Eric Zemmour a choisi l’Arménie pour son premier déplacement de campagne parce que « c’est une vieille terre chrétienne (…), un des berceaux de notre civilisation ». Et il a ajouté : « L’Arménie est en danger. Elle a déjà été une terre martyre du temps de l’Empire ottoman et de massacres comme le génocide arménien. De nouveau, ce pays est harcelé, et par son voisin l’Azerbaïdjan et surtout par la Turquie derrière. On est là au cœur de la guerre de civilisation ».
Pourtant, son arrivée à Erevan le samedi 11 décembre a été mouvementée. Une journaliste de l’Agence France-Presse a rapporté que le candidat d’extrême droite à la présidentielle avait été accueilli par des manifestants brandissant des pancartes en français « Pas bienvenu, Éric Zemmour ». Une Française de 25 ans, qui participait à cette manifestation, a déclaré : « On est là pour informer les Arméniens de qui est Éric Zemmour. C’est un homme très dangereux, c’est un fasciste ».
Il n’est pas inutile en effet de rappeler les propos sur les réfugiés arméniens que tenaient dans l’entre-deux-guerres les émules de Charles Maurras, le leader d’extrême droite dont se réclame aujourd’hui Eric Zemmour. Voici, par exemple, ce qu’écrivait Henri Béraud à propos de ceux qu’on appelait alors « les Levantins ».
« Sommes-nous le dépotoir du monde ? Par toutes nos routes d’accès, transformés en grand collecteurs, roule sur nos terres, une tourbe de plus en plus grouillante, de plus en plus fétide. C’est l’immense flot de la crasse napolitaine, de la guenille levantine, des tristes puanteurs slaves. Et pour ce qui est du chômage, nous hébergeons trois millions de travailleurs étrangers, plus que nous n’avons de chômeurs ! Brave Français, ils t’ont colonisé, le bicot c’est toi ». (Henri Béraud, Gringoire, 7 août 1936).
Et voici ce qu’affirmait Eric Zemmour le 28 septembre 2019, à propos des musulmans, lors de son discours d’ouverture à la convention des droites : « Car il ne faut pas se leurrer ; le grand remplacement qui va nous anéantir a déjà commencé. Ils sont partout. Ils contrôlent tout. Ils imposent leurs coutumes, nous attaquent au couteau. Invasion, colonisation, occupation. Allez vous accepter de vivre en minorité sur la terre de vos ancêtres ? »
La comparaison de ces deux textes est éloquente. C’est la même rhétorique qui alimente le fantasme du grand remplacement et du colonisateur colonisé. Mais elle est adaptée au contexte politique de chaque époque. Les Arméniens issus de ce que Zemmour appelle aujourd’hui une « vieille terre chrétienne ; un des berceaux de notre civilisation » était présentés dans l’entre-deux-guerres comme des « orientaux » inassimilables. Lorsqu’ils arrivent à Marseille, au début des années 1920, Siméon Flaissières, le député-maire de la ville, demande des mesures exceptionnelles pour fermer les frontières à ces « immigrants dénués de tout, réfractaires à nos mœurs occidentales, rebelles à toute mesure d’hygiène, immobilisés dans leur indolence résignée, passive, ancestrale » (article paru paru dans le Petit Provençal du 21 octobre 1923).
Parqués dans des camps insalubres, ces réfugiés sont stigmatisés pour leur manque d’hygiène, accusés de vivre dans des « pouilleries ». Les propos les déclarant « inaptes au travail », que ce soit aux champs ou à l’usine, se multiplient pour les présenter comme des parasites, tout juste bon à faire du commerce et des trafics louches. Ils sont aussi la cible du discours xénophobe reprochant aux immigrés de vivre aux « crochets » de la France. Ceci d’autant plus que la population arménienne a dû fuit précipitamment sa terre pour échapper aux massacres, ce qui explique le grand nombre de femmes, d’enfants, de vieillards et d’individus physiquement affaiblis par les mauvais traitements.
La stigmatisation des Arméniens se retrouve même dans les travaux universitaires. Dans sa thèse sur les étrangers en France (1932), le géographe Georges Mauco les classe parmi les races « exotiques » : « Asiatiques, Africains, Levantins mêmes […] portent en eux, dans leurs coutumes, dans leur tournure d’esprit, des goûts, des passions et le poids d’habitudes séculaires qui contredisent l’orientation profonde de notre civilisation ».
Sous Vichy, Georges Mauco – un grand admirateur du maréchal Pétain lui aussi – enfonce le clou en avançant des arguments psychologiques. Les immigrants juifs et arméniens ne peuvent pas s’assimiler dans la société française parce qu’ils ont une mentalité de vaincus qui ont dû fuir leur terre. Le poids de leur échec aggrave l’« altération du caractère » propre à ceux qui ont connu « des siècles de pogroms ». Voilà pourquoi, plutôt que de chercher à s’intégrer dans la société française, ils préfèrent vivre entre eux, dans le ressentiment et la névrose.
Le journaliste-écrivain-polémiste d’extrême droite Lucien Rebatet, condamné en 1945 pour collaboration, apportera sa petite contribution à ce racisme anti-Arménien en vitupérant contre leur « sang corrompu d’Orient, appauvri par d’indéchiffrables mixtures, par de longues périodes de massacres, d’oppression, de misère physiologique ».
Voilà pourquoi le peuple arménien doit savoir qui est Eric Zemmour et dans quelle sorte de tradition politique il s’inscrit.