De l’usage des médias en temps de crise (Premier épisode)

Après deux semaines de repos, je reprends mon blog en commençant par souhaiter une excellente année à toutes celles et tous ceux qui le lisent. Je profite aussi de l’occasion pour remercier celles et ceux qui m’ont envoyé des commentaires depuis que je tiens ce blog. Même si je ne peux pas répondre à tout le monde, ces réflexions me sont très précieuses.

Aujourd’hui, j’aborderai une question qui me tient à cœur depuis longtemps : quels rapports pouvons-nous entretenir, en tant que chercheurs, avec les médias sans nous renier complètement ? Comme je l’ai expliqué dans un de mes livres (Dire la vérité au pouvoir. Les intellectuels en question, Agone, 2010), je m’efforce de rester fidèle à la posture de « l’intellectuel spécifique », c’est-à-dire celle du socio-historien qui n’intervient dans l’espace public que sur les questions qu’il a lui-même étudiées, non pas pour dire aux citoyens ce qu’ils doivent penser, mais pour leur transmettre des connaissances susceptibles de leur être utiles pour leur propre combat.

Cette posture est de plus en plus difficile à tenir aujourd’hui car nous vivons dans un régime que j’appelle (après Bernard Manin) la « démocratie du public » dans laquelle les grands médias (chaînes d’information en continu et réseaux sociaux) jouent un rôle de plus en plus grand. Or ce système de communication est constamment alimenté par des injonctions morales (il faut plaindre des victimes et dénoncer des coupables), ce qui marginalise (ou rend même incompréhensible) la démarche compréhensive et explicative propre aux sciences sociales.

C’est une question que j’ai abordée brièvement dans l’introduction de mon Histoire Populaire de la France, notamment dans le passage suivant : « L’inconvénient, quand on défend néanmoins la fonction sociale de l’histoire, tient au fait qu’en acceptant de rester en marge on a peu de chance d’atteindre les lecteurs qu’on aimerait toucher. C’est pourquoi, il faut savoir quelquefois, se faire violence pour être entendu dans l’espace public ».

En écrivant ces lignes, je ne me doutais pas que l’actualité allait me prendre rapidement au mot. Le mouvement des gilets jaunes m’a entraîné en effet dans un « tourbillon médiatique » que j’ai eu beaucoup de mal à gérer, même s’il m’a donné la possibilité de faire connaître mon travail auprès d’un public beaucoup plus large que d’habitude.

Lorsque mon livre est sorti en librairie (à la mi-septembre 2018), il a rencontré un certain écho grâce à une diffusion que l’on peut appeler « militante ». Le Monde Diplomatique a ouvert le ban en présentant, dès le mois d’août, des extraits de plusieurs chapitres en « bonnes feuilles ». J’ai participé ensuite aux grands rendez-vous populaires de la fin de l’été, comme le festival d’Uzeste, l’université d’été de la France Insoumise, la fête de l’Humanité (l’émission de Giv Anqetil « Comme un bruit qui court » sur France Inter et l’émission « Là-bas si j’y suis » de Daniel Mermet).

Les seules chaînes télévisées qui se sont intéressées à mon ouvrage ont été Le Média (Julien Théry m’a invité à la première de son émission « La grande H ») et Hors Série (entretien avec Laura Raim).

Mais les journalistes qui exercent un pouvoir de consécration dans le champ intellectuel français (je pense au Monde des Livres ou à France Culture) n’ont pas jugé utile de parler de cet ouvrage (qui est, je le rappelle, la somme des quarante années que j’ai consacrées à la recherche historique). Au-delà des questions de personnes (cf la hiérarchie des historiens et des éditeurs considérés comme « importants » par ces journalistes), le silence des porteurs de la culture légitime était une preuve flagrante de la marginalité dans laquelle était tombée la recherche sur les classes populaires dans ce pays.

Mais le mouvement des gilets jaunes a brutalement changé la donne, illustrant à merveille l’une des thèses de mon ouvrage, à savoir que les élites sont toujours à la remorque des mouvements populaires. Lorsque ceux-ci s’affaiblissent, le populaire devient invisible dans l’espace public, mais il suffit que le peuple se remette à gronder pour que les « professionnels de la parole publique » redécouvrent son existence.

Le blog que j’ai publié sur ce site le 21 novembre, a été fortement relayé sur Twitter et Facebook. Les journalistes qui ne sont pas complètement coupés du monde universitaire ont été les premiers à réagir. Ce fut le cas des animateurs de l’émission « C Politique » sur France 5. Le 24 novembre, j’étais ce jour-là à Auch pour une présentation de mon livre, j’ai reçu ce message de Karim Rissouli : « Je cherche pour demain soir un invité capable de nous aider à décrypter le mouvement des gilets jaunes en lui donnant aussi une perspective historique. Et je ne vois pas mieux que vous ! Votre papier sur les leçons de l’histoire est passionnant ».

Quand un journaliste s’adresse à vous d’une manière aussi sympathique, on ne peut pas dire non ! Surtout que l’émission qu’anime Karim Rissouli sur la 5 est, à mon avis, l’une des meilleures dans le genre. Néanmoins, il a fallu quand même que je me fasse violence car j’avais gardé un souvenir assez traumatisant de mon dernier passage sur cette même chaîne, il y a plusieurs années. A tel point que je m’étais juré de ne jamais remettre les pieds dans un studio de télévision. C’était une émission animée par Serge Moatti où je m’étais retrouvé coincé entre d’un côté le sinistre Henry De Lesquen (qui a été condamné par la justice pour plusieurs tweets racistes et négationnistes) et de l’autre une jeune militante de l’association « ACLEFEU » (née au lendemain des révoltes urbaines de novembre 2005). Les scuds volaient au dessus de ma tête, ce qui me plaça pratiquement dans l’incapacité d’intervenir, étant donné qu’un chercheur n’a pas sa place dans ce genre de cirque. Je sortis de cette séance avec un fort sentiment de malaise et même de honte pour avoir si mal représenté mon « camp », celui de la science sociale.

Plusieurs contacts téléphoniques avec les animateurs de « C Politique » achevèrent de me convaincre que les choses se passeraient mieux cette fois-ci. Toutefois, pour le dire franchement, il y eut un moment où je me mis à regretter d’avoir accepté cette invitation. Le dimanche soir, les rues de Paris son embouteillées et quand une émission est en direct, les journalistes tiennent absolument à ce que vous arriviez suffisamment tôt pour discuter un peu avec vous, pour passer au maquillage, etc. Voilà pourquoi, il fallut que je fasse le trajet en moto-taxi ! Moi qui ne suis jamais monté sur une moto de ma vie, je fus embarqué sur le siège arrière d’une machine infernale pilotée par un motard chevronné, mais un peu casse-cou qui zigzaguait entre les voitures, alors qu’il pleuvait à verse. Certes, j’étais prêt à me « faire violence » pour exister dans l’espace public, mais pas au point de finir en martyr de la cause populaire, allongé sur le macadam.

Heureusement, je fus finalement récompensé de mon héroïsme car l’équipe qui anime cette émission respecta amplement le « contrat » que m’avait présenté Karim Rissouli dans son SMS. « C Politique » est une émission où l’invité a le temps de développer ses arguments, où il se sent respecté par celles et ceux qui l’interrogent car les questions portent réellement sur son travail (alors que le plus souvent on nous demande de commenter la dernière petite phrase de tel ou tel politicien). J’eus la chance de découvrir aussi lors de cette émission deux représentantes des gilets jaunes, Priscillia Ludosky et Ingrid Levavasseur. Elles impressionnèrent tous ceux qui étaient présents ce soir-là dans le studio de la Cité du cinéma à Saint Denis par leur calme et leur capacité d’expliquer concrètement les raisons de leur lutte.

Quatre jours plus tard, le Monde publia un entretien réalisé avec Nicolas Truong, dans lequel je développais les analyses présentées initialement sur mon blog. Ce fut le début du tourbillon médiatique dans lequel je fus plongé jusqu’à la fin du mois de décembre. Je n’ai pas le temps de vous en parler plus longuement aujourd’hui, mais comme on dit dans les bons feuilletons : la suite au prochain numéro…

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