens (Marc Bloch) ou anthropologues (Claude Lévi-Strauss) ont cherché à concilier ces deux types d’exigence en défendant à la fois l’autonomie de la science et l’éducation populaire, vue comme un instrument d’émancipation des citoyens. C’est pour moi la définition la plus respectable de la laïcité républicaine.
Notre espace public est constamment secoué aujourd’hui par des polémiques opposant « les intellectuels de gouvernement » (qui se présentent comme les défenseurs vigilants de la « laïcité » et des « valeurs républicaines »), aux « intellectuels critiques » (qui se font les porte-parole de « l’antiracisme », pour s’en prendre au « modèle républicain », en dénonçant « le racisme d’Etat », « la fracture coloniale », le « privilège blanc », etc). Depuis plus de trente ans, le même genre d’arguments sont inlassablement répétés par les deux camps car le moteur des uns est alimenté par le carburant des autres. Bel exemple de ce que Paul Valéry écrivait en 1946 à propos des philosophes: « il leur suffit de s’entendre entre eux juste assez pour entretenir leur désaccord qui est toute leur raison d’être ».
Comme je l’ai déjà expliqué dans mes précédents blogs, les universitaires qui, comme c’est mon cas, interviennent dans l’espace public en tant qu' »intellectuels spécifiques » pour défendre l’autonomie de la recherche en sciences sociales sur ces questions, subissent désormais les insultes des deux camps. Après avoir été traité « d’islamo-gauchiste » par les premiers, les seconds m’ont traîné dans la boue, avec mon collègue Stéphane Beaud, pour avoir écrit un livre s’efforçant d’analyser la manière dont les « intellectuels critiques » appréhendent ce qu’ils appellent « la question raciale ». Ce qui a poussé les collègues qui ont été choqués par ces insultes à publier une pétition dans le Monde (« L’“affaire Beaud et Noiriel” est exemplaire de la dégradation de la qualité du débat public », Le Monde, 23 février 2021).
L’autre domaine de la recherche qui donne lieu aujourd’hui à ce genre de polémiques est celui des études sur le genre. Les tensions entre d’une part, celles et ceux qui dénoncent les effets négatifs du « transgenrisme » et, d’autre part, celles et ceux qui les accusent de « transphobie » affectent de plus en plus le monde universitaire. Le clivage sur ce sujet traverse même aujourd’hui des instances comme le conseil scientifique de la Dilcrah – la Délégation interministérielle de lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine LGBT – (instance dont je fais partie) – à tel point qu’une douzaine de membres ont publié récemment un communiqué tirant lui aussi la sonnette d’alarme, sur la « dangereuse dégradation du débat public », « les violences symboliques, souvent accompagnées de violences physiques », menaçant « la liberté d’expression et de réunion ». A noter qu’une forte minorité de membres de ce conseil scientifique n’ont pas voulu signer ce texte.
Cette dégradation du débat scientifique explique sans doute la récente circulaire venant du Ministère de l’enseignement supérieur sur les nouvelles procédures concernant la soutenance de thèse. Désormais, les nouveaux docteurs doivent prêter un serment rédigé ainsi: « En présence de mes pairs. Parvenu(e) à l’issue de mon doctorat en [spécialité de Doctorat], et ayant ainsi pratiqué, dans ma quête du savoir, l’exercice d’une recherche scientifique exigeante, en cultivant la rigueur intellectuelle, la réflexivité éthique et dans le respect des principes de l’intégrité scientifique, je m’engage, pour ce qui dépendra de moi, dans la suite de ma carrière professionnelle quel qu’en soit le secteur ou le domaine d’activité, à maintenir une conduite intègre dans mon rapport au savoir, mes méthodes et mes résultats. »
2. La numérisation de l’espace public
L’hypothèse que je développerai dans mon blog d’aujourd’hui est fondée sur ma conviction que cette crise des sciences sociales, qui affecte surtout les universitaires qui se comportent comme des intellectuels, est l’une des conséquences des bouleversements de l’espace public qu’a provoqués le triomphe de la communication numérique.
En m’appuyant sur quelques études récentes, je résumerai les points essentiels qui permettent de comprendre ce qui fait l’originalité des médias sociaux par rapport aux moyens d’information qui s’étaient succédé jusque là.
Pour éviter d’inonder les lecteurs sous les références, je me contente d’indiquer les deux principales études dont je me suis servi, à savoir : Andreas Reckwitz, The Society of Singularities. Cambridge Polity Press, 2020 et Philipp ·Staab, Thiel Thorsten, « Social Media and the Digital Structural Transformation of the Public Sphere », Théorie, Culture & Société, 39 , Numéro 4, 2022.
Ces études dégagent 5 grandes caractéristiques des médias sociaux:
1. Ils s’inscrivent dans le lointain prolongement de la presse de masse au sens où ces nouveaux médias obéissent eux aussi aux règles du capitalisme et à la loi du profit.
2. Le changement majeur par rapport aux précédentes phases de cette histoire, c’est la naissance des sphères publiques qui se déroulent sur un écran, et qui obéissent à « la loi de l’algorithmique », ce qui permet de collecter des données sur les utilisateurs grâce auxquelles les capitalistes font des profits.
3. L’accès à cet espace public est gratuit car c’est la publicité qui finance ces entreprises. Cela n’a rien de nouveau, mais ce qui a changé tient au fait que ce qui est vendu aux publicitaires par les patrons de ces plateformes, c’est l’accès aux consommateurs. La sphère publique des médias sociaux tend ainsi à se structurer comme un marché privatisé par les fournisseurs de plateformes. Comme elle ne fait plus la distinction entre citoyens et consommateurs, elle tend à abolir la séparation entre ce qu’on appelait auparavant l’espace public (comme lieu d’exercice du débat politique) et l’espace privé des consommateurs.
4. Cette nouvelle manière d’engranger des profits est caractéristique de ce que les auteurs appellent « le capitalisme de surveillance ». L’accumulation de données sur les individus devient une matière première rentable, fondée sur le contrôle de nos comportements convertis en profils individuels et vendus aux publicitaires.
5. L’intérêt des plateformes est donc de favoriser tout ce qui peut provoquer des stimulations affectives pour inciter les gens à réagir. Dès la fin du XIXe siècle, les patrons de la presse de masse avaient compris qu’il fallait fabriquer des « affaires » pour pousser les lecteurs à acheter leur journal. Mais la grande différence avec ce passé c’est que, désormais, les destinataires sont aussi les expéditeurs des messages. Aujourd’hui, la fabrication des « affaires » est un moyen d’inciter les gens à se faire entendre sur les plateformes pour exploiter leur profil et les vendre aux publicitaires. L’abolition tendancielle de la frontière séparant le public et le privé explique que les « affaires » ne soient plus uniquement politiques (comme l’affaire Dreyfus). Elles peuvent prendre une infinité de formes à condition qu’elles portent sur des sujets susceptibles d’être traités dans un langage moralisateur.
Toutes celles et tous ceux qui veulent participer à la vie publique ont dû s’adapter à cette nouvelle donne, comme les générations précédentes avaient été contraintes de s’adapter au triomphe de la presse de masse, puis de l’audio-visuel.
L’abolition de l’ancienne frontière séparant le public et le privé explique l’accentuation brutale de la perte d’autonomie du champ politique. Celle-ci est illustrée par l’effondrement des partis classiques (comme le parti socialiste) qui étaient nés à la fin du XIXe siècle, quand s’était imposée la grande presse. Les principaux quotidiens créés à cette époque étaient déjà contrôlés par de puissants patrons au service des forces conservatrices, mais les progressistes pouvaient encore disposer de leur propres organes de communication, comme le prouve l’exemple de l’Humanité fondée par Jean Jaurès en 1904.
Aujourd’hui, même Jean-Luc Mélenchon, le leader de la gauche de la gauche, s’il veut se faire entendre dans l’espace public doit communiquer à l’aide de « tweets » – c’est-à-dire utiliser la plate-forme numérique possédée par Elon Musk, l’un des plus puissants milliardaires de la planète et l’un des plus réactionnaires. Il doit aussi, de temps à autres, participer aux émissions des grandes chaînes télévisées, en acceptant l’agenda et les « problèmes d’actualité » qu’imposent les journalistes qui espèrent que telle ou telle « petite phrase » fera le « buzz » et alimentera les polémiques du jour sur les réseaux sociaux.
Dans ce nouveau système politico-médiatique, les représentants des partis politiques sont de plus en plus souvent concurrencés par les nouveaux leaders d’opinion issus du monde sportif, du show business ou qui ont été fabriqués par la sphère numérique elle-même (comme les « influenceuses » et les « influenceurs »).
Les journalistes de la presse écrite et de l’audio-visuel ont également été contraints de s’adapter à cette nouvelle donne. Tous ont créé des sites internet qui viennent compléter, enrichir, illustrer ce qu’ils disent dans leurs journaux et sur leurs antennes. Eux aussi utilisent massivement les médias sociaux (facebook, twitter, etc.) pour donner davantage de visibilité à leur entreprise, dans un monde où la concurrence est de plus en plus vive. Cette participation se fait souvent sous la forme de qu’ils appellent le « décryptage » de l’information. Le combat juste et nécessaire contre les « fakes news » – ces fausses nouvelles qui sont produites elles aussi dans la sphère médiatique numérisée – prolonge l’idéal professionnel du journalisme concernant la vérification des faits. Mais il est mené sans que soit interrogé le rôle que jouent les dominants dans la sélection des informations qui sont retenues pour alimenter « l’actualité ».
En présentant ce qui se dit sur les « réseaux sociaux » comme l’expression de ce que pensent les Français, les journalistes amplifient le traditionnel discours concernant les sondages d’opinion, focalisé sur l’interprétation des réponses sans « décrypter » la manière dont sont fabriquées les questions. Sur les millions de propos qui sont échangés chaque jour sur ces fameux « réseaux », seuls ceux qui sont sélectionnés par les grands médias audio-visuels pour nourrir « l’actualité » ont un réel impact dans le débat public.
Outre cette fonction de « décryptage », les journalistes de la presse écrite contribuent fortement à la construction des affaires médiatico-politiques. L’effondrement des journaux contrôlés par les partis politiques a créé un vide occupé aujourd’hui par les quotidiens et surtout les hebdomadaires qui reproduisent à leur manière le clivage droite/gauche. La laïcité, l’antiracisme, le wokisme sont devenus des thèmes essentiels qui alimentent ces polémiques opposant Valeurs actuelles, le Figaro, le Point, Marianne, contre Libération, l’Obs et Médiapart. Ce dernier quotidien occupe une position originale dans cette nouvelle configuration car il s’agit d’un journal uniquement numérique qui a conservé son autonomie en optant pour un modèle économique fondé sur l’abonnement des lecteurs. Ces derniers sont ainsi invités à défendre l’indépendance du journal, en échange d’une participation à la rédaction du contenu, participation illustrée par les nombreux « blogs » abrités par Médiapart.
Le monde des enseignants-chercheurs a été, lui aussi, profondément affecté par ces bouleversements de l’espace public. Non seulement parce que nous utilisons tous les moyens qu’offre la communication numérique dans nos échanges, mais aussi parce que nous sommes de plus en plus sollicités par les journalistes soucieux de « décrypter » l’actualité. J’insiste à nouveau sur le fait que cela concerne surtout les universitaires soucieux de se faire entendre au-delà des cercles de spécialistes (ce qui est mon cas) et qui sont donc contraints de jouer un rôle d’intellectuel.
Les universitaires s’activent beaucoup aussi sur les plateformes numériques comme facebook et twitter; autre dimension de leur intégration au sein de ce monde médiatique. Ces plateformes leur donnent les moyens de relayer leurs propos, de faire connaitre leurs travaux, mais ils sont eux aussi concernés par les inconvénients que j’ai indiqués plus haut. Ces réseaux sociaux encouragent en effet l’individualisme du petit producteur indépendant et cimentent « l’entre soi » des gens qui pensent pareil et qui surestiment de ce fait leur influence. Pour les nouvelles générations d’enseignants-chercheurs qui sont devenues adultes au moment où les médias numériques se sont imposés, cette familiarité se traduit également par l’intériorisation du langage polémique qui caractérise les échanges sur « la toile ». Il est certain que cela a des effets sur la façon dont les universitaires conçoivent aujourd’hui ce qu’est une discussion scientifique.
La fausse proximité qu’imposent les réseaux sociaux a aussi des conséquences sur la façon dont sont formés les étudiants, notamment dans les écoles de journalisme. A titre d’exemple (mais j’aurais pu en citer beaucoup d’autres), voici le message qu’un étudiant de l’IFP de Paris vient de m’envoyer: « Bonjour Monsieur, Je rédige actuellement un article sur les enjeux politiques qui concernent le temps de travail. Je ne sais pas si le sujet vous parle beaucoup. Si oui, auriez-vous, avant 16 h aujourd’hui, dix minutes pour répondre à quelques questions? ». Je conseille aux professeurs de cet institut d’apprendre à leurs étudiants ce que signifie le respect d’une profession et d’une compétence. Sinon, il ne faut pas qu’ils s’étonnent que leur « mails » restent sans réponse.
La réussite de Médiapart tient à la place accordée aux militants qui ont la possibilité de s’exprimer publiquement grâce à leur blog. De même, les universitaires qui se comportent comme des « intellectuels critiques » peuvent, grâce à Médiapart, intervenir dans l’espace public pour contester les propos que « les intellectuels de gouvernement » tiennent dans les médias dominants. Mais dans le même temps, cette liberté crée une dépendance à l’égard du système médiatique dans lequel Médiapart est pris. Elle est illustrée par la place centrale faite aux « affaires » dans ce journal. La fonction classique de contre-pouvoir que les journalistes exercent à l’encontre du monde politique est assurée par des enquêtes qui révèlent des affaires de corruption ou autres, mais elle est élargie désormais en politisant de plus en plus des questions qui échappaient jusque là au champ politique et qui touchent souvent à la vie privée des citoyens.
3. L’autonomie plutôt que la « liberté »
Etant donné que, depuis les années 1980, l’histoire de l’immigration est l’un de mes principaux domaines de recherche, et que cette questions revient constamment au centre de l’actualité, j’ai été directement confronté à la contradiction que la précédente génération des « intellectuels spécifiques » avait tenté de résoudre lorsque la communication audio-visuelle avait imposé sa loi. Dans le texte qu’il a écrit sur la télévision (Raisons d’agir, 1996), Pierre Bourdieu avait explicitement abordé le problème. A partir du moment où l’on souhaite que les connaissances que nous avons produites soient diffusées dans un public dépassant le petit cercle des spécialistes, il faut nécessairement s’appuyer sur les moyens de communication que contrôlent les journalistes. Ce qui suppose, ajoutait Pierre Bourdieu, qu’on tisse des alliances avec ceux d’entre eux qui sont les plus proches de nous, mais en créant un rapport de force pour qu’ils acceptent nos propres questionnements au lieu de nous demander constamment de commenter l’actualité. Pour que ce rapport de force ne soit pas trop déséquilibré, précisait-il, il est indispensable que les savants présentent un front uni, en défendant collectivement les valeurs sur lesquelles repose leur activité professionnelle. Si Bourdieu parlait « d’autonomie » plutôt que de « liberté académique », c’est pour deux raisons. D’une part, il considérait que l’apologie de la « liberté » était un travers typique des intellectuels incités à croire que leur « liberté » était sans limites. D’autre part, raisonner en termes d’autonomie c’était mettre l’accent sur la démarche collective que les savants doivent impulser pour la conquérir. Dans ce texte, il va jusqu’à écrire : » il faut construire cette espèce de tour d’ivoire à l’intérieur de laquelle on se juge, on se critique, on se combat même, mais en connaissance de cause. On s’affronte, mais avec des armes, des instruments scientifiques, des techniques, des méthodes »(p. 70).
C’est le même genre de raisonnement que le philosophe Michel Foucault avait développé une trentaine d’années plus tôt dans un contexte où les « intellectuels spécifiques » étaient pris dans un étau entre les intellectuels organiques du parti communiste (comme Jean Kanapa et consorts) – qui lui reprochaient de faire le jeu des réactionnaires – et les intellectuels médiatiques, ces « nouveaux philosophes » qui – après avoir été brièvement révolutionnaires en mai 68 – défendaient désormais la cause de la « liberté » en dénonçant le « totalitarisme » de la gauche dans les médias et dans les déjeuners sympathiques organisés à l’Elysée par Valéry Giscard d’Estaing.
Dans un entretien avec Paul Rabinow, intitulé « Polémique, politique et problématisations » ; (in Rabinow (P.), éd., The Foucault Reader, New York, Panrheon Books, 1984, pp. 381-390.), Michel Foucault avait noté que l’intellectuel soucieux de faire avancer la vérité était constamment exposé à des mises en cause contradictoires, provenant des deux camps qui s’affrontent dans l’espace public. Lui-même fut dénoncé par les uns comme « gauchiste », « marxiste tapageur » et par les autres comme « antimarxiste » et « néolibéral ». Face à ces polémiques, Foucault défendait la position de « l’intellectuel spécifique » en insistant, lui-aussi, sur l’autonomie de la réflexion savante face aux attaques des uns et des autres. Dans le texte que je viens de citer, il dit explicitement ceci: « Je n’ai jamais cherché à analyser quoi que ce soit du point de vue de la politique ; mais toujours à interroger la politique sur ce qu’elle avait à dire des problèmes auxquels elle était confrontée ». Ce qu’il appelait, en tant que philosophe, la « problématisation » de l’actualité, c’était la même chose que la « construction de l’objet » pour les sociologues. Foucault état également convaincu qu’il fallait encourager la formation d’un « intellectuel collectif » pour renforcer l’autonomie de la réflexion savante. Voilà pourquoi il refusait de participer à des polémiques (le langage typique de la sphère politico-médiatique) pour défendre un mode de communication qu’il définissait de la manière suivante:
« Dans le jeu sérieux des questions et des réponses, dans le travail d’élucidation réciproque, les droits de chacun sont en quelque sorte immanents à la discussion. Ils ne relèvent que de la situation de dialogue. Celui qui questionne ne fait qu’user du droit qui lui est donné : n’être pas convaincu, percevoir une contradiction, avoir besoin d’une information supplémentaire, faire valoir des postulats différents, relever une faute de raisonnement. Quant à celui qui répond, il ne dispose non plus d’aucun droit excédentaire par rapport à la discussion elle-même ; il est lié, par la logique de son propre discours, à ce qu’il a dit précédemment et, par l’acceptation du dialogue, à l’interrogation de l’autre. Questions et réponses relèvent d’un jeu – d’un jeu à la fois plaisant et difficile – où chacun des deux partenaires s’applique à n’user que des droits qui lui sont donnés par l’autre, et par la forme acceptée du dialogue ».
Voilà, en résumé, l’éthique professionnelle que ces grands savants m’ont inculquée et à laquelle je suis resté fidèle jusqu’aujourd’hui car elle m’a permis de conjuguer le souci de pratiquer au mieux mon métier de socio-historien tout en m’efforçant de transmettre mon savoir au-delà du petit cercle des spécialistes. Mais je me suis rendu compte, au cours de ces dernières années, que les bouleversements provoqués par les médias sociaux dans notre propre univers professionnel représentaient une menace mortelle pour cet idéal. C’est l’une des raisons majeures qui m’a conduit à publier, en collaboration avec Stéphane Beaud, le livre intitulé Race et sciences sociales (Agone, 2021).