L’antisémitisme en question. Réflexions sur le respect de l’Autre.

Les attaques terroristes du Hamas sur le territoire israélien le 7 octobre 2023, et la sanglante répression que l’armée israélienne mène sans relâche depuis ce jour-là à Gaza ont provoqué de violentes polémiques au sein du monde intellectuel français. Je les analyserai dans mon blog d’aujourd’hui en me limitant aux 2 textes parus dans la revue en ligne AOC, le 1er et le 13 novembre 2023.

Le premier – publié par Didier Fassin sous le titre « Le spectre d’un génocide à Gaza » – a suscité une réaction collective de Bruno Karsenti, Jacques Ehrenfreund, Julia Christ, Jean-Philippe Heurtin, Luc Boltanski, et Danny Trom, intitulée: « Un génocide à Gaza ? Une réponse à Didier Fassin ».

J’ai centré ma réflexion sur cette polémique parce qu’elle concerne au premier chef le petit monde des sciences sociales, et plus précisément l’institution dont je fais encore partie, à savoir l’EHESS. 5 des 7 auteurs impliqués dans cette polémique sont, en effet, rattachés à des centres de recherches de l’EHESS, et deux d’entre eux (Didier Fassin et Luc Boltanski) appartiennent au même institut (l’IRIS).

Pour prendre la mesure de l’extrême gravité de ce conflit interne, il faut commencer par présenter précisément les arguments de chacun des deux camps (j’ai mis entre guillemets les propos tenus par les uns et les autres).

1. Présentation des arguments.

« Le spectre d’un génocide à Gaza » (Didier Fassin)

1. « L’annihilation du Hamas, que la plupart des experts jugent irréaliste, se traduit de fait par un massacre des civils gazaouis ». « Pendant les trois premières semaines de la guerre à Gaza, les représailles ont fait 7 703 morts, dont 3 595 enfants (….). Pour les plus de 20 000 blessés, dont un tiers d’enfants, ce sont des mutilations, des brûlures, des handicaps avec lesquels il leur faudra vivre ». « Un siège total a été imposé, avec blocus de l’électricité, du carburant, de la nourriture et des médicaments ».

2. « Un nombre croissant d’organisations et d’analystes voient le spectre d’un génocide » dans ces massacres.

3. En 1904, dans le Sud-Ouest de l’Afrique, les colons allemands ont voulu créer «  »une Allemagne africaine » où les peuples autochtones seraient parqués dans des réserves ». Ils ont massacré les Hereros qui s’étaient rebellés parce qu’ils étaient « traités comme des animaux ». Ce fut « le premier génocide du XXe siècle, considéré par certains historiens comme la matrice de la Shoah ».

4. « Comparaison n’est pas raison, mais il y a de préoccupantes similitudes entre ce qui s’est joué dans le Sud-Ouest africain et ce qui se joue aujourd’hui à Gaza. Des décennies d’une colonisation qui réduit les territoires palestiniens à une multiplicité d’enclaves toujours plus petites où les habitants sont agressés, les champs d’oliviers détruits, les déplacements restreints, les humiliations quotidiennes ».

5. La colonisation israélienne réduit les territoires palestiniens à l’état d’enclaves. « Le droit de tuer » est légitimé par les propos officiels niant l’existence du peuple palestinien et les présentant « comme des animaux ».

6. « Dans ce contexte, les attaques palestiniennes contre des Israéliens se sont produites au fil des ans, culminant dans l’incursion meurtrière du Hamas en territoire israélien le 7 octobre, faisant 1 400 victimes civiles et militaires et aboutissant à la capture de plus de 200 otages, ce que le représentant permanent d’Israël aux Nations unies a qualifié de « crime de guerre » ».

7. La répression aveugle de l’arméee israélienne a conduit « 880 universitaires du monde entier » à signer un texte « alertant sur un potentiel génocide à Gaza ». « L’organisation états-unienne Jewish Voice for Peace » implorant de son côté « toutes les personnes de conscience d’arrêter le génocide imminent des Palestiniens ».

« Un génocide à Gaza ? Une réponse à Didier Fassin » (Bruno Karsenti, Jacques Ehrenfreund, Julia Christ, Jean-Philippe Heurtin, Luc Boltanski, et Danny Trom).

1. « Le 7 octobre 2023, l’État d’Israël a été attaqué sur son territoire souverain ». Par conséquent, « le soutien à la guerre qu’Israël mène actuellement contre le Hamas à Gaza est légitime, dans les limites posées par le droit international humanitaire ».

2. Si « Israël a le devoir absolu d’épargner chaque vie civile dans la mesure de ses possibilités et de respecter le droit humanitaire, cette obligation devrait s’imposer également au Hamas ». « À ce titre lui incombe le devoir de protéger la population sous sa responsabilité plutôt que de l’exposer volontairement, de libérer immédiatement les civils israéliens, (..) et de traiter les soldats capturés en accord avec la convention de Genève ».

3. Dans son texte, Didier Fassin reprend à son compte « la narration » affirmant qu' »Israël n’a pas été attaqué par un groupe terroriste, mais a été la cible d’un acte de résistance à l’occupant ». « À cette aune, le crime de masse devient un motif de gloire ». « En présentant les Juifs comme « des colonisateurs allochtones, dans une logique génocidaire », Didier Fassin « s’efforce de saper la légitimité même de l’existence de l’Etat d’Israël ».

4. La référence au massacre des Hereros introduit « une comparaison particulièrement perverse, au sens propre du terme, qui consiste à imputer à la victime la responsabilité du crime qu’elle a subi ». « Didier Fassin souligne que la répression en Namibie passa aussi par l’empoisonnement des puits d’eau des Héréros afin de les éliminer ». « Allusion indigne » car « faut-il le rappeler, l’accusation d’empoisonner les puits portée contre les Juifs du Moyen-Âge était à chaque fois le prélude à leur expulsion ou à leur massacre ». « On frémit à l’idée qu’un professeur, doté des plus hauts titres, déchoit à ce point ».

5. « Dans ce récit, les Juifs sont donc étrangers à la Palestine. À l’instar des colonisateurs français, belges ou britanniques partout où ils dominaient, ils « occupent » ce qui ne leur appartient pas ». Didier Fassin « réactive ainsi un geste antisémite classique qui procède toujours par inversion ». « Alors que la relativisation de la Shoah fut longtemps portée par l’extrême-droite allemande, (…) elle est aujourd’hui devenue l’affaire des idéologues décoloniaux qui prolifèrent et dont Didier Fassin est l’un des prophètes les plus éloquents ».

6. Pour Didier Fassin, « une vie juive vaut bien moins que toute autre, et la réalité de la violence antisémite doit s’effacer derrière le racisme et l’islamophobie ».

7. Il est peut-être irréaliste de croire à l’élimination du Hamas, « mais cela ne doit pas servir de paravent à ceux qui, sans jamais le confesser publiquement, prêchent les vertus du cessez-le-feu et de la paix en fantasmant la destruction de l’État d’Israël ».

2. Analyse de la polémique.

Didier Fassin a répondu à ces violentes critiques dans un texte intitulé « Ne pas renoncer à penser » (AOC, 15 novembre 2023) par des arguments qui me semblent pertinents pour l’essentiel. Loin d’affirmer qu’« une vie juive vaut bien moins que toute autre », il a insisté sur la disproportion entre le nombre de victimes dans chaque camp: « le rapport entre le nombre de tués israéliens et palestiniens était d’un à cent, plus élevé encore si l’on s’en tient aux seuls civils ». S’il a évoqué le risque de « génocide », comme l’ont fait beaucoup d’autres organisations humanitaires, c’est pour alerter les gouvernements occidentaux qui ont dénoncé – à juste titre – la barbarie des crimes commis par le Hamas, mais sont restés – pendant un long moment – quasiment silencieux sur la mort de milliers d’enfants gazaouis. Didier Fassin a raison aussi de préciser que son texte ne remet nullement en cause l’existence d’Israël et qu’à aucun moment il ne relativise les horreurs de la Shoah. Loin de justifier les crimes du Hamas, son article avait pour but de les expliquer en les replaçant dans l’histoire longue du conflit israélo/palestinien.

L’accusation d’antisémitisme paraît donc totalement déplacée. Et dénoncer celles et ceux qui exigent un cessez-le-feu immédiat pour mettre un terme aux souffrances de la population palestinienne comme des gens qui « sans le confesser publiquement (…) fantasment la destruction de l’État d’Israël », c’est s’enfermer dans des procès qui ne peuvent que desservir la cause israélienne car ils sont en contradiction avec les principes humanitaires dont se réclament pourtant les auteurs de ce texte.

Il est donc légitime que Didier Fassin ait jugé « intolérable le flot de calomnies » déversées contre lui. Il a eu raison aussi d’affirmer que « le rôle des sciences sociales est de contribuer à la compréhension du monde » car « le travail du chercheur repose sur l’enquête et sur l’interprétation » en mobilisant « ce qui caractérise toutes les disciplines scientifiques, à savoir l’esprit critique ».

Le problème de Didier Fassin, c’est qu’il n’applique pas toujours à lui-même les principes qu’il oppose aux autres. Nous en avons fait l’expérience, Stéphane Beaud et moi, lors de la sortie de notre livre Race et sciences sociales (Agone, 2020) dans lequel nous critiquions certaines de ses analyses sur la question raciale. Alors que l’un des objectifs essentiels de cet ouvrage était de plaider pour que les chercheurs travaillant sur des sujets qui font constamment la une de l’actualité prennent du recul, afin de pouvoir y réfléchir sereinement, il s’était contenté d’ironiser sur cette revendication d’autonomie. Son compte rendu intitulé « Un vent de réaction souffle sur la vie intellectuelle » (AOC, 23 février 2021), n’avait pas d’autre but que de nous discréditer en nous accusant de faire le jeu des réactionnaires qui nient ou qui minimisent le racisme. Nous lui avions répondu dans un article intitulé « Pour une éthique de la discussion » (AOC, 15 mars 2021), dans lequel nous disions déjà, ce qu’il répète quasiment mot pour mot dans sa réponse à Karsenti et alii: « le débat scientifique suppose le respect de ses interlocuteurs et l’intégrité des arguments qu’on leur oppose ».

Cette nouvelle polémique confirme ce que j’avais analysé dans ma réponse aux critiques de Fassin. (Cf « Les médias sociaux, le journalisme et la crise des sciences sociales. 2. Un livre à brûler? »).Les sciences sociales sont minées aujourd’hui par une confusion de plus en plus forte entre la fonction du savant et celle de l’intellectuel. Ce problème – qui concernait surtout les philosophes et les historiens jusqu’à la fin du XXe siècle – affecte fortement désormais les sociologues. Il y a plus de vingt-cinq ans, Pierre Bourdieu avait écrit, dans ses Méditations pascaliennes (Le Seuil, 1997) : « je n’aime pas l’intellectuel en moi ». Cette petite phrase signalait la contradiction que doivent affronter les « chercheurs engagés », c’est-à-dire ceux qui interviennent dans le débat politique car ils croient à l’utilité civique ou sociale de leurs recherches.

Il existe en effet des différences essentielles entre la fonction du savant et celle de l’intellectuel. Le savant maîtrise ses propres questionnements pour produire des connaissances issues de recherches spécialisées, en se tenant à distance des jugements de valeur qu’impose l’actualité. La critique scientifique repose sur le respect des arguments avancés par les autres chercheurs du même domaine pour faire progresser leur intérêt commun pour la vérité. Voilà pourquoi les divergences entre savants sont des controverses et non des polémiques.

L’intellectuel mobilise, quant à lui, son intelligence pour éclairer l’opinion sur les problèmes politiques du moment. Il ne s’adresse pas à ses pairs, mais à l’ensemble des citoyens. Comme je l’ai montré dans un ouvrage ancien, il existe plusieurs figures d’intellectuels (Dire la vérité au pouvoir. les intellectuels en question, Agone, 2010). Depuis Durkheim, les sociologues ont privilégié celle que Pierre Bourdieu a appelée, à la fin de sa vie, « l’intellectuel responsable ». Ce terme désigne le chercheur engagé qui n’intervient publiquement que sur des questions qu’il a lui-même étudiées. Dans cette perspective, se contenter de mettre en avant ses titres universitaires ou sa notoriété pour intervenir sur d’autres sujets, est un comportement irresponsable. C’est même un abus de pouvoir car légitimer ses opinions personnelles au nom de la science est une manière de rompre avec le contrat d’égalité qui lie les citoyens dans l’espace public.

Ce qui frappe dans la polémique entre Didier Fassin et ses contradicteurs, c’est la confusion qui règne aujourd’hui, même dans les instances les plus élevées des sciences sociales françaises, entre le savant et l’intellectuel. Le principal point commun entre les deux camps réside dans leur manière de convoquer la science pour justifier leur point de vue. Cela apparaît d’abord dans l’exhibition de leurs titres universitaires. Karsenti et ses collègues s’abritent derrière leur fonction de directeur d’études, de professeur d’université, de chercheur au CNRS etc. Quant à Didier Fassin, il pousse à l’extrême cette présentation de soi en signant son texte ainsi: « Anthropologue, sociologue et médecin, Professeur au Collège de France et directeur d’études à l’EHESS ». Cette énumération de titres prestigieux l’autorise ensuite à faire la leçon à ses contradicteurs sur ce que devraient être les règles du « débat scientifique ».

Pourtant, aucun des protagonistes de cette polémique ne fournit des arguments venant des recherches spécialisées qu’il aurait lui-même produites sur l’objet qui les oppose, à savoir les crimes du Hamas et les massacres de l’armée israélienne. Les uns et les autres mobilisent des données issues des reportages journalistiques, des communiqués des organisations humanitaires, ou des références que connaissent (ou peuvent connaître) tous ceux qui se sont documentés sur la longue histoire du conflit israélo-palestinien.

Ces sources apportent, bien évidemment, leur lot de vérités sur la situation actuelle – car il n’y a pas que les savants qui produisent des vérités – mais celles-ci sont mobilisées de façon contradictoire par les polémistes car ils s’expriment en tant qu’intellectuel et non en tant que savants. Je ne cherche pas ici à discréditer la fonction de l’intellectuel, car elle est indispensable dans une démocratie. Il est compréhensible que les horreurs d’un tel conflit puissent inciter les universitaires qui se sentent concernés à intervenir publiquement pour alerter l’opinion. Ce qui est contestable, c’est qu’ils le fassent au nom de leur science.

Etant donné que l’intellectuel cherche à mobiliser l’ensemble des citoyens pour défendre la cause qu’il croit juste, il doit utiliser un langage qui frappe, c’est-à-dire un langage qui touche les émotions du public. C’est ce qu’avait déjà fait Emile Zola avec son fameux article intitulé « J’accuse » pour dénoncer l’injustice dont avait été victime le capitaine Dreyfus. Voilà pourquoi, dans son texte, Didier Fassin reprend à son compte l’accusation de « génocide » contre l’armée israélienne et voilà pourquoi ses contradicteurs l’accusent « d’antisémitisme ».

Il est vrai qu’au sein du monde universitaire, les accusations sont rarement aussi violentes. Elle sont souvent plus feutrées, plus euphémisées, au point de se rapprocher parfois des controverses entre savants. Néanmoins, Michel Foucault avait raison quand il écrivait: « La polémique n’ouvre pas la possibilité d’une discussion égale ; elle instruit un procès ».

Ce qui caractérise le texte de Karsenti et de ses collègues, c’est ce qu’on pourrait appeler le recours systématique à des procès d’intention. Bien qu’ils ne puissent citer aucun passage dans le texte de Didier Fassin qui soit explicitement antisémite, ils établissent des liens entre des propos qui ne sont pas reliés entre eux pour l’accuser d’alimenter l’antisémitisme de façon implicite, voire inconsciente.

On peut néanmoins comprendre les raisons de ce procès d’intention quand on analyse le raisonnement de Didier Fassin. Comme je l’ai dit plus haut, sa volonté d’alerter l’opinion sur le massacre d’enfants palestiniens explique l’usage du terme « génocide ». Mais comme il s’efforce de justifier son engagement d’intellectuel par des arguments scientifiques, il s’expose aux critiques de ses contradicteurs. Au lieu d’instruire un procès en antisémitisme à Fassin, Karsenti et ses collègues auraient dû réagir comme l’a fait Eva Illouz dans un article récent (« Génocide à Gaza ? Eva Illouz répond à Didier Fassin », Philosophie magazine, 13 novembre 2023).

Elle rappelle d’abord que « ce qui se passe à Gaza est une catastrophe humanitaire sans précèdent dans l’histoire du conflit. Fassin a raison de le rappeler ». Mais elle explique ensuite pourquoi ses arguments contreviennent aux principes scientifiques dont il se réclame. Elle s’appuie sur des travaux sociologiques concernant la méthode comparatiste pour conclure que la démarche de Fassin est d’ordre rhétorique, plus que scientifique. La comparaison entre les colonisateurs allemands du début du XXe siècle et l’armée israélienne d’aujourd’hui n’est pas pertinente pour une grande raison. « Il y a eu une présence juive ininterrompue en Palestine depuis l’Antiquité ainsi qu’une affinité historique et mémorielle entre les Juifs et cette terre où se situait le Temple, qui était le centre de la vie religieuse juive. Une telle affinité religieuse et culturelle était tout simplement inexistante dans le cas des Allemands en Namibie ».

Selon Eva Illouz, c’est parce qu’il présente, à tort, les Israéliens comme des colonisateurs comparables aux Allemands en Namibie, que Fassin peut justifier l’usage du mot « génocide » pour caractériser ce qui est en réalité une opération militaire ayant, sans doute, provoqué des crimes de guerre. Elle rappelle que l’article 2 de la Convention internationale contre le génocide adoptée en 1948 « déclare de façon claire que l’intention de tuer en partie ou entièrement un peuple est nécessaire pour établir un génocide ». Ce qui n’est pas le cas ici, puisque l’armée israélienne a appelé les civils à évacuer la zone de combat.

N’étant pas moi-même spécialiste de cette question, je n’en dirai pas plus. Ce qui m’importe, c’est d’insister sur l’importance des mots pour qualifier ce genre de tragédies. Eva Illouz a raison de conclure que « dans la période tourmentée que nous vivons, choisir les mots justes est un devoir moral et intellectuel ». Mais Didier Fassin n’en a pas tenu compte, parce que – comme je l’avais déjà dit dans un précédent blog – il ne s’intéresse pas à la réception sociale des discours qu’il produit. Or, l’une des raisons essentielles des protestations qu’a suscitées son texte tient à l’emploi du mot « génocide » pour dénoncer les massacres commis par l’armée d’un peuple ayant subi le pire génocide de l’histoire. C’est ce manque de prudence et de tact qui explique que ses adversaires l’ait accusé d’inverser la relation entre victimes et criminels. Dans le contexte émotionnel actuel, il est évident qu’accuser les Israéliens de « génocide » ne pouvait que heurter profondément celles et ceux qui éprouvent de la compassion pour les victimes des actes criminels du Hamas.

3. Les raisons de fond

Le fait que ce genre de polémiques insultantes puisse se répéter aujourd’hui au sein même d’une institution regroupant d’éminents chercheurs en sciences sociales pose un problème de fond que nos institutions préfèrent refouler alors qu’il faudrait y réfléchir en mobilisant les outils qu’ont forgés nos propres disciplines. Au-delà des individus impliqués dans ces querelles sans fin, le problème crucial concerne la question de l’autonomie des sciences sociales dans un monde qui a été bouleversé, depuis une vingtaine d’années, par les normes de communication qui règnent dans un espace public obéissant aux lois du numérique.

Ce nouvel espace public numérisé affaiblit l’autonomie du monde savant car des propos qui relevaient auparavant de la communication privée prennent une dimension publique ou semi-publique. Par le biais des réseaux sociaux, des jugements de valeur ou des raisonnements visant à dénoncer des criminels ou à défendre des victimes, éloignés des règles qui définissent le langage scientifique, se diffusent de plus en plus au sein du milieu universitaire. Le phénomène a été accentué par le développement des publications en ligne, comme Médiapart ou AOC, auxquelles contribuent un grand nombre d’universitaires qui deviennent, de ce fait, une composante du journalisme intellectuel.

Certes, la « communauté savante » n’a jamais été un monde de bisounours. Mais auparavant, les insultes, les accusations, les dénigrements étaient généralement cantonnés dans l’entre soi des conversations orales, confinés dans l’espace privé des discussions de couloir. La remise en cause de la frontière séparant le privé et le public qu’a provoquée le développement de la communication numérisée a changé la donne. Les propos intimes prennent une dimension publique, ce qui change leur définition et leurs effets.

A cela s’ajoute le fait que l’omniprésence de la communication numérique, diffusée via nos ordinateurs et nos téléphones portables, a donné naissance à une nouvelle forme de « colonisation du monde vécu » (pour reprendre une expression de Jürgen Habermas). Cette « colonisation » joue un rôle essentiel dans la violence des polémiques d’aujourd’hui, car elle affecte l’identité des personnes qui s’estiment mises en cause. Comme les réseaux sociaux leur donnent la possibilité de répondre publiquement, de façon immédiate, sans prendre le recul qu’exige toute réflexion savante, ce sont les réactions émotionnelles plus que des arguments rationnels qui prennent le dessus.

Ces bouleversements dans les formes de communication entre universitaires expliquent la place de plus en plus grande qu’occupent les réflexes identitaires dans les polémiques entre les chercheurs en sciences sociales travaillant sur le racisme et l’antisémitisme. Alors que jusqu’à la fin du XXe siècle, les deux questions étaient vues comme deux facettes d’un même problème, désormais elles sont de plus en plus souvent conflictuelles car chacun tend à défendre la cause et l’identité de son propre groupe d’appartenance.

Etant donné que j’ai moi-même beaucoup travaillé sur ces questions, je constate avec effarement l’écroulement du modèle d’intellectuel auquel je m’étais identifié au début de ma carrière, modèle qui m’a donné envie d’exercer ce métier. Et puisqu’il est question aujourd’hui d’antisémitisme, je rappellerai les propos de Jacques Derrida, qui fut lui aussi directeur d’études à l’EHESS.

Dans un entretien avec Catherine David paru dans le Nouvel Observateur du 9-15 septembre 1983, sous le titre « Derrida l’insoumis », celui-ci évoque son enfance à El-Biar dans la banlieue d’Alger. « Je savais d’expérience que des couteaux pouvaient sortir à chaque instant, à la sortie de l’école, sur le stade, au milieu du cri raciste qui n’épargnait personne, l’Arabe, le Juif, l’Espagnol, le Maltais, l’Italien, le Corse ». Il se souvient des « enfants juifs qui sont expulsés de l’école. (…) Les copains qui ne vous connaissent plus, les injures, le lycée juif avec les enseignants expulsés sans un murmure de protestation des collègues ». Mais bien qu’il ait été directement confronté aux rejets antisémites, Derrida ajoute que cette stigmatisation vécue dans l’enfance a eu des effets contradictoires sur lui. D’un côté, « une vigilance nerveuse, une épuisante aptitude à déceler les signes du racisme, dans ses configurations les plus discrètes ou ses dénégations les plus bruyantes. Symétriquement, parfois, quelque distance impatiente à l’égard des communautés juives, quand j’ai l’impression qu’elles se referment en se posant comme telles. D’où un sentiment de non-appartenance que j’ai sans doute transposé ».

C’est certainement ce « sentiment de non-appartenance » qui fait le plus défaut aux grands intellectuels d’aujourd’hui. Il faut pourtant être capable d’éprouver ce type de distance pour pouvoir s’identifier à toutes les formes de la souffrance humaine.

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