Macron, la foule, le peuple.

« L’histoire peut nous aider à mieux vivre ». C’est le sous-titre, emprunté à Marc Bloch, que j’ai choisi pour l’ouvrage qui rassemble une partie de mes chroniques quotidiennes sur France Culture. (Le Pourquoi du comment, co-édition Michel Lafon/France Culture, 2023). Cette fonction sociale de l’histoire ne concerne pas que les citoyens ordinaires que nous sommes. Elle s’adresse aussi à ceux qui nous dirigent. Et si Emmanuel Macron connaissait mieux l’histoire de France, çà lui permettrait sans doute de mieux vivre sa fonction présidentielle. Sa fâcheuse tendance à mobiliser des références que le peuple perçoit comme des formes de mépris s’était déjà manifestée pendant le mouvement des gilets jaunes. Confronté au vaste front du refus qu’a provoqué sa loi sur les retraites, voilà qu’il récidive.

Mardi soir, il n’a pas hésité à affirmer devant les parlementaires de la majorité, reçus à l’Élysée, que « l’émeute ne l’emporte pas sur les représentants du peuple, et la foule n’a pas de légitimité face au peuple qui s’exprime souverain à travers ses élus ».

Cette manière d’opposer le peuple et la foule (que Macron associe aux « émeutiers ») s’inscrit dans le prolongement d’une longue histoire. Quelques commentateurs ont rapproché ces propos d’un texte de Victor Hugo, dans lequel il avait écrit: « Souvent la foule trahit le peuple » (Texte reproduit dans le recueil de poème intitulé L’année terrible paru en 1872). Mais pour comprendre tout ce qui sépare le grand écrivain populaire de l’actuel chef de l’Etat, il faut regarder ce texte de plus près. Dans ses propos, Emmanuel Macron définit le peuple à partir du seul critère que constitue l’élection des représentants par opposition à la foule composée de ceux qui s’expriment dans la rue. Il s’agit-là d’une opposition entre deux types d’action politique qui n’existe nullement dans le texte de Victor Hugo. Comment, lui qui avait écrit en 1848 : « Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent », aurait-il pu se renier au point de discréditer les hommes et les femmes qui se mobilisent contre le pouvoir dans l’espace public?

La foule que dénonce Hugo, cette « cohue inepte, insensée, féroce » qu’il rejette, se définit par le fait que les individus qui la composent agissent spontanément, sans concertation avec les autres. Il oppose à cette foule, le peuple qui, dit-il, « prend la Bastille » et qui « déplace toute l’ombre en marchant ». Pour Victor Hugo, ce n’est donc pas l’élection qui est le critère fondamental pour distinguer la foule et le peuple, mais la délibération, c’est-à-dire un processus de démocratie directe grâce auquel les manifestants se mettent d’accord pour s’engager dans une action collective, préparée et réfléchie. C’est au nom de ce critère démocratique que Hugo affirmait dans la suite de son texte : « Je veux la République et je chasse César. »

Emmanuel Macron aurait sans doute dû méditer sur ces réflexions avant d’opposer le peuple et la foule. Au lieu de cela, il s’est inscrit spontanément dans le prolongement de la vielle tradition conservatrice qu’ont alimentée, génération après génération, les dirigeants qui se sentent menacés par la colère populaire. Ses propos m’ont rappelé ceux d’Adolphe Thiers – l’un des principaux représentants du parti de l’ordre après la répression de la révolution de 1848 – qui fut aussi le grand responsable de la répression sanglante de la Commune de Paris en 1871.

Dans un discours qu’il prononça le 24 mai 1850 à la tribune de l’Assemblée législative, Thiers utilisa le terme de « vile multitude » pour dénoncer « la foule » des citoyens qui avaient participé à la Révolution de 1848 et qu’il voulait exclure du suffrage universel masculin. Il leur attribuait une responsabilité écrasante dans les malheurs politiques du pays : « les vrais républicains », affirma ce jour-là Thiers devant les élus de la nation, « redoutent la multitude, la vile multitude, qui a perdu toutes les républiques ».

Mais l’histoire nous apprend que le peuple est souvent capable de retourner les insultes qu’il subit pour en faire des titres de gloire. Quelques mois après ce fameux discours de Thiers, des affiches furent apposées sur les murs de plusieurs villes. A Dijon, l’une d’entre elles disait:« Pour la vil multitude, vive 93 ! »  Contre ceux qui avait trahi l’idéal révolutionnaire, c’est le souvenir de la Convention qui fut alors réactivé.

Le mot « foule » ne s’est imposé dans le vocabulaire des élites conservatrices pour discréditer les mouvements sociaux, qu’à la fin du XIXe siècle. Celui qui popularisa ce terme dans les cercles dirigeants s’appelait Gustave Le Bon, l’auteur de la « psychologie des foules », livre publié en 1895. Ce médecin, qui prétendait avoir fondé une science nouvelle, se fit notamment remarquer en comparant les cerveaux féminins et masculins, pour en conclure à l’infériorité intellectuelle des femmes.

L’infériorité de la foule, comparée au peuple, s’expliquait selon lui parce qu’une foule est composée d’un ensemble d’individus pris dans une sorte de folie collective, une « hypnose émotionnelle » disait-il, qui « ruinait toute aptitude à l’esprit critique ». « Si bien » ajoutait Le Bon, « qu’un philosophe aurait, au sein d’une foule, la même valeur intellectuelle qu’un illettré ». Isolé, un homme peut être « un individu cultivé, en foule c’est un barbare, c’est-à-dire un instinctif. Il a la spontanéité, la violence, la férocité, et aussi les enthousiasmes et les héroïsmes des êtres primitifs ».

C’est la clé de lecture que Le Bon utilisa pour se faire historien. « Il est difficile de comprendre l’histoire, celle des révolutions populaires surtout, quand on ne se rend pas bien compte des instincts profondément conservateurs des foules ». Il s’en prend à « la foule hurlante, grouillante et misérable qui envahit les Tuileries pendant la Révolution de 1848 ». Selon lui, « les grands meneurs de tous les âges, ceux de la Révolution surtout, ont été lamentablement bornés ; et ce sont justement les plus bornés qui ont exercé la plus grande influence ». Car c’est « l’influence grandissante des foules » qui conduit aux « capitulations successives des pouvoirs ».

Le Bon fut félicité par Mussolini pour avoir si bien décrit le comportement barbare des foules. Il paraît qu’Hitler et Staline furent fortement influencés, eux aussi, par cet ouvrage. En France, comme Le Bon excellait dans l’art de cultiver les mondanités, il diffusa largement ses thèses dans les milieux intellectuels et politiques, à la fois en tant qu’éditeur d’une collection prestigieuse chez Flammarion, et grâce à ses fameux « déjeuners du mercredi ». S’y retrouvaient souvent, des philosophes comme Henri Bergson, des officiers comme Philippe Pétain, et d’éminents politiciens comme Raymond Poincaré, Georges Clemenceau, ou Aristide Briand. Cela ne veut pas dire que tout ce beau monde partageait les idées de Le Bon. Néanmoins, sa « psychologie des foules » a permis de légitimer, à l’aide d’arguments pseudo-scientifiques, la méfiance des dirigeants de l’Etat à l’égard des mobilisations populaires.

Les propos tenus par Emmanuel Macron devant les parlementaires de la majorité, le mardi 21 mars, s’inscrivent dans cette tradition là. Il n’est donc pas surprenant que nous soyons de plus en plus nombreux à estimer que notre démocratie est aujourd’hui en danger.

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